« La diaspora n’est plus ce qu’elle était »

À l’initiative du roi, un Conseil des communautés marocaines à l’étranger va être mis en place. Dans quel but ? Driss El Yazami, le maître d’uvre de l’opération, s’en explique.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 9 minutes.

D’ordinaire fort tranquille, l’hôtel de la Tour-Hassan, dans le centre de Rabat, est en pleine effervescence. Deux jours durant ?(2-3 juin), des Marocains pas comme les autres s’y sont donné rendez-vous à l’occasion d’un séminaire sur le thème « Marocains du monde, appartenances et participation : l’enjeu de la citoyenneté ». Ils sont nombreux (223, en comptant les experts étrangers), viennent de tous les horizons (Espagne, France, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis, Canada) et représentent leurs quelque 3,2 millions de compatriotes émigrés.
Visiblement, ces Marocains-là ne ressemblent pas aux émigrés ordinaires. Ils respirent la réussite sociale et sont manifestement bien dans leur peau. S’ils n’ont rien perdu de leurs origines diverses, qu’elles soient de Fès, du Rif ou du Souss, ils ont parfaitement assimilé les langues – et les comportements, sinon les murs – de leurs pays de résidence respectifs, tout naturellement devenus leurs secondes patries. Ils n’ont pas de problème avec les appartenances multiples : ils se sentent et s’affirment français ou néerlandais, et, tout à la fois, indéfectiblement marocains.
Outre la diversité des provenances, le nombre des femmes attire le regard. Plusieurs occupent des fonctions politiques, adjointe au maire à Marseille ou députée Vert à Berlin. Autre phénomène remarquable : la qualité des débats. Les interventions traitent sobrement du sujet, sont précises, factuelles, ciblées Rien à voir, par exemple, avec les échanges qui se déroulent à deux pas de là, dans l’enceinte du Parlement !
Avant celui de Rabat, trois autres séminaires s’étaient penchés sur des thèmes tout aussi instructifs : contribution des Marocains au développement humain ; femmes dans l’émigration ; cultures, identités et religion. On arrive ainsi à la dernière étape d’un travail d’enquête et de réflexion destiné à jeter les bases d’un Conseil des communautés marocaines à l’étranger. C’est Mohammed VI en personne qui, en novembre 2006, a demandé au Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) d’en étudier la faisabilité. Au mois de février suivant, son président, Driss Benzekri (disparu récemment), a rendu public le programme de travail. Parallèlement aux séminaires thématiques qui ont réuni des acteurs associatifs, des chercheurs tant marocains qu’étrangers, des représentants d’institutions publiques (ministères, etc.), une vaste enquête a été menée auprès des « acteurs significatifs » (associatifs, entrepreneurs, intellectuels) qui ont été invités à répondre à un questionnaire par Internet.
Troisième volet du programme : des consultations directes ont été organisées dans les divers pays de résidence*. À cet effet, on a multiplié les « focus groupes » (des panels comprenant, par exemple, une dizaine de commerçants, d’associatifs, de cadres religieux, etc.). Objectif : cerner les problèmes spécifiques des différentes communautés, recueillir les points de vue sur le Conseil en gestation, sa composition, son rôle
On le voit, l’organisation de la diaspora marocaine est une entreprise sérieuse. Et, ce qui ne gâche rien, vertueuse. À l’évidence, on ne cherche pas seulement à « encadrer » les Marocains pour mieux les surveiller. Et on ne s’intéresse pas uniquement à leur argent. On a à cur de les écouter, parce qu’on sait qu’ils ont leur mot à dire sur le nouveau Maroc.
Pour parler de cette vaste entreprise, Driss El Yazami (52 ans) est l’homme idoine. Exilé politique pendant trente-sept ans, secrétaire général de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FILDH) en 1998, compagnon efficace de Driss Benzekri dans l’aventure de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), il siège aujourd’hui au CCDH et s’est affirmé comme le maître d’uvre de l’organisation de la diaspora souhaitée par le Palais.
Esprit clair, sens aigu de l’organisation, bûcheur, modeste, El Yazami fait partie, au même titre que Benzekri et que son successeur à la tête du CCDH, Ahmed Herzenni, de cette nouvelle race de militants qui ont fait leurs classes politiques, dans l’adversité, sous Hassan II, et qui donnent aujourd’hui toute la mesure de leurs talents, sous Mohammed VI.

