La pipe du rebelle de Yoff s’est éteinte

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 2 minutes.

Paris, décembre 1995. Rue des Écoles, librairie Présence africaine : « Sembène, ce jeune homme vient de la Mauritanie. Il a lu toutes tes uvres, dont certaines sont au programme scolaire de son pays. Tes films aussi le fascinent. Tu vois, boy » Ces mots sont de Jean-Pierre N’Diaye, sociologue et journaliste, ancien collaborateur de Jeune Afrique. Là, au milieu des deux Sénégalais par un temps de neige, je ressemblais à un moineau. Face à l’auteur Ô pays, mon beau peuple, le premier que j’ai lu de lui, je crois rêver. Me voilà plongé des années en arrière dans ma ville de Sélibaby. Là où je discutais avec mes collègues de la pertinence du choix de tel ou tel sujet des Bouts de bois de Dieu, Docker noir ou Xala.
« Écoute petit, poursuit Jean-Pierre. Ce n’est pas pour rien si j’ai tenu à t’amener ici pour rencontrer Sembène. Ses livres que tu vois sont notre âme. C’est ici, et nulle part ailleurs, que tu décrypteras avec justesse nos messages. Mais ne t’adresse pas à lui en tant que journaliste »
Alors que Jean-Pierre s’agite, Sembène tire sur sa pipe, l’air absent, le visage fermé. En fait rien de méchant, je le saurai plus tard. Depuis, je l’ai rencontré à plusieurs reprises, à Paris, au Sénégal et au Burkina lors du Fespaco. Souvent il me passait des messages à travers le « parrain » Jean-Pierre. Un privilège ? Pour beaucoup oui. Puisqu’on le savait de commerce difficile, Sembène. Lunatique, il ne fallait jamais le contrarier. Il était peu ami avec les journalistes : « Quand quelqu’un vient me faire savoir qu’il connaît ma réponse, je le laisse repartir avec ses certitudes. Moi on m’écoute, sans a priori » Un jour, en compagnie de Mongo Beti, dans un café près de Présence, il lâche, dépité : « Le Cameroun n’est pas si différent du Sénégal. Nos dirigeants, en plus d’être prétentieux, ne s’occupent que de leur ventre. Du coup, pour faire des films, certains vendent leur âme. »
Sa force était dans son refus de l’exotisme facile. Il savait où ses écrits et ses bobines devaient le mener. Dans Les Bouts de bois de Dieu, il met les femmes en première ligne dans la grève du chemin de fer Dakar-Niger où il avait travaillé. Ces dames ébranlent alors le système politique ! Une première dans la littérature négro-africaine. Il traitera aussi d’autres sujets délicats : la polygamie, le célibat des femmes, le partage des pouvoirs. Sembène inverse souvent les rôles pour amener à la prise de conscience.
Enfin, à 82 ans, il signe un film d’adieu intitulé Moolaadé. Dernier et huitième long-métrage, tourné dans un prospère village burkinabè, comme pour marquer le contraste avec le sang des pauvres fillettes, primé par le prix Un certain regard à Cannes (2004), Moolaadé est un violent réquisitoire contre l’excision. Une pratique rétrograde dénoncée par un homme.
Sembène Ousmane n’a pas achevé le film qui lui tenait tant à cur, Almamy Samory Touré le résistant, à cause de la non-implication des pays ouest-africains où le royaume de Samory s’était étendu (Mali, Guinée, Sénégal), mais l’aîné des anciens a eu une vie accomplie. Sa fameuse pipe manquera à jamais de tabac, et surtout de grandes idées !

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