Une Europe qui saurait qui elle est et ce qu’elle veut

L’ancien chef de la diplomatie française fait le point d’une manière magistrale sur les problèmes du Vieux Continent.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 20 minutes.

Les Européens ne remettent pas en cause ce qui a été fait, en leur nom, depuis plus de cinquante ans. C’est sur la suite de la construction européenne qu’ils divergent. Il y a en effet plusieurs Europe possibles. Même après leur « non » au projet de Traité constitutionnel, Français et Néerlandais ne sont pas devenus pour autant antieuropéens. Il est d’ailleurs évident que plusieurs autres peuples européens auraient aussi voté non, pour diverses raisons, s’ils avaient eu l’occasion de le faire par voie de référendum, sans pour cela rejeter, eux non plus, l’idée européenne. Inutile de s’évertuer à culpabiliser les électeurs français et à en appeler mécaniquement à une « relance » de l’Europe si on ne tire pas au préalable les leçons des votes de ces dernières années.
Le Traité constitutionnel européen avait mêlé institutions et politiques. Je pense, comme je l’écrivis avant le référendum de 2005 et plus encore juste après, que trois clarifications – sur les frontières, sur le pouvoir, sur le projet – sont indispensables, préalablement à toute relance, pour combler le fossé entre élites européistes intégrationnistes et citoyens « normaux », pas du tout antieuropéens mais attachés à leur identité et aujourd’hui déboussolés. Faute de quoi cette relance, quelle qu’elle soit, échouera.
Je ne sous-estime pas du tout la dimension économique et sociale du problème européen : face à la mondialisation, comment combiner au mieux l’utilisation des opportunités, la protection, l’adaptation, la régulation ? Quel équilibre global entre protection sociale et dynamisme économique créateur ? Quelle politique économique mener, notamment dans la zone euro, pour quel genre de croissance durable ? Si la politique sociale se définit et se négocie pour l’essentiel à l’intérieur de chaque pays, comme Jacques Delors avait tenté de l’expliquer aux socialistes français quand ils avaient fait de l’Europe sociale leur slogan pour les élections européennes de 2004, cela n’empêche pas qu’il y ait quelques grandes règles sociales à édicter et à renforcer au niveau européen.
Ces questions sont d’une très grande importance. Mais elles ne pourront être ni traitées ni tranchées – comme il serait souhaitable – tant que pèseront sur l’Europe des incertitudes anxiogènes qui l’empêchent de savoir qui elle est et ce qu’elle veut : l’absence de limites et d’identité claires pour l’Union ; l’incertitude permanente sur la répartition des pouvoirs entre l’Union et les États-nations, et l’avenir à long terme de ces derniers ; le flou entretenu sur le rôle de l’Europe dans le monde. Ces incertitudes, que certains croyaient motrices (« ce n’est qu’une étape, il faudra aller plus loin »), se sont révélées inhibitrices et ont conduit plusieurs peuples fondateurs à « décrocher ». Ils ne sont pas devenus eurohostiles, mais eurosceptiques, ou plutôt eurodésabusés.

Après l’échec du projet de Traité constitutionnel, on ne peut relancer l’Europe à l’identique, ainsi que certains le croient, comme on remettrait en marche à la manivelle une voiture tombée en panne. Pour retrouver l’acquiescement et l’engagement des populations, il faut clarifier l’identité de l’Europe, donc lui fixer des limites ; stabiliser et préciser la répartition des pouvoirs, c’est-à-dire spécifier qui fait quoi en Europe ; se préoccuper davantage de nouveaux projets que d’institutions parfaites ; enfin formuler distinctement le rôle assigné au projet européen dans les destinées du monde.