Jeune Afrique : Pourquoi recourir au Conseil consultatif des droits de l’homme pour organiser la diaspora marocaine ?
Driss el Yazami : Sans doute parce que le CCDH, qui comprend les représentants des partis et des syndicats, ceux de diverses ONG et des intellectuels, constitue une institution pluraliste et indépendante. En outre, n’ayant jamais été impliqué dans la gestion quotidienne de l’émigration, il est à même d’émettre en toute liberté l’« avis » demandé par Sa Majesté et de faire le travail nécessaire.

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Quel est le résultat de vos diverses investigations ?
Nous avons d’abord découvert la mondialisation du flux migratoire et, partant, la diversité des pays de résidence et des traditions nationales d’intégration. On ne s’intègre pas de la même manière aux États-Unis et en France. Ensuite, la forte féminisation de l’émigration : un Marocain émigré sur deux est une Marocaine, qui, de surcroît, a émigré seule, de son propre chef si je puis dire, et non dans le cadre du regroupement familial.
Enfin, nous avons constaté un double processus à l’uvre : d’une part, globalement, l’enracinement, l’intégration accélérée de notre émigration ; et, de l’autre, la marginalisation d’une partie non négligeable d’entre elle. La communauté marocaine à l’étranger comprend aussi bien des parlementaires (en Allemagne, en Belgique), des ministres (aux Pays-Bas, en France), que des chômeurs de longue durée avec des enfants en échec scolaire.
La diversification des profils socioprofessionnels est également frappante. On trouve de tout : des étudiants, des cadres, des chercheurs de haute volée Je pourrais citer le chimiste Faouzi Lakhdar-Ghazal, animateur de l’association Savoir et Développement, qui travaille sur le transfert des compétences vers le Maroc ; Jamal Bouaiyour, le président de l’Institut marocain de l’économie et des affaires ; Mustapha Belbah, qui est sociologue au CNRS, en France, et coauteur d’un ouvrage sur le mouvement massif des Marocains (et surtout des Marocaines) vers la naturalisation ; l’islamologue Rachid Benzine ; l’écrivain Fouad Laroui et beaucoup d’autres. Une telle richesse des profils nous conduit à réviser notre perception des communautés, longtemps teintée de misérabilisme. Dernier constat, et non des moindres : le processus d’enracinement dans les sociétés de résidence va de pair avec un attachement très fort aux sociétés d’origine.

Comment se manifeste-t-il ?
Par la fréquence des retours au pays pendant les vacances, par la forte augmentation des transferts d’argent, d’autant plus remarquable qu’on croyait leur baisse inéluctable, par l’investissement des uns et des autres dans des projets de développement Les associations de ce type se comptent par centaines. Immigration, démocratie et développement (IDD), pour ne citer qu’elle, s’efforce de créer des bibliothèques dans les villages, à Kalaat M’gouna [sinistre centre de détention secret sous Hassan II], à Al Hoceima ou encore dans la région de Fès.

Quelles sont les tendances politiques dominantes au sein de l’émigration marocaine ?
Les opinions et des choix politiques varient considérablement en fonction des réalités locales. Sous réserve d’études plus approfondies, on a le sentiment qu’avant d’avoir affaire à l’État central, l’émigré est confronté à une municipalité, à un conseil général, à un Land, lesquels déterminent ses attitudes politiques (droite, gauche, Verts, etc.).

S’agissant de la France, plusieurs interventions lors du séminaire ont paru témoigner d’un progrès sensible de l’UMP au détriment de la gauche socialiste
La droite française a pris conscience assez tôt de la sédentarisation de la population immigrée et de son potentiel électoral. C’était déjà le cas au temps [1995-1997] où Alain Juppé dirigeait le RPR. Comme les autres « minorités visibles », les Marocains ont sans doute bénéficié de ce phénomène, que Nicolas Sarkozy a emblématisé avec la désignation de Rachida Dati au ministère de la Justice.

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Qu’attendent aujourd’hui les communautés marocaines de leur patrie d’origine ?
Leur principale demande est d’ordre culturel : enseignement de l’arabe, accompagnement du culte (formation des cadres religieux), possibilité de recevoir des produits culturels de qualité, surtout des groupes musicaux

Des demandes plutôt modestes
C’est que les émigrés savent bien que, pour le reste, ils doivent avant tout compter sur les autorités de leur pays d’accueil. L’acquisition d’un terrain pour la construction d’une mosquée dépend d’une municipalité, non du gouvernement marocain. D’où les stratégies d’adaptation qui se font jour dans les communautés.

