Éveilleur de conscience

De Borom Sarret à Moolaadé, retour sur la vie et la carrière d’un artiste – et d’un homme – d’exception.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 10 minutes.

C’était à la fin du mois de février dernier, à Ouagadougou, lors de l’ouverture du plus grand festival africain de cinéma, le Fespaco. L’information que tout le monde commentait ne concernait pas le programme des films des jours à venir ou les dernières nouvelles sur les réalisateurs et autres acteurs déjà présents dans la capitale burkinabè, mais un absent de marque : pour la première fois depuis la création de la manifestation, son plus illustre habitué, l’un de ses fondateurs d’ailleurs, le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, n’était pas venu occuper comme toujours depuis quatre décennies la chambre n° 1 au rez-de-chaussée de l’hôtel Indépendance, là où se rencontrent à toute heure du jour et de la nuit toutes les personnalités du septième art qui comptent en Afrique lors de chaque Fespaco. Ainsi se trouvait confirmée la rumeur qui courait depuis le début du mois de décembre sur la maladie pernicieuse dont souffrait l’« Aîné des anciens », ainsi qu’aimait à se nommer lui-même l’homme au franc-parler légendaire, toujours habillé à l’africaine, avec son éternelle pipe à la bouche. Le mal qui l’a finalement emporté dans sa maison de Yoff, dans la banlieue de Dakar, au cours de la nuit du samedi 9 au dimanche 10 juin, était déjà trop grave pour lui permettre le déplacement.

Difficile pourtant d’imaginer déjà la possible disparition du plus grand cinéaste du continent. En décembre 2004, alors qu’il allait déjà vers ses 83 ans – il est né un premier janvier, bien que sa venue au monde n’ait été déclarée que huit jours plus tard -, nous l’avions rencontré à l’occasion d’un festival à Marrakech où il était venu présenter son dernier film, Moolaadé. Il venait à cet instant de congédier brutalement, sans autre forme de procès, une superbe et imposante journaliste nigériane venue l’interviewer pour la prestigieuse chaîne de télévision américaine CNN, mais qui avait eu le malheur de lui poser d’emblée des questions qu’il avait jugées insipides et trahissant une totale ignorance de son uvre. Cette consur, pour le moins courroucée, elle qui était plutôt habituée à être courtisée par les réalisateurs africains en mal de reconnaissance internationale, nous avait demandé au passage si « ce dingue » se comportait souvent de cette façon ou bien s’il était simplement dans un mauvais jour
Quand nous avons pu nous livrer à cet exercice (effectivement, toujours périlleux) consistant à interroger Sembène Ousmane sur son parcours très atypique, il avait supporté sans tiquer une question sur son éventuelle prochaine retraite, répondant en souriant : « Il n’y a aucune raison pour que je m’arrête. J’ai 20 ans ! » Vu la qualité intacte de ses réflexes, on avait toutes les raisons de le croire. Hélas ! alors qu’il nourrissait encore beaucoup de projets, il n’aura encore eu 20 ans que durant les dix-sept mois qu’il lui restait à vivre.

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Il avait la réputation d’avoir mauvais caractère – comme tous les hommes de caractère, tout simplement – bien avant de devenir un écrivain puis un cinéaste connu, en fait depuis son enfance. Né en 1923 dans la capitale de la Casamance, à Ziguinchor, à quelques centaines de kilomètres au sud de Dakar, « d’un père pêcheur et d’une mère qui faisait des ménages », comme il le disait volontiers pour rappeler ses origines modestes, il n’ira à l’école, malgré l’intérêt qu’il porte déjà à la littérature, que jusqu’à l’âge de 13 ans. Giflé par un enseignant corse qui, racontera-t-il, voulait obliger ses élèves sénégalais à apprendre la langue insulaire, il lui avait retourné le coup et s’était vu renvoyé illico de l’établissement. Fini les études où, en raison de l’enseignement coranique qui lui avait été également dispensé, il a dû, par obligation, « apprendre deux langues étrangères, l’arabe et le français », comme il fera mine de s’en plaindre pour signifier sa précoce prise de conscience de l’aliénation des colonisés. Comme il n’a pas le pied marin, Ousmane ne tentera pas de suivre les traces de son père. Il sera apprenti mécanicien puis maçon et charpentier, ramasseur de ferraille à l’occasion. Il n’a pas pour autant renoncé au savoir, qu’il accumulera désormais comme un autodidacte : il fréquente des cours du soir, lit, va au cinéma – ses favoris : les uvres de Buster Keaton, Charlot et quelques autres, « ces films de Blancs dont les images me fascinaient », dira-t-il.