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L’Europe ne sait qui elle est. Ce qui est évident, vu de Washington, Moscou, Pékin, Le Caire ou du Cap, ne l’est plus vu de Londres, Berlin, Paris ou Bruxelles. L’histoire, la géographie, la culture, la religion : rien ne permet de trancher, chacun en a sa définition. Nul ne peut l’imposer à tous. Longtemps la guerre froide et la coupure de l’Europe en deux ont dispensé les Européens de toute définition ; cela allait de soi : l’Union était ouverte à tout pays démocratique d’Europe. Puis le devoir d’intégrer au plus tôt les pays est-européens libérés du communisme lui a tenu lieu de programme. Et après ? Entre l’Empire carolingien, son passé et son héritage chrétien, celui des Lumières et de la Révolution et, finalement la démocratie et les droits de l’homme, l’Europe a du mal à se définir tant elle redoute à présent tout ce qui relève de l’identitaire. Si l’on s’en tient aux critères de Copenhague de 1993, il suffit, pour intégrer l’Union, d’être démocrate, de pratiquer l’économie de marché et de reprendre l’acquis communautaire. À ce compte-là, pourquoi pas le Sénégal, le Japon, l’Inde ou le Brésil ?
Il est vrai qu’après les palinodies sur le cas de la Turquie le Parlement européen et certains gouvernements ont redécouvert un quatrième critère : la « capacité d’absorption », concept de bon sens, à défaut d’être élégant, rebaptisé fin 2006 « capacité d’intégration ». Il avait été délibérément mis de côté par quatorze membres de l’Union sur quinze, et la Commission, notamment le commissaire Verheugen, chargé de l’Élargissement, pendant les quinze années de fuite en avant succédant à Maastricht où l’élargissement était devenu, pour presque tous, la seule priorité qui vaille, à tel point qu’il était jugé inconvenant de vouloir seulement en discuter.
Mais tout cela ne constitue pas une identité, les peuples européens le sentent bien.
Si les Vingt-Sept n’arrivent pas à reprendre le contrôle de cet « étourdissant » élargissement, parce qu’ils ne le veulent ou ne le peuvent pas, l’idée européenne va tout simplement s’éteindre et mourir. Aucun citoyen ne pourra s’identifier politiquement, culturellement, personnellement à cet ensemble gazeux, incertain et trop dilaté, à cette sorte de sous-ONU. Ce sera autre chose : un vaste espace méditerranéo-eurasiatique de paix, de stabilité, de commerce et de droit, assorti de quelques politiques communes. Certains s’en contenteront. Mais adieu, alors, à l’Europe « politique », à toute politique étrangère commune – hormis des généralités prônant la démocratie et le respect des droits de l’homme, plus quelques menues actions concrètes, etc. -, adieu à tout « pôle » du monde multipolaire, à toute vraie « Europe-puissance » face à Washington ou à Pékin !

