« Notre région souffre d’un déficit de liberté de parole »

Côte d’Ivoire, Togo, Liberia, mais aussi Nepad, lutte contre la pauvreté ainsi que réforme des Nations unies John Agyekum Kufuor, chef de l’État ghanéen, établit son diagnostic et esquisse des solutions.

Publié le 18 juillet 2005 Lecture : 6 minutes.

De son bureau calme d’Osu Castle, sur les hauteurs d’Accra, John Agyekum Kufuor dirige le Ghana depuis cinq ans, sans coups d’éclat, mais d’une main ferme. Réélu tranquillement en 2004 à la présidence, le « gentil géant » a mis en oeuvre des réformes structurelles qui font de son pays l’un des « chouchous » des bailleurs de fonds. Coincé entre la Côte d’Ivoire et le Togo, le petit pays anglophone tente d’avancer sur le chemin de la croissance. Son chef d’État est aussi l’observateur privilégié des crises qui secouent la sous-région. Avec nous, il tente d’en esquisser les solutions et d’envisager l’avenir.

Jeune Afrique/l’intelligent : Où en est la Côte d’Ivoire ?
John Kufuor : La Côte d’Ivoire souffre d’une lutte entre des factions difficilement réconciliables et d’une conception de l’ethnicité qui, malgré les nombreux efforts déployés pour résoudre le conflit et les malentendus, met le pays dans une situation inextricable et le fait revenir en arrière. Mais j’espère que cette année, toutes les parties en jeu vont réussir à se mettre d’accord pour organiser des élections et laisser la voix au peuple.
J.A.I. : Les élections pourront-elles véritablement se tenir en octobre ?
J.K. : Il est de notre devoir de le souhaiter.
J.A.I. : Pourquoi la médiation du président sud-africain semble avoir obtenu plus de résultats que les vôtres ?
J.K. : Le temps est un critère fondamental dans la résolution d’une crise. Les principes de l’accord de Pretoria, signé en avril 2005, reposent sur les mêmes que ceux des accords d’Accra III, en juillet 2004. Mais il s’est écoulé presque un an entre les deux sommets. Les protagonistes sont chaque jour un peu plus au pied du mur. Le président Mbeki a joué là-dessus.
J.A.I. : Pensez-vous vraiment que les acteurs ivoiriens sont dans une logique de sortie de crise ?
J.K. : Laurent Gbagbo a accepté à Pretoria de ne pas s’entêter sur l’article 35 de la Constitution relatif aux conditions d’éligibilité et de laisser ses adversaires se présenter à la présidentielle. C’est un grand pas. Je veux croire que le moment arrivera où chacun acceptera de se soumettre au choix du peuple.
J.A.I. : Des élections doivent se tenir au Liberia le 11 octobre. Charles Taylor représente-t-il toujours un danger pour la sous-région ?
J.K. : Tout ce que je sais, c’est que depuis qu’il a quitté la scène publique [en août 2003, NDLR] j’ai eu plus de temps pour m’occuper d’autres problèmes, comme ceux auxquels est confronté mon pays, par exemple.
J.A.I. : Pensez-vous que le Nigeria, où Taylor a trouvé asile, doit l’extrader ?
J.K. : Les gens ne cessent de réclamer sa comparution devant les tribunaux. Mais les dirigeants de la Cedeao – et moi le premier -, ont jugé que le plus urgent était de le mettre hors d’état de nuire pour remettre le Liberia sur les rails. C’est ce que nous nous appliquons à faire pour le moment.
J.A.I. : Depuis la mort d’Eyadéma, comment voyez-vous l’évolution du Togo ?
J.K. : Le Togo est une nation souveraine qui possède une Constitution. Quand le président est mort, certaines anomalies ont eu lieu. La Cedeao s’est empressée de demander aux autorités togolaises de respecter cette Constitution. Ce qu’elles ont fait. Depuis, le pays a tenu des élections. Il ne m’appartient pas de m’immiscer dans les questions relatives à la souveraineté d’un pays frère. Nous n’avons qu’un pouvoir d’influence. Nous essayons de parler avec tous les protagonistes. Nous espérons que le pays pourra retourner à l’ordre normal des choses, selon la Constitution dont il dispose aujourd’hui.
J.A.I. : Quelle est la meilleure manière d’aboutir à cette normalité ?
J.K. : Les Togolais ont voté. Un gouvernement a été mis en place, et des élections législatives doivent bientôt se tenir. Ensuite, les dirigeants devront travailler ensemble pour résoudre les problèmes et, si besoin est, lancer des réformes ou rédiger une nouvelle Constitution.
J.A.I. : Quelles sont les conséquences de ces crises pour votre pays ?