En 1942, alors que la Seconde Guerre mondiale est encore loin de sa fin, il est enrôlé parmi les tirailleurs sénégalais et se retrouve sur les champs de bataille en Europe. Une expérience, on le verra, qu’il n’oubliera pas. Tout comme, une fois revenu au Sénégal et ayant rejoint le monde des cheminots, celle qu’il vit intensément lors de la grande grève de la ligne de chemin de fer Dakar-Niger (plus connue sous le nom de Dakar-Bamako) en 1947. Cette même année, à la recherche d’un emploi stable, il embarque clandestinement sur un paquebot qui l’emmène à Marseille, où il exercera plusieurs années comme docker jusqu’à ce qu’une blessure au dos l’empêche de poursuivre cette activité. Il devient ensuite militant communiste et responsable syndical. Un cursus qui lui permettra de compléter sa formation avec l’école des cadres du parti, mais aussi en multipliant les lectures, de Dos Passos à Neruda en passant par celles que recommande l’une des plus célèbres revues de gauche de l’époque, Les Cahiers du Sud, en allant au théâtre, en écoutant de la musique. Et qui l’amène à fréquenter des écrivains qui lui donnent l’envie de s’exprimer lui-même par la plume. Une démarche pour le moins audacieuse et assurément peu fréquente pour un ouvrier immigré qui a arrêté précocement ses études.
Toutes ses uvres, littéraires puis cinématographiques, seront des témoignages directs ou indirects de ce qu’il a vécu, en particulier de ses indignations et de ses révoltes. Des combats contre les injustices dont il parlera souvent avec ironie ou même avec humour, et toujours en cultivant ce magnifique sens du détail qui fait les grands conteurs. Ainsi, son premier roman, Docker noir, évoque son expérience professionnelle sur le port de Marseille. Publié en 1956, il a été écrit pendant les grèves de dockers auxquelles il a participé pour empêcher l’envoi d’armes en Indochine – où la guerre d’indépendance contre le colonisateur français bat son plein. Quant à son plus célèbre ouvrage, Les Bouts de bois de Dieu, un bel écrit devenu depuis longtemps un classique enseigné dans les écoles à travers tout le monde francophone, il décrit la condition des travailleurs enrôlés de force pour construire le Dakar-Niger. Il publiera aussi un roman à base historique (L’Harmattan, 1964) et plusieurs recueils de nouvelles, dont certaines lui serviront plus tard à écrire quelques-uns de ses plus beaux scénarios de cinéma.
Approchant de la quarantaine, à un âge où il est rare qu’un homme qui connaît déjà le succès se remette profondément en question, Sembène Ousmane se dit qu’il ne touchera jamais le grand public, qui seul lui importe, en poursuivant sa carrière d’écrivain. Pour s’adresser aux gens de toutes conditions, en particulier à ceux qui ne peuvent lire le français et n’ont pas accès au livre, il faut changer de moyen d’expression. Alors qu’il a déjà décidé au tout début des années 1960 de revenir définitivement se fixer en Afrique, dans son pays natal, et après avoir entrepris un voyage de près d’un an dans la région, d’un pays à l’autre, du Mali au Congo en passant par la Guinée, sa décision est prise : sans renoncer pour autant à l’écriture, il doit passer derrière une caméra pour pouvoir enfin parler vraiment aux populations. Mais comment faire ?
Il s’en ouvre au directeur des actualités de la toute jeune République sénégalaise, Paulin S. Vieyra (par ailleurs coauteur en 1956 d’Afrique sur Seine, considéré comme le premier film jamais tourné par des Noirs africains) qui l’encourage à se former à cette « technique ». Ce sera finalement grâce à ses amitiés communistes qu’il réussira à obtenir une bourse pour aller étudier dans ce qui est alors la meilleure école de cinéma du monde, d’où sortiront nombre de grands cinéastes du Sud, le VGIK de Moscou. L’élève apprend vite et, au bout d’un an de travail acharné, après avoir réalisé quelques films d’école, notamment un sur la visite historique du Premier ministre sénégalais Mamadou Dia en URSS, il s’estime prêt à tourner ses premières images professionnelles.