Si on ne se résigne pas à cette dissolution, il faut avoir le courage de dresser la liste des pays (moins d’une dizaine) qui ont encore vocation à entrer dans l’Union quand ils – et elle – seront prêts. En tout cas, les Balkans occidentaux – et s’ils le souhaitent, la Suisse, la Norvège, l’Islande. Tout le reste, en revanche, prête à discussion. Il faut annoncer que l’Union aura alors atteint sa forme définitive, et qu’au-delà elle pratiquera avec les autres pays des politiques de voisinage, d’alliance, de coopération, de partenariat, etc., mais plus d’adhésion. Il sera alors temps de supprimer le poste de commissaire à l’Élargissement ! Après tout, on ne traite pas les États-Unis de « frileux » parce qu’ils ne proposent pas au Canada ou au Mexique de les rejoindre (sauf par le biais économique de l’Alena, mais sans leur proposer en échange des postes de sénateurs), et il n’y a rien d’hostile dans le fait de fixer vis-à-vis de l’extérieur ses propres limites : c’est un principe politique élémentaire de cohérence et d’identité.
Concernant la Turquie, on se serait épargné bien des crises pénibles et des tensions inutiles si on lui avait proposé dès l’origine un « partenariat privilégié », avant que le terme ne soit dévalué, voire une vraie alliance, au lieu de laisser flotter, par légèreté, l’idée d’une possible adhésion dont les Turcs, fort logiquement, se sont saisis pour moderniser leur pays. Après quoi, pour ne pas paraître antimusulmane, égoïste ou fermée, l’Union n’a pas osé ne pas ouvrir de négociations. Certains politiciens français ou allemands sont même allés jusqu’à théoriser l’entrée de la Turquie comme antidote au « clash des civilisations », comme si l’admission de ce pays allait faire oublier aux pays arabes et à l’ensemble des musulmans leurs propres griefs. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui nient la réalité de ce « clash » !
Ce n’est pas se comporter correctement avec ce grand pays que de s’apprêter à le harceler des années durant sur trente-six sujets, sous prétexte de lui faire reprendre à son compte le fameux « acquis communautaire » en sorte de le normaliser ! Sans parler d’exigences surnuméraires inventées en cours de route. D’autant que les États membres sont bien évidemment incapables de garantir à Ankara qu’ils ratifieront tous, comme c’est juridiquement nécessaire, après ce parcours du combattant, le futur traité d’adhésion surtout depuis que le président Chirac a fait introduire dans la Constitution française, pour apaiser son électorat révolté, l’obligation d’un référendum sur toute nouvelle admission. En cas de rejet, que fera-t-on ? Reviendra-t-on, d’ici à dix ans, dans l’amertume et la récrimination, au partenariat privilégié par lequel on aurait dû commencer ? Ou bien la Turquie nous dira-t-elle alors que cela ne l’intéresse plus, qu’elle trouvera mieux son avenir dans de simples relations commerciales avec l’Europe, le renforcement de son rôle dans l’Otan, l’exercice de son influence en Asie centrale et au Moyen-Orient, des relations stratégiques avec la Russie, Israël, l’Iran et la Chine ? Pour le moment, les « pour » (comme Tony Blair ou Jacques Chirac) comme les « contre » (Angela Merkel) se retranchent derrière les négociations en cours. Cela n’aura qu’un temps. Voilà un exemple des contradictions inextricables à quoi mène la « pensée molle » européenne.
Quoi qu’il en soit, les Européens devront admettre que l’Europe n’est pas une idée pure, qu’elle doit d’abord se doter d’une définition politique et géographique, donc fixer ses propres limites, ou bien accepter de se déliter. D’une façon générale, sauf échec complet du projet européen, la réalité rejoindra peu ou prou la théorie des trois cercles : un noyau central, ce qu’est déjà la zone euro ; l’Union plus large, à trente-cinq ou plus ; les pays associés, ce que Romano Prodi a appelé l’« anneau des pays amis », auxquels est proposée une politique de bon voisinage. Voilà qui aurait besoin d’être explicité sans ambages.

L’autre clarification préalable porte sur la répartition du pouvoir en Europe, plus exactement entre l’Union européenne (Commission, Parlement) et les États-nations. Qui fait quoi aujourd’hui, et surtout qui fera quoi demain ? La vision fédéraliste selon laquelle les compétences des États-nations sont résiduelles, de toute façon disqualifiées par le sens de l’Histoire (les « égoïsmes nationaux »), vouées à être transférées un jour ou l’autre à l’Union européenne et à la Commission, futur gouvernement de l’Europe (les fameux « abandons de souveraineté »), pour stimulante qu’elle a été dans l’Europe cloisonnée de l’après-guerre, s’est révélée à la longue aussi pernicieuse et anxiogène que celle de l’élargissement sans fin. Elle est, de surcroît, démobilisatrice. Si on ne peut plus rien régler au niveau national, si seul le niveau européen est pertinent, comme l’ont imprudemment répété pendant des années tant de militants de l’intégration européenne, – ce qui a nourri symétriquement le « tout est la faute de l’Europe » -, si cela constitue un progrès que 60 % de la législation nationale soit d’origine communautaire, si les États-nations doivent être ainsi grignotés par l’Europe, alors à quoi bon la démocratie nationale, la République française, toutes ces élections, et que vaut encore un bulletin de vote au pouvoir si incertain ? Au bout de ce processus : l’insurrection électorale contre tous ces détenteurs illégitimes d’un simulacre de pouvoir, gouvernements et politiciens, boucs émissaires tout trouvés pour cette intolérable dépossession démocratique.
Les plus sincères et les plus convaincus des fédéralistes (ou européistes) répliquent depuis longtemps que c’est au niveau européen – le seul qui compte aujourd’hui face aux États-Unis et à la Chine, etc. – que doit être créé un nouvel espace démocratique, un Parlement européen aux pouvoirs accrus, contrôlant une Commission renforcée, constituée sur une base plus politique, le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement ne jouant, dans leur schéma, que le rôle d’un Sénat. Mais tout cela dans quelle langue ? Et qui l’accepte vraiment ? Pas même les Allemands ! Qui pense réellement qu’un jour, même lointain, la construction européenne fera de l’Allemagne, de la France, de l’Espagne ou de la Suède, pour ne rien dire de la Grande-Bretagne et des autres, des Bavière, des Écosse ou des Bretagne ? Que la France et l’Allemagne n’existeront plus dans trente ans ? Qui peut sérieusement comparer les vieilles nations d’Europe au Dakota du Nord ou du Sud, au New Hampshire, au Massachusetts ?

