Wade/Seck Règlement de comptes

Rien ne va plus entre le président de la République et l’ex-chef du gouvernement. Les conclusions d’un audit commandité par le premier pourraient bien conduire le second devant les tribunaux pour malversations présumées.

Publié le 18 juillet 2005 Lecture : 8 minutes.

C’est le rapport de toutes les curiosités, de toutes les craintes et de tous les fantasmes. On l’évoque dans les salons feutrés de Dakar en ignorant tout de son contenu. Tout le monde en parle, mais peu de gens l’ont lu. Il s’agit du document de l’Inspection générale d’État (IGE) sur la gestion du budget alloué aux travaux de rénovation de la ville de Thiès, agglomération située à 70 km de la capitale, qui devait accueillir, le 4 avril 2004, les festivités du 44e anniversaire de l’indépendance du pays. Il a été remis courant juin au président Abdoulaye Wade, après plusieurs mois d’enquête d’une équipe dirigée par l’inspectrice Nafi Ngom Keïta. Il s’agissait pour l’IGE de vérifier si les 40 milliards de F CFA engloutis dans « les chantiers de Thiès » ont été dépensés suivant les règles de l’orthodoxie budgétaire. À défaut, de désigner les coupables et complices de faits de mauvaise gestion.
Le rapport suscite un grand intérêt pour une raison simple : il tranche une controverse au plus haut niveau de l’État et fait la lumière sur des accusations de malversations portées contre le maire de Thiès et ex-Premier ministre, Idrissa Seck, limogé le 21 avril 2004. Engagé depuis son départ du gouvernement dans un bras de fer contre Wade, au coeur d’une guerre fratricide entre « pro-Wade » et « pro-Seck » qui déchire le Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), Seck est pour le régime un problème auquel plus d’un proche du chef de l’État rêve d’apporter une solution judiciaire. Faute de lui avoir trouvé une issue politique.
Dans un prérapport soumis à Abdoulaye Wade à la fin de 2004, l’IGE lui avait déjà fait un certain nombre de recommandations et laissé à son appréciation les mesures éventuelles à prendre vis-à-vis des trois principales personnalités impliquées : l’ex-Premier Idrissa Seck, le ministre des Finances Abdoulaye Diop, ainsi que son collègue du Patrimoine bâti, de l’Habitat et de la Construction, Salif Bâ.
Le chef de l’État a requis une enquête supplémentaire pour déterminer la nature des rapports entre Idrissa Seck et les différentes entreprises intervenues dans les travaux. Puis un dernier complément d’information autour de cette interrogation : Seck a-t-il reçu des commissions ou avantages quelconques de l’une ou l’autre de ces entreprises ?
Ces différentes investigations ont donné un rapport définitif de 50 pages, rédigé par l’inspectrice Nafi Ngom Keïta, en charge du dossier. Cette enquête, qui s’est étalée sur une année entière, est la plus longue de l’histoire de l’IGE. Elle a fait intervenir des moyens importants, jusqu’ici jamais mobilisés dans un travail de cette nature. En plus des agents de l’IGE, les services de la police, de la gendarmerie et d’experts indépendants ont été sollicités. À l’arrivée, le rapport formule des « reproches » contre Abdoulaye Diop, Salif Bâ, ainsi qu’Idrissa Seck, et soumet des propositions à l’appréciation du chef de l’État.
Deux principaux griefs sont retenus contre l’ex-chef du gouvernement. Le premier, relatif au volume des dépenses, est, en substance, ainsi formulé : pourquoi, alors que le chef de l’État vous a autorisé à dépenser 25 milliards de F CFA, avez-vous mis 40 milliards de F CFA dans les travaux ?
