Émergence : qui conseille les pays africains ?
Une légion de cabinets assistent désormais les États africains dans la définition de leurs stratégies de développement. Coût, efficacité, utilité… « Jeune Afrique » fait le bilan.
Emergence. Du latin emergere, « sortir de l’eau ». Bien qu’il ne signifie pas grand-chose en économie, le mot est à la mode un peu partout dans les pays en développement. Du Sénégal au Kenya, de l’Éthiopie au Gabon, en Côte d’Ivoire et en Tunisie, et dans l’esprit de nombre de dirigeants du continent, l’émergence est devenue le dernier graal des décideurs. Telle une promesse de jours meilleurs à un horizon variable : 2020 pour les plus pressés, 2035 pour les plus prudents.
Cabinets
Ce grand marché des plans directeurs, fondations d’une solide croissance économique, quelques grands noms du conseil ont su s’en emparer. Parmi eux, le géant mondial américain McKinsey fait désormais figure de leader d’un groupe qui inclut non seulement les noms habituels tels que Boston Consulting Group (BCG), Roland Berger ou Bain & Company, mais aussi les grandes sociétés d’audit.
Mais les principales marques internationales ne sont plus seules à se partager ce marché. Plusieurs cabinets locaux sont en pleine expansion sur le continent. Au Maroc, on en dénombre deux : Valyans Consulting, fondé et dirigé par Mohcine Jazouli, qui a passé une partie de sa carrière chez EY (ex-Ernst & Young), ainsi que Capital Consulting Group, dirigé par Abdel Mounaim Saouzi, qui a notamment ouvert une implantation à Dakar. Au sud du Sahara, le Sénégalais Victor Ndiaye, fondateur de Performances Group, a ouvert sa structure en 1995 : elle est présente au Sénégal, au Gabon et au Burkina Faso.
Compétitivité
Tout cela a un coût. Même s’il est généralement supporté par les bailleurs de fonds sous forme d’appui budgétaire. Le recours à un seul de ces consultants de haut niveau – certaines missions en mobilisent jusqu’à une vingtaine – est en effet facturé quelques milliers d’euros par jour, portant à plusieurs millions d’euros le coût moyen d’un plan émergence. Un montant qui varie selon les cabinets, la durée de leur mission ainsi que l’étendue de leur mandat.
Au Maroc, la réalisation des deux premiers plans (2005 et 2009) aurait coûté de 450 à 500 millions de dirhams (de 40 à 44 millions d’euros), selon une source du ministère de l’Industrie. Le plan Gabon vert, assuré par le cabinet marocain Valyans Consulting, aurait, quant à lui, nécessité un budget de près de 9 millions d’euros, selon la même source.
Outre leur proximité avec les enjeux africains, les structures locales assurent que le coût de leurs prestations est peu élevé. « Nous sommes un tiers moins chers que nos concurrents internationaux pour la définition des stratégies et trois fois moins chers pour la phase de mise en oeuvre », avance le dirigeant de l’une d’elles.
Mais, et c’est un écueil, les difficultés de l’opérationnalisation sont pointées du doigt. Au Sénégal, le plan Takkal, conçu par McKinsey en 2011 et destiné à régler la dramatique crise énergétique du pays, a été complètement revu par le président Macky Sall. Il avait été commandité sous l’ère Wade…
« Le Maroc doit veiller à la cohérence de ses stratégies »
Interview de Mohammed Bachir Rachdi
Jeune Afrique : Au Maroc, les stratégies d’émergence se sont multipliées depuis dix ans (industrie, tourisme, agriculture, etc.). Ont-elles atteint leurs objectifs ?
Mohammed Bachir Rachdi : Pas vraiment. Et, au-delà des objectifs chiffrés, le rapport que nous avons publié au Conseil économique, social et environnemental [Cese] met en relief le manque de cohérence de stratégies économiques conçues « en silo ».
L’insuffisante coordination de ces politiques leur a fait perdre en efficacité et en effet d’entraînement global. Si ces stratégies n’atteignent pas leur plein potentiel, c’est aussi à cause de leur déconnexion par rapport à notre stratégie commerciale.
Le Maroc, quant à lui, en est à son troisième plan émergence en moins de neuf ans pour redynamiser l’économie. Et il n’est pas rare non plus que les chefs d’État élaborent ces stratégies pour des raisons promotionnelles plus que par réelle volonté de changement stratégique.
« Il nous est arrivé de refuser des projets parce qu’on sentait qu’il s’agissait uniquement d’avoir le tampon du cabinet, pour donner une bonne image du chef de l’État », admet un ancien consultant de l’un de ces grands cabinets.