Jacques Delors lui-même a toujours eu l’honnêteté de parler, dans une expression dont chaque mot compte, de « fédération d’États-nations ». Alors, pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas annoncer plus nettement une stabilisation des compétences de l’Union européenne, voire la restitution de certaines compétences aux États membres ? Cela les revigorerait dans leurs compétences propres et responsabiliserait à nouveau les politiciens nationaux, les empêchant de rabâcher qu’« il n’y a que l’Europe », qu’« il faut plus d’Europe », etc. Naturellement, cela laisserait le champ entièrement libre à des politiques communes nouvelles, à de nouveaux projets communs, à des coopérations renforcées, à géométrie variable, mais sans abandon de souveraineté (ce qui n’est pas synonyme de transfert ou d’exercice en commun de la souveraineté). Il faudrait aussi que la Cour de justice de Luxembourg juge dans cet esprit et non pour élargir en permanence, par effet de cliquet, le champ communautaire.
Paradoxalement, le Traité constitutionnel non ratifié fournissait une base raisonnable pour mettre en uvre cette répartition plus compréhensible et stable des pouvoirs. La crise actuelle aurait été évitée si on s’y était pris autrement, après Nice, à partir de 2001, en procédant par amendements successifs et concrets du traité, ratifiables par les Parlements nationaux, au lieu de succomber à l’ivresse de la fuite en avant, d’une « Constitution » ou d’une « Charte », à une grandiloquence qui s’est révélée en définitive plus inquiétante qu’enthousiasmante.
Maintenant, que faire ? L’Europe n’est pas en panne, en ce sens que les institutions de l’Union fonctionnent normalement, chaque jour, dans le cadre des traités existants. Mais, au-delà, il n’y a plus pour le moment de projet d’avenir partagé. Les seize pays qui ont approuvé le Traité constitutionnel affirment que leur « oui » vaut bien le « non » des Français et des Néerlandais. Moralement, sans doute, mais encore ? A quoi sert-il de se prévaloir du nombre d’Européens qui auront dit oui contre ceux qui auront dit non, puisque l’Europe ne constitue pas une nation, que l’unanimité des États membres est requise pour l’adoption de ce traité, comme pour tous les traités européens depuis celui de Rome ? Comme aucun dirigeant français ni néerlandais ne prendra le risque de soumettre à nouveau le même traité à un nouveau référendum, qu’il est politiquement impensable de faire adopter par le Parlement un texte rejeté par le peuple souverain, qu’aucun Premier ministre britannique ne prendra non plus ce risque, le traité (le traité, pas la « Constitution ») est, quoi qu’on dise, caduc. Cela était déjà évident au lendemain des référendums français et néerlandais. Les Allemands et les autres pays qui ont voté pour devront finir par l’admettre.
Du coup, certains, à droite et à gauche, préconisent un « petit traité » qui ne reprendrait que les parties institutionnelles (I et II) du traité rejeté, lequel pourrait alors être ratifié par les Parlements. Tel est aussi le sens de l’Appel de Florence à un sursaut, lancé le 17 novembre 2006. Pour MM. Giscard d’Estaing – aux yeux de qui le « non » de 2005 n’a été qu’un accident de parcours -, Schmidt, Fischer, Ciampi, Sampaio et Simitis, la solution consisterait à « conserver l’intégralité des parties I (les institutions) et II (la Charte) du traité » et de « clarifier les points litigieux de la partie III (les politiques et le fonctionnement) », au besoin par adjonction d’un protocole additionnel.

