Les grandes manoeuvres

L’époque glorieuse de l’installation des premiers réseaux africains et de la conquête des premiers clients est révolue. Le temps est venu de la consolidation des opérations. Enquête.

Publié le 18 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

Avec la Chine, l’Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, s’impose comme la région du monde où la croissance du téléphone mobile est le plus forte. Un taux de progression à deux chiffres est assuré pendant plusieurs années encore, si ce n’est pas 100 % par an, ou beaucoup plus, comme dans les cinq années qui viennent de s’écouler. Certains cabinets d’études de marchés avancent même le chiffre record de 1 téléphone mobile pour 3 Africains à la fin de 2010, ce qui représenterait un triplement du marché par rapport à 2004 ! Une promesse qui ne laisse indifférent aucun des acteurs de la place, notamment internationaux, par définition à la recherche de débouchés autres que leurs marchés européen ou américain, déjà saturés. Quant aux opérateurs locaux, il est grand temps pour eux de sortir de leur isolement.
L’époque glorieuse de l’installation des premiers réseaux et de la conquête des premiers clients est en effet révolue. Place aujourd’hui à l’augmentation du nombre d’abonnés… et du chiffre d’affaires. Sachant que la clientèle d’un pays, proportionnelle à sa population, n’est pas, faute de moyens individuels suffisants, extensible à l’infini, le second objectif ne peut être atteint qu’en étant présent dans plusieurs pays à la fois, ce qui permet en outre de réaliser des économies d’échelle, source de nouveaux profits. Exemple : Ikatel, au Mali, est une filiale de Sonatel, au Sénégal. La maison mère additionne donc les revenus qu’elle tire des deux sociétés. En outre, elle fait en sorte que les communications de ses clients maliens avec leurs correspondants sénégalais passent par son propre réseau, ce qui ne lui coûte pas grand-chose, mais qu’elle peut facturer à un prix juste inférieur à celui d’une communication internationale chez son concurrent de Bamako, la Sotelma (Société des télécommunications du Mali)…
En résumé, après l’effervescence des débuts, le temps est venu de la consolidation des opérations. Sur ce principe, plusieurs accords significatifs ont été signés en Afrique ou vont l’être, qui indiquent que les télécoms africaines entrent pour de bon dans une nouvelle ère.
Au début du millénaire, Celtel et Telecel faisaient irruption dans un secteur des télécoms africaines que semblaient vouloir se réserver des géants tels que France Télécom ou le britannique Vodafone. Indépendants, présents seulement en Afrique subsaharienne, les deux outsiders avaient en outre une stratégie identique : ils ne visaient pas les grands marchés, leur préférant des installations plus modestes, par exemple au Bénin ou encore au Burkina. Fin 2000, Celtel était dans treize pays et comptait 230 000 abonnés ; Telecel disposait d’une quinzaine de licences et de 465 000 abonnés. Son rachat, un an plus tard, par l’égyptien Orascom Telecom, qui décidait aussitôt de s’en séparer pour financer son implantation en Algérie sous la marque Djezzy, laissait le champ libre à Celtel, qui totalise aujourd’hui 6 millions de clients (+ 2 600 % en cinq ans !). Pour Telecel, l’époque Orascom a été marquée par un ralentissement des investissements et du développement de l’activité.
Il en va aujourd’hui tout autrement dans les régions francophones, sous l’impulsion d’un homme d’affaires ivoirien, Dossongui Koné, qui s’est auparavant illustré dans la banque. En rachetant, en 1988, les activités du CCF dans son pays, puis, en 1997, celles de Barclays, il a donné naissance à la Banque atlantique de Côte d’Ivoire (Baci) et à sa filiale, la Cobaci. En 2002, il décide de se lancer dans les télécoms. Il réunit des investisseurs, crée la société Atlantique Télécom, au capital de 5 milliards de F CFA (7 millions d’euros), qui rachète à Orascom cinq de ses filiales Telecel (Bénin, Burkina, Gabon, Niger et Togo). L’année 2003 est consacrée à la remise en route des opérateurs, qui reçoivent au total 20 millions d’euros d’argent frais. Le résultat ne s’est pas fait attendre : les cinq sociétés totalisent aujourd’hui 350 000 abonnés, soit plus de deux fois plus qu’au moment du changement de propriétaire. Parallèlement, le portefeuille d’Atlantique Télécom s’est enrichi de réseaux de téléphonie mobile en Centrafrique, en Côte d’Ivoire, au Liberia et dans les deux Congos. Ceux-ci, connus sous leurs marques Libertis (à Brazzaville) et Oasis (à Kinshasa), sont également des activités reprises à Orascom. Dossongui Koné et ses partenaires ne comptent d’ailleurs pas s’arrêter en si bon chemin.
