Comment gérer l’exception kabyle ?

La décision du gouvernement d’organiser des élections anticipées dans la seule région « rebelle » est très mal reçue par une partie de la classe politique. Questions autour d’un scrutin sous haute tension.

Publié le 18 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

« Le pouvoir veut transformer la Kabylie en une immense réserve indienne avec ses propres lois, ses élections anticipées et son propre programme de développement. C’est totalement inadmissible ! » Le propos de Saïd Sadi, le président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), est, certes, caricatural, mais il renseigne sur une chose : la récente décision du gouvernement d’organiser des élections anticipées en Kabylie dans le courant du second semestre de l’année 2005 passe mal.
Plongée dans un climat de troubles et d’insécurité depuis avril 2001, date du déclenchement de violentes émeutes qui ont fait plus de 120 morts, la Kabylie est en crise. À défaut de prendre en charge les revendications exprimées par les populations de cette région, les autorités avaient d’abord privilégié la confrontation et la répression avant d’engager, en janvier 2005, c’est-à-dire quatre années après le début des émeutes, des négociations avec les délégués des arouch (comités de tribus ou de villages). Au terme de ce dialogue, un accord a été signé par le gouvernement et des représentants kabyles. Cet accord porte sur l’engagement de l’État à satisfaire les revendications contenues dans la plate-forme d’El Kseur, un manifeste politico-social élaboré en juin 2001 par les délégués de Kabylie.
Région frondeuse depuis l’époque des Romains, la Kabylie s’est, de tout temps, opposée au pouvoir central. Son histoire est jalonnée d’une succession de révoltes, de soulèvements et d’insurrections qui ont forgé, peu ou prou, le tempérament des habitants de cette région. Si la guerre de 1954 a suscité une véritable cohésion nationale autour d’un même idéal, l’indépendance, l’unité du pays a vite fait de voler en éclats en 1963 lorsque les dirigeants optent pour le système du parti et de la pensée uniques. Excédée par l’autoritarisme du président Ben Bella, la Kabylie reprend les armes. Cette guerre civile, qui a fait des centaines de victimes, a laissé de profondes traces auprès des populations de la région. Et il ne serait pas insensé de considérer que la méfiance affichée à l’égard des autorités a pris racine lors de ces affrontements fratricides.
Le combat pour la revendication identitaire engagé dans les années 1980, les émeutes sanglantes qui ont suivi l’assassinat du chanteur Matoub Lounès en juin 1998 ainsi que la révolte d’avril 2001 ont contribué à créer une situation de fronde et de contestation permanentes. Qu’elle inspire la suspicion ou qu’elle suscite la fierté, la Kabylie se taille aujourd’hui un statut particulier à telle enseigne que certains n’hésitent pas à prononcer les mots qui fâchent : particularisme, autonomie, séparatisme, fédéralisme.
Organiser des élections anticipées en Kabylie, et uniquement en Kabylie, n’est-ce pas une façon d’exacerber ce particularisme ? Faux, affirme le gouvernement. « Ces mesures, peut-on lire dans un communiqué officiel, s’inscrivent dans le processus du règlement de la crise de Kabylie, crise qui a endeuillé la nation tout entière et dont le dénouement est le fait d’un patient effort de dialogue et d’action dans le cadre de la consolidation de l’unité nationale… » Une telle explication suffit-elle à dissiper les craintes d’une partie de la classe politique ? Que nenni. « Ces élections sont une prime d’encouragement au régionalisme », tonne Ali Laski, le premier secrétaire général du Front des forces socialistes (FFS), la formation fondée par Hocine Aït Ahmed (voir « Confidences de… » page 70). Voilà donc le gouvernement averti.

Pourquoi des élections anticipées uniquement en Kabylie ? Parce que la Kabylie a massivement boycotté les élections du 30 mai 2002 ainsi que celles du 10 octobre 2002. Aux législatives du 30 mai, le taux de participation dans la région n’a pas dépassé 2,5 %. Des émeutes ont alors éclaté dans plusieurs localités, et les bureaux de vote ont été carrément incendiés. Bis repetita lors du scrutin du 10 octobre. Cette fois, la participation a tout juste frôlé 10 %. Les autorités ont maintenu les résultats en dépit du tollé. Conséquence : les élus locaux ont été rejetés par une partie de la population. Certains ont même été qualifiés de « traîtres », avant d’être définitivement affublés du sobriquet d’« indus élus ».
Dès lors, leur révocation devenait une des principales revendications des arouch. Après avoir longtemps joué le pourrissement, les autorités viennent de donner satisfaction au mouvement citoyen, quitte, au passage, à faire une grave entorse à la loi. « Malgré des taux de participation ridicules, les résultats des élections ont été validés par le Conseil constitutionnel, et les élus ont été installés dans leurs fonctions, s’insurge Saïd Sadi. Pendant trois ans, donc, les officiels n’ont rien trouvé à redire. Aujourd’hui, ils considèrent ces élus comme illégitimes. La décision du gouvernement d’organiser des élections anticipées relève d’une démarche criminelle. »