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Très attachée au traité, Angela Merkel se résignera peut-être, à la fin de sa présidence, en juin 2007, à ce que l’on explore cette voie, l’essentiel pour les Allemands étant que l’organisation générale de l’Europe conforte le fédéralisme allemand, et surtout que soit confirmé le fameux vote démographique au terme duquel le poids de l’Allemagne au Conseil passerait de 9 % (traité de Nice) à 18 % (Traité constitutionnel), et celui de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Italie de 9 % à 13 %. Stupéfiant : personne, en France, n’a débattu de ce changement radical de poids relatif, de cette fin de la parité France-Allemagne, pourtant constitutive des institutions européennes depuis le traité de Rome, fin refusée par la France à Nice, adoptée deux ans plus tard par la Convention puis par les autorités françaises, et inscrite dans le Traité constitutionnel ! Peut-être fallait-il l’accepter. Peut-être pas. Cela, en tout cas, n’a pas été discuté.
Sera-t-il si facile que cela de se mettre d’accord à vingt-sept et de faire ratifier ce « petit » traité ? Est-on sûr de pouvoir reprendre les parties I et II du projet sans que tel ou tel État membre remette en cause son accord sur telle ou telle disposition incluse dans ces parties, ou veuille réintroduire tel ou tel élément de la partie III portant sur les politiques ? Certains dirigeants européens, on l’a vu, établissent déjà ce lien. Quel serait le contenu de ce protocole additionnel ? Est-on sûr de pouvoir ensuite faire passer aisément devant les Parlements français et néerlandais une partie du traité rejeté, même s’il s’agit de mesures réputées non contestées (la présidence durable, le ministre des Affaires étrangères, la repondération des voix, associée à l’élargissement, pour le vote à la majorité qualifiée requis dans plusieurs domaines) ? Idem devant le Parlement britannique, Gordon Brown ou David Cameron étant devenu Premier ministre ? Enfin, en Irlande, où le référendum est obligatoire ? Les Néerlandais ont déjà dit non par avance à cette démarche. Au total, n’y a-t-il pas plus pressé que de s’engager à nouveau, dès le printemps 2007, et pour des années, dans une négociation et des controverses institutionnelles ? Est-ce que les dernières années n’ont pas démontré les inconvénients de pareille approche ?
Il faut, certes, rester disponible à une nouvelle discussion sur le plan institutionnel, car, à défaut, pas de regain de l’entente franco-allemande, mais à condition : 1. d’avoir clairement défini nos objectifs (que veut-on exactement pour nous ? Pour l’Europe ? Va-t-on confirmer sans contrepartie les concessions faites dans le cadre de la négociation du traité caduc ? ou reprenons-nous la négociation depuis le début ?) ; 2. de ne pas en faire une priorité absolue ni une orientation exclusive.