J.K. : Le Togo et la Côte d’Ivoire sont des nations soeurs du Ghana. Tout ce qui arrive dans ces pays nous affecte. Aujourd’hui, leur déstabilisation implique de nombreux problèmes, dont l’afflux de réfugiés. Nous sommes un pays du Tiers Monde, qui a des ressources limitées. Ces réfugiés (quelque 10 000 Togolais, encore plus d’Ivoiriens et même, à une époque, 40 000 Libériens) ne sont pas prévus dans nos budgets.
J.A.I. : N’y a-t-il pas quand même des retombées positives pour le Ghana ?
J.K. : Au moment où les problèmes ont commencé en Côte d’Ivoire, certains planteurs, qui doivent traverser le pays pour exporter leurs produits agricoles, se sont rabattus sur le port de Tema. Le Ghana veut voir ses activités se développer, mais pas de cette manière. Nous ne voulons pas bénéficier des malheurs des autres.
J.A.I. : Est-ce seulement pour la forme que le Premier ministre britannique s’est lancé dans une grande croisade en faveur de l’Afrique ?
J.K. : Non, pas du tout. Il s’agit de réformes profondes de l’aide au développement.
J.A.I. : Ce n’est pas la première fois qu’on entend de telles promesses…
J.K. : Sur une si grande échelle, si, c’est la première fois ! La manière dont Blair a organisé sa Commission pour l’Afrique, celle dont Bush a proposé les Millenium Challenge Accounts, sont des événements majeurs qui coïncident avec les efforts que l’Afrique entreprend elle-même à travers le Nepad. La rencontre entre tous ces projets sur le développement est historique.
J.A.I. : Vous travaillez beaucoup avec la Banque mondiale. Que pensez-vous de son nouveau président, Paul Wolfowitz ?
J.K. : Il a été diplomate pendant très longtemps. Il ne peut pas ignorer l’Afrique. Nous nous sommes parlé au téléphone. Je l’ai trouvé raisonnable. C’est un homme qui semble avoir la volonté de s’engager avec les chefs d’État africains pour nous aider plus et mieux. Il faut lui laisser une chance.
J.A.I. : Que pensez-vous de la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU ?
J.K. : Il faut d’abord mettre en place la réforme. Une fois qu’elle sera adoptée, nous verrons qui sont les pays les mieux placés pour représenter l’Afrique.
J.A.I. : Pour qui votera le Ghana ?
J.K. : Les pays qui sont intéressés sont tous des amis du Ghana.
J.A.I. : Kofi Annan est un fils du Ghana. Il a rencontré de grandes difficultés ces derniers temps. Pensez-vous qu’il subit une campagne d’intimidation ?
J.K. : Au cours d’une vie, il y a toujours des hauts et des bas. Quand un homme arrive à une position comme celle de Kofi, il est naturel qu’il rencontre des problèmes. Depuis le début, il a excellé dans son travail. Aujourd’hui, il affronte une période difficile, mais il est toujours inspiré par la réforme des Nations unies et fait son travail comme il faut. Le monde entier sait que Kofi a rempli la tâche extrêmement difficile qui lui a été confiée, et qu’il a été un bon serviteur des Nations unies.
J.A.I. : Ne pensez-vous pas qu’il a fait une erreur en laissant son fils Kojo prendre des responsabilités dans une entreprise liée aux Nations unies ?
J.K. : Son fils est un homme, ce n’est plus un enfant. Il faut être très prudent là-dessus. Tous les hommes, même les plus respectables, peuvent avoir des frères, des enfants, des amis qui les déçoivent. Kofi n’est pas une exception.
J.A.I. : Vous avez obtenu de bons résultats économiques dans votre pays, mais les Ghanéens n’ont pas vu leur niveau de vie changer…
J.K. : Ce que nous avons réalisé en quatre ans est énorme. Le PIB par habitant est passé de 370 dollars par an à 450 dollars depuis notre arrivée. Bien sûr, le citoyen moyen ne regardera que ce qu’il a dans sa poche. Sans comprendre que pour faire bouger une masse critique, il faut du temps. Lors de mon premier mandat, nous avons construit les fondations. Maintenant, il faut en faire profiter le plus grand nombre. C’est avec mon successeur que les Ghanéens comprendront que j’ai essayé de faire le bien du pays.
J.A.I. : Vous quitterez le pouvoir en 2008. Quels souvenirs voulez-vous laisser à vos compatriotes ?
J.K. : Je veux que les Ghanéens pensent que cet homme qui les a dirigés pendant huit ans leur a permis de toucher du doigt la substance de notre devise : liberté et justice. Car ce que je constate, c’est que les troubles que l’on voit ailleurs en Afrique de l’Ouest sont dus à une manque de tolérance et au déficit de liberté de parole. Le Ghana, j’en suis sûr, va continuer à être un exemple de paix et de stabilité.

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