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Comment le gouvernement procédera-t-il pour dissoudre les assemblées ? Pour engager une procédure de dissolution des assemblées locales, les textes de loi ont prévu toutes les éventualités sauf la révocation, par l’exécutif, des élus pour cause de déficit de légitimité. Pour contourner la difficulté, le gouvernement a eu recours à une pirouette. Les codes de la commune et de la wilaya (département) seront d’abord partiellement amendés. En principe, le texte devrait être soumis au préalable à l’approbation des députés et des sénateurs, mais le gouvernement a décidé de faire fi de cette procédure. Pour prévenir toute mauvaise surprise que pourraient provoquer des députés hostiles à l’organisation d’élections partielles, le président va donc légiférer par ordonnance, vraisemblablement dans le courant de l’été.
Le reste est une suite logique : deux décrets présidentiels portant dissolution de toutes les assemblées de Béjaïa et de Tizi-Ouzou seront promulgués avant la convocation officielle du corps électoral. Bien sûr, les délégués favorables au dialogue applaudissent cette mesure. À commencer par Bélaid Abrika, porte-parole des arouch : « C’est une grande victoire de la démocratie et un retour à la souveraineté citoyenne. » Les responsables du FFS disent tout autre chose. « Le projet du gouvernement est un artifice juridique pour justifier un coup de force », estime Ali Laski.

Les délégués des arouch seront-ils candidats ? En théorie, le code d’honneur interdit aux délégués de se porter candidats. En septembre 2001, ils avaient pris l’engagement solennel de « ne pas briguer un quelconque mandat électoral jusqu’à la satisfaction des revendications de la plate-forme d’El Kseur ». En clair, tout délégué qui souhaite figurer sur une liste doit d’abord annoncer publiquement sa démission des instances du mouvement citoyen.
Ce code d’honneur sera-t-il respecté ? Rien ne permet de l’affirmer quand bien même les arouch se font un devoir de rappeler qu’ils ne nourrissent aucune ambition politique. Farés Oujedi, délégué de Béjaïa, insiste : « On fait de la politique pour un idéal républicain et non pour un siège. » Du baratin, estime un ancien ministre, passé désormais dans l’opposition. Pour lui, la démarche du gouvernement vise à faire émerger une nouvelle caste en Kabylie, au détriment des forces politiques traditionnellement présentes dans la région. Comment ? En s’appuyant justement sur les délégués des arouch qui ont accepté d’engager le dialogue avec les autorités. « Le pouvoir veut recycler une poignée d’animateurs acquis à sa solde pour en faire de nouveaux acteurs politiques malléables et corvéables à souhait. Pour cela, on n’hésite pas à recourir à la corruption et à l’esbroufe », commente Saïd Sadi.

Les élections anticipées mettront-elles fin à la crise ? Les scrutins à venir annoncent plutôt une période de troubles et de fortes tensions. Pourquoi ? D’abord, parce que les autorités n’ont pas cherché à obtenir un large consensus de la classe politique autour du règlement de la crise. Pis, les partis traditionnellement implantés en Kabylie, à savoir le RCD et le FFS, n’ont jamais été associés aux multiples phases de dialogue engagé entre le gouvernement et les représentants des villes et des villages de Kabylie. Ensuite, parce que les termes de l’accord du 25 janvier tardent à être mis en application. Les principales revendications contenues dans la plate-forme d’El Kseur, à savoir le jugement des auteurs des assassinats commis pendant la révolte du printemps 2001, l’octroi du statut de martyr aux victimes de la répression, le départ des brigades de gendarmerie ainsi que l’officialisation de la langue tamazight demeurent, pour l’heure, insatisfaites. « Le pouvoir tente de réduire la crise de Kabylie à la question des « indus élus » alors que celle-ci n’est plus d’actualité », souligne Rabah Issad, délégué de Tizi-Ouzou.
Premier touché par la mesure de dissolution, le FFS, qui compte des centaines d’élus à Béjaïa et à Tizi-Ouzou, affûte déjà ses armes. « Nous allons organiser une riposte politique et pacifique qui va aller crescendo. Il y aura des conférences, des meetings, des sit-in et des marches pour dire que nous n’allons pas abdiquer face à ce coup de force juridique contre nos élus », affirme Khaled Tazaghart, membre du conseil national. Après le printemps, l’autonome kabyle risque d’être chaud.

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