Il y a en effet autre chose à faire que de tout miser sur les seules institutions : une relance des projets européens concrets à tous les niveaux, que j’avais préconisée en juin 2005 et qui est très proche de ce que Ségolène Royal appelle l’« Europe par la preuve ». « Projets » doit ici s’entendre au sens le plus large du terme. Il faut se garder de retomber dans une opposition théorique entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale. Toutes les approches doivent être utilisées : nouvelles politiques communes à vingt-sept (en priorité, l’énergie couplée à l’écologie, autrement dit, conversion écologique en vingt ans de l’économie et de la société européennes) ; réforme de la PAC ; politique économique coordonnée de croissance, créatrice d’emplois, dans la zone euro, qui pourrait faire l’objet d’une vraie négociation avec l’Allemagne en liaison avec la réforme institutionnelle ; coopération en matière sociale entre les pays qui veulent aller plus loin ; super-Erasmus ; soutien aux centres de recherche européens (reprendre et renforcer Eurêka) ; mise en réseau des trente meilleures universités européennes ; projets industriels et technologiques communs à quelques-uns ; avancées de la défense européenne ; etc. Ce ne sont là que des exemples. Les Européens peuvent refuser une Constitution, contester telle ou telle directive ; personne, en revanche, n’est contre de tels projets.
Enfin, il faut que les Européens s’accordent sur le rôle que l’Europe devrait jouer de par le monde. Il ne suffit pas d’avoir des représentations de la Commission dans un peu plus de cent vingt pays, de distribuer chaque année 37,5 milliards d’euros d’aide, dont 7,5 gérés par la Commission, de faire en permanence, ici et là, des déclarations en faveur des droits de l’homme, de rencontrer chaque année au sommet les dirigeants américains, russes et chinois, de défendre des positions communes dans l’OMC, et que Javier Solana incarne vaillamment l’Union sur tous les fronts, pour constituer une puissance. D’ailleurs, à l’extérieur, personne ne s’y trompe : c’est Londres, Paris ou Berlin qui comptent.
Cette question de la puissance n’est pas juridique ni institutionnelle, elle est mentale et ne relève pas des traités. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Européens de l’Ouest ont cru à un monde post-tragique et pouvoir tourner le dos à l’esprit de puissance, hormis en matière commerciale. S’ils répugnent à l’idée de puissance, c’est par rejet de leur passé, par pacifisme, angélisme, hédonisme, atlantisme ou simple fatigue. Ils aspirent à une grande Suisse (quoique les Suisses aient gardé, eux, l’esprit de défense), un ensemble sûr, protégé, riche, qui exerce de surcroît, via les ONG, l’aide au développement, etc., une importante activité humanitaire et philanthropique. À l’exception de la France et de la Grande-Bretagne, ils s’en sont remis aux États-Unis pour leur sécurité, ce que le traité qui a fondé l’Alliance atlantique et l’Otan a concrétisé. Là est la vraie raison de la circonspection ou de la méfiance des autres Européens vis-à-vis du discours français sur l’Europe-puissance. Pourquoi risquer de faire double emploi avec l’Otan, pourquoi « antagoniser » les Américains, pourquoi aider les Français à retrouver, par ce biais, leur rôle évanoui ? s’interrogent-ils.
Une partie des élites européennes croit pouvoir échapper à ce dilemme en mettant en exergue le pouvoir suffisant du commerce, du droit, de la norme et de l’exemple, qui seraient le soft power de l’Europe. C’est avoir mal lu Joseph Nye et ne pas avoir réalisé que le soft power des États-Unis ne serait pas ce qu’il est sans le hard power auquel il est adossé : « La puissance intelligente, c’est l’art de marier les deux efficacement », précise-t-il ; autrement dit, missiles et fast-foods, dollars et CNN, etc. Il en irait différemment si le monde était peuplé d’Européens ou de petits pays pressés d’entrer dans l’Union et disposés à se soumettre aux conditions d’admission posées par celle-ci. Rappelons qu’il y a cinq milliards et demi de non-Occidentaux sur la planète (moins, si on inclut dans notre lot une partie des huit cents millions de Latino-Américains) et que le monde multipolaire qui surgit de facto sous nos yeux n’est pas celui de nos discours.