Ses coups d’essai se révéleront des coups de maître. Dès 1963, avec le court-métrage Borom Sarret, qui raconte en 20 minutes une journée dans la vie d’un misérable charretier de Dakar qu’on verra perdre sa carriole, son cheval, et en fin de compte tout moyen d’existence, il invente son style de cinéma engagé, à jamais unique, que d’aucuns qualifieront judicieusement de néoréalisme africain. Il est alors le tout premier Africain noir à avoir tourné un film sur le continent. Avec le superbe La Noire de, quatre ans plus tard, l’histoire tragique d’une bonne sénégalaise « importée » sur la Côte d’Azur (France) par des patrons blancs et qui, ne supportant ni l’exil ni la maltraitance dont elle est la victime, finit par se suicider, il propose le premier long-métrage authentiquement africain de l’Histoire. Ce film en noir et blanc à l’esthétique épurée, une satire efficace qui est une manière de chef-d’uvre, vaut une reconnaissance immédiate à son auteur : Tanit d’or au festival de Carthage, prix Jean-Vigo en France, le très radical Sembène Ousmane devient immédiatement et à jamais « le » cinéaste africain de référence, pour le public et ses collègues du Continent comme pour le monde entier.
Toujours pionnier, le réalisateur fera bientôt partie des fondateurs de la Fédération panafricaine des cinéastes et, on le sait, du Fespaco. Car, il ne changera jamais d’avis sur ce point, donnant toujours l’exemple, il est persuadé que c’est en Afrique, avec des sujets concernant les sociétés africaines et, si possible, avec un financement et une exploitation locaux, que doit se développer le cinéma africain. Sa société de production ne s’appelle pas par hasard Doomi Rew, soit « Enfant du pays » en wolof. Et ses films, d’allure classique mais jamais ennuyeux, au fort contenu politique et pédagogique, seront d’ailleurs destinés en premier lieu au public de son pays et de sa région. De Borom Sarret jusqu’au dernier, Moolaadé.

Les thèmes centraux de ses uvres témoignent de cette volonté de réaliser un cinéma enraciné sur le Continent. À un récit des obstacles nombreux, cocasses et insurmontables que rencontre un vieux chômeur de Dakar quand il veut se faire payer un mandat qu’il a reçu d’un parent émigré en France (Le Mandat, en 1968, premier film en couleur de l’auteur) succéderont une mise en valeur des vertus de la résistance face au colonisateur (Emitaï, en 1971), une description féroce de la nouvelle bourgeoisie noire qui copie les pires défauts des Blancs (Xala, en 1975), une réflexion sur la spiritualité africaine avec l’histoire d’un village confronté à la double avancée de l’islam et du christianisme au XVIIe siècle (Ceddo, film magnifique dont la sortie sera perturbée par un conflit sémantique – en fait politique – entre le cinéaste et le président-poète Senghor : faut-il un ou deux « d » pour transcrire le mot wolof qui donne son titre à l’uvre ?), la dénonciation d’un massacre de tirailleurs sénégalais perpétré par l’armée française pour ne pas payer des arriérés de salaire dus à des hommes qui ont risqué leur vie pour le drapeau tricolore (Camp de Thiaroye, en 1986, hypocritement boudé par Cannes, mais Prix spécial du jury à la Mostra de Venise), une critique de l’aide alimentaire et de ses effets pervers (Guelwaar, en 1992).

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C’est à la fin des années 1990 qu’il entamera enfin le tournage d’une trilogie qu’il voulait consacrer à ce qu’il appelait « l’héroïsme au quotidien », ce combat des gens du peuple, et tout particulièrement des femmes, pour s’en sortir tout en conservant leur dignité et leur intégrité dans les sociétés modernes. Seuls les deux premiers volets sont sortis : Faat Kiné (en 2000) célèbre – de façon un peu trop appuyée ? – le courage d’une mère célibataire qui réussit à la ville, cependant que Moolaadé, présenté avec un immense succès en sélection officielle au Festival de Cannes en 2004, où il obtiendra le prix « Un certain regard », raconte le combat admirable d’une femme contre l’excision dans un village. On ne verra hélas jamais le troisième volet, déjà écrit, La Confrérie des rats qui entendait dénoncer l’incompétence et la corruption qui règnent dans la société africaine actuelle. Ni l’épopée qu’il a rêvé pendant des années de réaliser sur le héros de la résistance à la colonisation en Afrique de l’Ouest, Samory Touré.
Le réalisateur n’est plus de ce monde. Ses livres et ses films ne disparaîtront pas. Tous ne sont pas également réussis, mais aucun n’a perdu de sa pertinence avec le temps. Nous resterons en particulier interpellés par le cinéma si beau et, surtout, ô combien dérangeant de ce rebelle – sa maison à Yoff s’appelait tout naturellement Galle Ceddo (« la maison du rebelle », en wolof) – qui avait toujours des causes à défendre. Il avait décidé dès ses débuts en littérature d’inverser son nom et son prénom – Sembène est en réalité son nom – en affirmant qu’il ne reviendrait pas sur cette décision tant que des rues de Dakar resteraient affublées de noms européens. À la fin de sa vie, il en était encore ainsi. Le combat, donc, continue. L’artiste-militant, assurément, avait 20 ans. Pour toujours, désormais.

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