D’autant que, depuis avril dernier, Atlantique Télécom a reçu le renfort d’Etisalat, l’unique opérateur de télécoms des Émirats arabes unis, sous forme d’une entrée dans son capital, qui a été doublé. La libéralisation du secteur bat son plein dans les pays du Golfe, avec une dizaine d’années de retard sur le reste du monde. Ce géant de 4 millions de clients, qui a réalisé un bénéfice net de 925 millions de dollars en 2004, s’est donc décidé à sortir de son pays pour trouver de nouveaux marchés. Et il a mis les bouchées doubles : il a remporté la deuxième licence GSM d’Arabie saoudite, est entré dans le capital de Pakistan Telecommunications Company, le principal opérateur du pays, et se lance en Afrique, où il apporte, en plus de son argent et de son savoir-faire, l’accès à sa filiale Thuraya, opérateur de communications mobiles par satellite. D’ici à 2008, Etisalat prévoit d’investir 10 milliards de dollars dans ses opérations internationales, dont celles d’Atlantique Télécom.
De son côté, Celtel connaît un développement qui promet d’être tout aussi spectaculaire, voire encore plus. En mars 2005, il a été approché par le groupe koweïtien Mobile Telecommunications Company (MTC), qui en a pris le contrôle pour 3,45 milliards de dollars. Comme dans le cas d’Etisalat, il s’agit de montants importants, déboursés par des groupes solides, dont la stratégie, dit-on, s’inspirerait du succès incontestable de Naguib Sawiris, fondateur d’Orascom Telecom, un groupe né sur le continent et en passe de devenir un acteur clé des télécoms dans le monde depuis son rachat de l’italien Wind (voir J.A.I. n° 2 320). Également présent à Bahreïn, en Jordanie, en Irak et au Liban, MTC vise 15 millions de clients à l’horizon 2010.
Le panorama des opérateurs panafricains ne serait pas complet s’il ne prenait en compte le sud-africain MTN, numéro deux dans son pays derrière Vodacom, filiale commune de Telkom, opérateur historique, et du britannique Vodafone. MTN est, lui aussi, animé d’une forte volonté d’accroître sa présence. Il était candidat au rachat de Celtel, qui lui a préféré le koweïtien MTC. À elle seule, la dimension de cette opération confirme l’importance des manoeuvres en cours. Ayant raté cette étape majeure pour son développement – d’un seul coup, MTN devenait opérateur dans 19 pays, au lieu de 6 -, le groupe n’a pas tardé à rebondir. Début juillet, il annonçait la reprise à Orascom de Telecel Côte d’Ivoire, seul titulaire francophone de cette marque qui ait échappé à Atlantique Télécom, et de Telecel Zambia. Il ne fait guère de doute qu’à terme les dénominations commerciales vont changer, et l’on y verra plus clair entre les Telecel de l’un ou de l’autre. Mais dans l’immédiat, tous les regards et espoirs d’expansion sont tournés vers le pays africain le plus peuplé.
Trop occupés à parler pétrole ou corruption à son propos, les gens ne prêtent guère attention à la donnée suivante : en mai 2005, le Nigeria franchissait la barre des 12 millions d’abonnés au téléphone cellulaire, devenant le deuxième marché du continent, derrière l’Afrique du Sud (environ 20 millions) et devant le Maroc (10 millions). Le record est encore plus impressionnant si l’on songe que cinq ans auparavant il n’y avait rien, ou presque : 450 000 lignes fixes mal gérées par un opérateur public plombé par les détournements, Nigerian Telecommunications Limited (Nitel). Il y a aujourd’hui un second opérateur fixe, Globalcom, et quatre de téléphonie mobile, V-Mobile, le sud-africain MTN, Glo-Mobile, filiale de Globalcom, et M-Tel, filiale de Nitel. À ces six sociétés, qui disposent toutes d’une licence d’exploitation de réseau national, s’ajoutent quatre autres, titulaires de licences régionales.
La première phase de libéralisation du secteur ayant largement porté ses fruits, la Nigerian Communications Commission (NCC), l’autorité de régulation, entreprend donc la seconde, qui comporte deux volets. À la fin de 2006, les licences régionales vont devenir nationales, portant à huit le nombre d’opérateurs mobiles dans le pays. Et, d’ici là, Nitel aura été privatisée. Dans l’hypothèse, évoquée plus haut, d’un taux de pénétration du téléphone de 1 Africain sur 3, le Nigeria représenterait un marché d’au moins 40 millions de clients. Inutile d’ajouter que les candidats à la reprise de Nitel sont nombreux. À l’issue du premier appel d’offres, la NCC a reçu vingt manifestations d’intérêt. Celtel et MTN figurent parmi les prétendants, tout comme Telkom ou encore Vodafone…
La suite et la fin de l’histoire ne sont pas encore connues. Nitel sera peut-être vendue par appartement, le téléphone fixe d’un côté, le mobile de l’autre. Les prétendants éconduits pourront alors s’intéresser à V-Mobile, actuel numéro un du GSM au Nigeria et en quête d’un solide partenaire financier. Plus tard, il faudra aussi épauler les opérateurs régionaux. Mais il n’y a pas que le Nigeria. Il est par exemple question d’une troisième licence de téléphonie mobile au Sénégal, où, par ailleurs, le monopole historique de Sonatel sur le fixe arrive à échéance, tout comme celui de Côte d’Ivoire Telecom. Ou encore, plus au Nord, celui de Maroc Telecom. Sans doute qu’à l’instar de MTC et d’Etisalat ces groupes cherchent déjà de nouvelles opportunités hors de leurs frontières. Il faut retenir leurs noms, tout comme ceux de MTN, Celtel ou encore Atlantique Télécom. Après tout, l’aventure des télécommunications en Afrique ne fait que commencer.

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