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Quelles sont les principales revendications politiques ?
Il ne s’agit pas d’une revendication à proprement parler, mais nos émigrés souhaitent être électeurs et éligibles au Maroc. À première vue, il n’y a pas de problème : la nationalité marocaine ne se perd pas et la participation politique est un droit légitime qui en découle. En même temps, la naturalisation massive des émigrés et l’émergence de nouvelles générations possédant la nationalité de leur pays de naissance posent des défis inédits dans l’histoire de l’émigration. Comment être citoyen à part entière dans deux sociétés différentes ? Comment être acteur politique à la fois en Belgique et au Maroc ? Il y a donc un problème, d’autant que, là-bas, certains États et certains secteurs de l’opinion jugent incompatible la double loyauté et exigent de leurs nouveaux ressortissants qu’ils choisissent l’une ou l’autre. L’Allemagne refuse la double nationalité depuis des lustres. Aux Pays-Bas, un ministre d’origine marocaine a récemment été contraint de faire un choix. Au Canada, il est question d’une loi interdisant la double nationalité. Au Maroc, je le répète, on ne perd pas sa nationalité, mais je ne vois pas comment nous pourrions empêcher que des restrictions soient imposées à l’exercice des droits inhérents à la nationalité.

On pourrait voter, mais non être éligible ?
Par exemple. De manière plus générale, comme l’a rappelé au séminaire l’éminent constitutionnaliste Mohamed Berdouzi, l’exercice des droits est toujours organisé par des lois et des décrets. Cette organisation implique des restrictions. Dans certains pays démocratiques, les militaires sont privés du droit de vote et les magistrats ne sont pas éligibles sans que nul ne songe à leur contester leur citoyenneté. Et puis, il est évident qu’on ne peut être ministre en France et au Maroc

Qu’en est-il de la formation du Conseil supérieur des communautés ?
Il faut attendre les délibérations du CCDH pour être fixé sur l’avis qui sera présenté à Sa Majesté dans les prochaines semaines. Mais d’ores et déjà certaines idées-?forces ont émergé des consultations et des séminaires. Le Conseil devrait refléter la diversité, voire l’hétérogénéité, des communautés, tendre vers la parité ente hommes et femmes et répondre autant que possible aux impératifs de proximité. Sur ce dernier point, on pourrait envisager une instance nationale (à l’échelle de la France, par exemple), avec des réseaux, des antennes à l’échelon régional ou local (Marseille, Lyon, etc.). Enfin, il est clair que le Conseil aura son siège au Maroc.

Ses membres seront-ils élus ou désignés ?
A priori, l’élection paraît la procédure la plus démocratique. Mais comme il s’agit d’un Conseil qui peut certes avoir force de proposition, d’autosaisine, mais reste consultatif, on ne voit pas comment éviter le principe de la nomination. Diverses modalités ont été expérimentées à l’étranger, en Espagne et au Portugal notamment. Ce qui semble sûr, c’est que le gouvernement devra procéder de manière pragmatique et évolutive.

Les mentalités ont, semble-t-il, radicalement changé : les émigrés ne sont plus ce qu’ils étaient.
Les RME sont devenus des citoyens exigeants, responsables et réalistes. Ils ne se contentent plus d’envoyer de l’argent à leur famille ou d’occuper un mois par an la maison achetée au pays. Ils ont réussi ailleurs et sont disponibles pour servir leur première patrie. Lors du séminaire, Khalid Zahouily, le patron d’une boîte de nanotechnologie, a déclaré que, ses études ayant été payées par les impôts du peuple marocain, il souhaite aujourd’hui « payer sa dette ». En marge de nos travaux, il s’est d’ailleurs efforcé de constituer des joint-ventures avec des entreprises locales

On a parlé de lobby
À tort et à travers ! Plutôt que des agents d’influence, il s’agit d’individualités et de groupes susceptibles d’articuler harmonieusement des appartenances multiples. Je dirais que ce sont des passeurs de cultures. Ils ont apporté avec eux le Maroc en Europe ou en Amérique. Et ils rapportent ici un peu d’Europe ou d’Amérique. Pour le plus grand profit de tous.

* Réunions aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, au Danemark et aux Pays-Bas, ainsi que dans plusieurs pays arabes : Tunisie, Jordanie, Émirats, Arabie saoudite et, bientôt, Algérie et Libye.

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