Réponses de Seck, consignées dans le rapport, et qu’on peut résumer ainsi : « Toutes les sommes dépensées à Thiès sont prévues dans des lois de finances votées par l’Assemblée nationale, promulguées par le président de la République, et exécutées par des ministres techniques sous la supervision du chef du gouvernement que j’étais. Pour les travaux en vue de la fête de l’indépendance, le chef de l’État a autorisé le déblocage de 25 milliards de F CFA inscrits dans la loi de finances 2004. D’autres enveloppes sont venues se greffer à ce montant pour le porter à 40 milliards de F CFA. Pour appliquer le concept de « grappe de convergence » (en clair, la concentration des moyens sur un seul objectif, pour éviter d’amoindrir leurs effets en les dispersant sur de nombreux secteurs), le gouvernement a inscrit 6 milliards de F CFA supplémentaires destinés à Thiès dans la loi de finances 2004 promulguée par le chef de l’État. Et 9 autres milliards, prévus pour 2005, ont été inscrits sur décision du même chef de l’État dans la loi de finances rectificative de 2004. Comment Abdoulaye Wade, qui promulgue les lois, pourrait-il les ignorer, et feindre que 15 milliards de F CFA ont été dépensés à son insu ? » De fait, les 40 milliards de F CFA font l’objet d’une couverture budgétaire complète par des lois de finances, à la fin 2004. Les 9 milliards ont été inscrits dans la loi de finances rectificative 2004 après le départ de Seck du gouvernement. Au 21 avril 2004, date de son limogeage, les paiements aux entreprises effectués par le Projet de construction et de réhabilitation du patrimoine bâti de l’État (PCRPE) se chiffraient à 14 milliards de F CFA. Ils s’élèvent aujourd’hui à 34 milliards de F CFA, soit 20 milliards de F CFA que le pouvoir a consenti à verser en dépit de ses réserves sur la gestion des « chantiers de Thiès ».
Le second reproche concerne un marché de 14 milliards de F CFA, relatif aux volets routier, éclairage public et BTP, attribué avec l’approbation de Seck à l’Entreprise Jean Lefebvre Sénégal (EJLS), de l’homme d’affaires Bara Tall, originaire de Thiès comme l’ex- Premier ministre. Pourquoi avez-vous approuvé ce marché le 3 octobre 2003, alors que quelques jours plus tôt, le 26 septembre, un décret est venu vous ôter le pouvoir d’approbation des marchés publics au profit du ministre des Finances ? a demandé l’IGE à Seck.
Réponse résumée de ce dernier et rapportée par une source ayant pris connaissance du rapport : « C’est moi-même qui, en tant que Premier ministre, ai décidé, pour raccourcir les délais d’attribution des marchés publics, de transférer mon pouvoir d’approbation au ministre des Finances. Concernant le marché en cause, le contrat est passé par le circuit administratif normal. Il a été initié par le PCRPE, maître d’oeuvre, vérifié par la Commission nationale de contrôle des contrats de l’administration (CNCA), qui a émis un avis favorable, avant d’être soumis à mon approbation. À ces deux stades, aucun service n’a attiré mon attention sur le fait que le décret venait d’être signé. Au pire des cas, on est en présence d’une faute administrative commune. »
Ce n’est pas l’avis des proches du chef de l’État, qui soutiennent, mezza voce, qu’« Idrissa Seck a attribué le marché à Bara Tall, moyennant une commission de 6 milliards de F CFA ». Ce qu’un fidèle de l’ex-chef du gouvernement s’empresse de réfuter : « Ceux qui tiennent pareil discours n’ont aucun sens des affaires. Aucun chef d’entreprise ne peut, sur un marché de 14 milliards de F CFA, donner une commission de 6 milliards de F CFA. Avec quoi va-t-il travailler et dégager une marge ? Il faut que les gens reviennent à un peu plus de sérieux. »
Le procès annoncé de Seck est donc parti pour être également celui de Bara Tall, le « Bouygues sénégalais ». À 50 ans, cet ingénieur en génie civil a jusqu’ici eu le parcours d’un golden boy. Il a repris EJLS en novembre 2001, pour porter son chiffre d’affaires à 20 milliards de F CFA en 2003 (contre 4 milliards en 1987). Sera-t-il la victime collatérale d’un bras de fer entre un « père » et son « fils » rebelle ? Va-t-il perdre son crédit personnel et voir la réputation de son entreprise ternie par une sombre affaire de pot-de-vin ? Rien n’est moins sûr, car ce polytechnicien raffiné a ses entrées au palais. Il est même membre du Conseil des investisseurs du Sénégal, une structure chargée de conseiller le président Wade. Homme de réseaux et d’influence, cofondateur du quotidien Le Matin en 1996, puis du groupe de presse Com 7, qui comprend deux quotidiens (Info 7 et Le Populaire), un hebdomadaire sportif (Lion) et une radio (7 FM), Bara Tall est un élément clé de la future affaire Seck, si affaire il y a.