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Celles des élites européennes qui acceptent l’idée d’Europe-puissance ont cru, depuis le traité de Maastricht, que l’esprit de puissance – au bon sens du terme – et de responsabilité surgirait comme mécaniquement des dispositions juridiques des traités sur la politique étrangère et de sécurité commune, la PESC, puis de la création d’un haut responsable à la PESC – Javier Solana -, puis d’actions communes en Macédoine, en République démocratique du Congo, ou ailleurs. C’est la politique dite des « petits pas ». Or il faut se rendre à l’évidence : malgré le remarquable travail de Javier Solana, il y a bien loin d’ici à ce que Britanniques et Français aient la même conception des rapports avec les États-Unis, à ce que Baltes et Polonais voient la Russie avec les mêmes yeux que les pays d’Europe de l’Ouest, à ce que les Européens du Nord accordent la même place à l’Afrique et à la Méditerranée que ceux du Sud, à ce que l’accord se fasse entre les Vingt-Sept sur une action précise au Proche-Orient, etc.
Les Européens n’ont aucun mal à s’accorder dans leurs déclarations sur les principes généraux – démocratie, paix, droits de l’homme, etc. -, mais beaucoup plus sur des politiques étrangères concrètes, par suite de rivalités ou de désaccords de fond. Pourtant, si l’Europe ne devient pas une puissance et n’agit pas comme telle, son impuissance la rendra dépendante des puissances réelles du monde de demain, qu’elles soient étatiques ou autres. Au bout du compte, elle ne parviendra même plus à préserver son mode de vie. Rebaptiser Javier Solana « ministre des Affaires étrangères de l’Europe », comme le prévoyait le Traité constitutionnel, ne suffira pas. L’opposition des opinions publiques européennes à la guerre en Irak en 2003 était d’inspiration pacifiste, elle n’exprimait pas encore une quête de puissance.
Que faire, alors ?

D’abord, ne pas considérer la question du rôle de l’Europe dans le monde comme déjà réglée par les acquis bureaucratiques ou procéduraux, ou par les traités antérieurs, voire même par la stratégie européenne de sécurité adoptée le 12 décembre 2003. Provoquer au contraire ce débat. Prendre à témoin l’opinion européenne dans toute son ampleur à l’occasion d’un référendum général ou d’élections européennes : « Voulez-vous que l’Europe devienne une puissance mondiale avec ce que cela implique sur les plans diplomatique et militaire ? » Prendre le temps nécessaire pour expliquer quelle sorte de puissance serait cette Europe, comment elle défendrait ses intérêts légitimes, ses idées, tout en renforçant tous les mécanismes multilatéraux, européens et de coopération, permettant de mieux gérer les affaires du monde, car c’est ce que veulent aujourd’hui les peuples ; quelles relations elle entretiendrait avec son partenaire américain et avec les autres grands pays. Pour la France, l’idéal serait que l’Europe suive envers les États-Unis la ligne qui est grosso modo la sienne depuis le début de la Ve République : amie, alliée, pas alignée – le point délicat étant le troisième, quand un désaccord se produit malgré tout et qu’il faut le gérer, ce qui peut se faire de diverses façons : en l’attisant ou le circonscrivant, comme un feu.
Supposons que les Européens définissent ensemble une ligne autre que déclaratoire, compassionnelle ou caritative dans les grandes affaires du monde, bref, une vraie politique étrangère : quelles en seraient les conséquences ? Les États-Unis ne pourraient plus définir seuls la position du monde occidental ni imposer toutes leurs décisions à leurs alliés. Ils seraient amenés à rechercher avec les Européens une ligne de compromis. Par exemple, après le 11 Septembre, les représailles en Afghanistan auraient eu lieu, mais pas la guerre en Irak. Le processus de paix israélo-palestinien aurait été relancé malgré les nombreux prétextes invoqués pour ne pas le faire et les terribles obstacles prévisibles. Avec vigilance et précaution, la discussion des Européens et des Américains aurait repris avec Téhéran comme avec tous les protagonistes des conflits du Moyen-Orient.
L’élaboration de la synthèse entre Européens sera longue et laborieuse, mais, par là même, solide et équilibrée. Grâce à cet effort, le monde occidental serait en partie protégé d’embardées aussi extrêmes que celles qu’il a connues du jour où les États-Unis, et nous avec eux, sont passés sans « amortisseurs » de l’ère Clinton à celle de Bush II.

Le monde gagnerait à l’évidence beaucoup à ce que les Européens s’accordent sur la politique à mener envers leurs voisins et sur une ligne claire à propos des questions russe, chinoise, asiatique, arabe, africaine, latino-américaine, sur la lutte contre le terrorisme, sur l’encouragement à la démocratisation, sur la suite de Kyoto, la suite de Doha, sur la réforme de l’ONU ; à ce qu’ils ne se laissent pas entraîner dans une politique américaine de « bloc » occidental mais deviennent partie prenante d’un partenariat euro-américain.

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