Du chaos à l’implosion

Répression, violences intercommunautaires et explosions au quotidien renforcent les probabilités de désagrégation du pays et nourrissent les velléités sécessionnistes. Autrefois taboues, celles-ci s’expriment désormais au grand jour.

Publié le 18 juillet 2005 Lecture : 4 minutes.

Le Parlement autonome du Kurdistan irakien existait déjà du temps de Saddam Hussein. En revanche, l’exécutif restait entre les mains du pouvoir central, à Bagdad. Aujourd’hui, Souleimaniya, capitale d’un État qui n’avoue pas encore son existence, abrite les bureaux du leader du parti démocratique du Kurdistan (PDK), le « président » Massoud Barzani. Celui-ci a nommé, en juin, un « Premier ministre ». La priorité de ce gouvernement ? Réinstaller les Kurdes à Kirkouk – véritable éponge à pétrole du nord de l’Irak – pour compenser le déplacement forcé de milliers d’entre eux par l’ancien régime. « Cette ville doit retrouver sa majorité ethnique et revenir dans le giron du Kurdistan », affirment en choeur Massoud Barzani et son rival Jalal Talabani, patron de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) et président de la République irakienne depuis mars 2005. Quant aux Arabes et Turkmènes de Kirkouk, menacés d’expulsion de leurs maisons et de leurs terres, il ne leur reste que les yeux pour pleurer. Certes, Ibrahim Djaafari, leader du parti chiite ed-Dawa, Premier ministre irakien depuis le 7 avril 2005, a bien tenté de résister à l’appétit féroce de ses alliés politiques kurdes, mais le président Jalal Talabani l’a rappelé à l’ordre dans une lettre publiée le 9 juillet par el-Hayat, quotidien saoudien basé à Londres. Talabani reproche à Djaafari de ne pas respecter le deal passé entre chiites et Kurdes pour la formation du gouvernement irakien, de marginaliser les représentants kurdes dans son cabinet et, surtout, de retarder le « rapatriement » des Kurdes dans leur ville d’origine, Kirkouk. Mais les menaces d’implosion qui planent sur l’Irak ne concernent pas les seuls Kurdes. Une terrible vendetta exacerbe les griefs séculaires entre chiites et sunnites. Cette spirale de représailles sans fin secoue les deux communautés dans les quartiers de Bagdad, dans les villes et villages, du Nord au Sud. Chaque nuit, les uns et les autres organisent des expéditions punitives pour venger un imam sunnite exécuté d’une balle dans la tête ou un dignitaire chiite retrouvé décapité.
Aucune revendication ne signe les attentats meurtriers visant, au début de l’invasion coalisée, en mars 2003, Nadjaf, Karbala, Khadimiya ou les assassinats d’ayatollahs et autres dignitaires chiites. Aujourd’hui, ces flambées de violence sont assumées. Pis : Abou Moussab al-Zarqaoui, chef d’al-Qaïda en Mésopotamie, annonce, le 4 juillet, la création de la Brigade Omar, une unité chargée exclusivement de s’attaquer aux ayatollahs et aux représentants politiques de la communauté chiite. Ceux que le Jordanien qualifie de rawafedh, qu’on peut traduire par « apostats », puisque le mot désigne à la fois les « hérétiques » et les « déserteurs ». À ceux qui lui reprochent de s’en prendre à des musulmans, le terroriste en chef réplique : « Les musulmans d’Irak ont bien combattu les Tatars de Gengis Khan qui, pourtant, professaient la foi islamique. »
Le premier fait d’armes de la Brigade Omar ? L’assassinat d’un général de la Brigade Badr, milice armée du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII d’Abdelaziz el-Hakim, aujourd’hui au pouvoir). Pourquoi la Brigade Badr et pas Djeich el-Mahdi, créé par Moqtada Sadr ? La première s’est muée en force supplétive des Américains alors que les troupes du jeune et bouillonnant imam de Koufa restent inflexibles sur la revendication de retrait des forces d’occupation. Moqtada Sadr a même lancé, le 8 juillet, une pétition qui exige le départ des Américains. Il compte réunir un million de signatures… La Brigade Badr, quant à elle, constitue désormais la principale source de recrutement de la police irakienne et de la garde nationale. Ceux-ci sont les principaux acteurs d’une répression aveugle ciblant exclusivement des sunnites et qui a failli briser le fragile équilibre donnant un peu de consistance au gouvernement Djaafari. Le 6 juin 2005, Saadoun al-Dulaimi, ministre sunnite (la précision s’impose) de la Défense, faisait état de graves violations des droits de l’homme de la part de la police irakienne. Par violations, Dulaimi entendait des exécutions sommaires de sunnites interpellés nuitamment dans leur domicile pour de simples présomptions de soutien aux insurgés. La découverte de nombreux charniers n’entraîne aucune poursuite ni sanction, puisque les enquêtes engagées par l’exécutif ne sont jamais menées à terme. Cependant, l’élément le plus grave dans la détérioration de la cohabitation entre chiites et sunnites se situe ailleurs. La nébuleuse djihadiste et la police irakienne ne sont plus les seuls acteurs de cette guerre communautaire. Celle-ci gagne les milieux populaires et… les dirigeants. Le 10 juillet, le gouverneur de la province de Basra lance un ultimatum pour accéder à la gestion des ressources pétrolières dont la région regorge. « Mes administrés m’ont accordé un délai de trois semaines pour obtenir satisfaction de la revendication d’autonomie de la province. Faute de quoi, je ne réponds de rien. » Dès le lendemain, 11 juillet, une nouvelle structure voit le jour dans la clandestinité : le Secrétariat permanent des provinces du Sud. Cette dernière appellation concerne trois provinces : Basra, Dhi Qar (capitale Nassiriya) et Missan (capitale Kout). Une zone extraordinairement riche en réserves pétrolières. À terme, la revendication du Secrétariat des provinces du Sud devrait englober la province de Qadissiya qui compte, comme son nom l’indique, les deux Lieux saints du chiisme, Karbala et Nadjaf. Bref, le pays chiite s’engage sur le chemin de la sécession. Selon cette organisation, les provinces du Sud doivent établir leur propre Parlement, qui désignera un exécutif. Si les chiites ne tentent pas d’imiter les Kurdes, leurs démarches paraissent très similaires.
Face à ces velléités sécessionnistes, les sunnites sont confrontés à diverses priorités : leur propre survie pour les uns, ou comment échapper aux expéditions punitives chiites, américaines, voire les deux à la fois ; l’organisation de l’insurrection au plan politique, suite au début de négociations directes avec les Américains pour les autres.
À Bagdad, le chaos règne depuis longtemps. Mais à la longue, l’histoire si compliquée de ce pays aidant, la véritable menace ne concernera plus l’État lui-même, mais son unité territoriale. Et si l’Irak implose, ce sera lourd de conséquences pour l’ensemble de la région. La baisse des cours du pétrole n’est décidément pas pour demain.

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