Le rapport ne s’arrête pas là. Il dénonce d’autres marchés qu’il estime « suspects ». Tel celui relatif aux espaces verts, qui aurait été adjugé pour 700 millions de F CFA à une entreprise ayant pour seule coordonnée un numéro de téléphone portable. Laquelle l’aurait sous-traitée pour… 40 millions de F CFA.
L’IGE ne clôt pas son travail sans préciser que Seck ne peut être traduit, le cas échéant, que devant la Haute Cour de justice (HCJ), compétente, selon l’article 101 de la Constitution sénégalaise, pour juger les crimes et délits commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions. Si Seck est poursuivi, ce sera la première fois dans l’histoire du pays que la HCJ siégera. Tout indique qu’on s’achemine vers cette éventualité. S’il refuse d’évoquer le contenu du rapport et de se prononcer sur la conduite que va tenir la justice, Abdoulaye Wade ne cache pas sa volonté d’aller jusqu’au bout et d’exiger que toute la lumière soit faite sur cette affaire. De source proche de son entourage, le chef de l’État est résolu à faire juger son ex-homme de confiance. Au meilleur de sa forme dans l’adversité, muni des outils coercitifs du pouvoir, Wade a dépassé, à 79 ans, l’âge où il pouvait avoir peur.
Joint au téléphone par Jeune Afrique/l’intelligent et interrogé sur l’imminence d’un procès contre lui, Idrissa Seck nous a fait observer : « Je ne peux, pour l’instant, faire le moindre commentaire sur le rapport de l’IGE, encore moins sur une action judiciaire qui serait en préparation contre moi. J’attends le moment et le lieu opportuns pour dire ma part de vérité. » Toutefois, il n’échappe à personne que l’ex-Premier ministre s’attelle depuis plusieurs semaines à commanditer des consultations juridiques, à prendre langue avec ses avocats sénégalais et étrangers, à se préparer au cas où… Mais n’en précise pas moins : « Le meilleur avocat que je connaisse, c’est la droiture. Elle évite d’aller en procès. Mais si l’arbitraire m’y contraint, j’ai la réputation en toutes matières de me faire assister des meilleurs sur le marché mondial. » Avant d’ajouter, dans ce style imagé qui est le sien : « Dieu m’a fait la grâce d’avoir rassemblé dans mon coeur et fixé dans ma mémoire deux versets. Il m’en a également inspiré l’application dans ma vie professionnelle et politique. Le premier exalte « celui qui redoute de comparaître devant son Seigneur et qui, de ce fait, préserve son âme de tout mal ». Le second enseigne : « De toute chose, nous gardons trace dans un registre explicite. » »
De quoi a-t-il gardé la trace ? Est-il au courant de choses de nature à influer sur la décision de le juger ou sur l’issue de son procès ? S’achemine-t-on vers un déballage susceptible d’éclabousser la République ? Une seule certitude : les proches de Seck ne font pas mystère qu’il y aura plusieurs procès le jour où leur mentor sera convoqué par un juge. « Après quatre années passées au coeur de l’État, Idrissa Seck connaît beaucoup de choses, assure l’un d’entre eux. Il ne saurait être arbitrairement jugé sans remous, comme s’il était un vulgaire délinquant. »

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