Gouvernance
Derrière le boom des plans émergence, une bonne nouvelle. Après une longue période d’abandon de la planification à la suite des plans d’ajustement structurel des années 1990, durant lesquelles les politiques économiques étaient pilotées par les institutions de Bretton Woods, la puissance publique est de retour sur le terrain de la stratégie économique.
« Les États comprennent qu’ils peuvent évoluer très vite s’ils mettent en place les bonnes politiques ; ce n’était pas évident il y a quelques années. La stabilité retrouvée de l’Afrique a aussi permis de penser à plus long terme », avance Alexandre Gorrito, gérant du bureau de BCG à Luanda.
Mais, pour les États, se pose la question des qualifications des fonctionnaires chargés de définir les politiques industrielles. « Tous les pays africains disposent de compétences intellectuelles, mais pas forcément dans les administrations, constate l’associé d’un grand cabinet. En recrutant un consultant international, on a accès à un service haut de gamme. »
Les cabinets internationaux peuvent concevoir un plan stratégique en un temps record de trois mois à six mois.
Un argument que Moulay Hafid Elalamy réfute. Le ministre marocain de l’Industrie (et grand patron) a préféré faire appel à des experts marocains dans la définition du Plan d’émergence aux écosystèmes performants. « Avant de dépenser de l’argent, je pense d’abord à consommer ce que j’ai. Et le ministère regorge de compétences. Des experts marocains nous ont également accompagnés bénévolement. Cette stratégie n’a rien coûté à l’État », souligne-t-il. Toutes les administrations ne sont toutefois pas au niveau de celle du Maroc…
« Les États commandaient des documents de planification. La différence aujourd’hui, c’est le niveau de précision, constate Victor Ndiaye. Les plans actuels présentent des projets et des réformes extrêmement précis, avec une description des marchés, une analyse de la concurrence et du potentiel, des objectifs chiffrés qui permettent d’évaluer les progrès réalisés. » Les cabinets internationaux ont pour atout leur rapidité d’exécution : immédiatement mobilisables, ils peuvent concevoir un plan stratégique en un temps record de trois mois à six mois.
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Implication
« La gestion macroéconomique des États s’est beaucoup améliorée par rapport à ce qui se faisait dix ans auparavant. Mais au niveau des secteurs, on ne retrouve pas le même niveau de compétence, d’où le besoin de recourir à cette approche », justifie Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique auprès de l’ONU.
La clé du succès d’une telle mission de conseil réside dans l’appropriation qui en est faite non seulement par les administrations locales, mais aussi par les représentants du secteur privé et de la société civile.
« Quand une société de conseil définit une stratégie, même si elle est bien faite, il faut que le gouvernement y soit associé en amont pour qu’elle ait une chance d’être intégrée au plan. Ce dernier doit avant tout passer par une phase politique », insiste Carlos Lopes. « Le cabinet qui accompagne les entreprises ne doit absolument pas apparaître. S’il est mis en avant, cela signifie qu’il existe un problème. Si le plan est présenté comme le nôtre, nous avons échoué », soutient Victor Ndiaye.
« Après que le gouvernement a formulé ses besoins, il est nécessaire d’encadrer ces cabinets pour qu’ils ne fassent pas de copier-coller, met en garde Amadou Kane, ancien ministre de l’Économie et des Finances du Sénégal, impliqué dans la définition du plan émergence du pays, lancé en 2012. Nos fonctionnaires sont très compétents, mais ils ne savent pas travailler avec les collaborateurs de ces cabinets. Au Sénégal, par exemple, nous avons mis en place une structure originale, dotée de profils capables de parler avec eux d’égal à égal. » L’ancien banquier devenu consultant, pur produit du secteur privé, sait de quoi il parle : « Ces gens-là ne font pas de cadeaux. »
Quatre consultants à la loupe
Victor Ndiaye
PDG fondateur de Performances Group
En 1995, ce diplômé de HEC a fondé son propre cabinet de conseil en stratégie à Dakar. Depuis, il a travaillé pour divers pays et régions d’Afrique. Son dernier fait d’armes ? Les contrats pour les plans émergence gabonais et équato-guinéen. D’autres missions sont en cours, assure le patron.
Patrick Dupoux
Directeur associé du bureau de Casablanca de Boston Consulting Group
Il rejoint Boston Consulting Group en 2001 puis prend la direction du bureau de Casablanca en 2010. Diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées, titulaire du MBA de l’Insead, il est coauteur d’un rapport remarqué sur l’émergence du continent, « The African Challengers ».
Amine Tazi-Riffi
Directeur Afrique de McKinsey
En 1996, tout juste sorti de sa formation à l’Insead, Amine Tazi-Riffi intègre le cabinet McKinsey où, à peine quatre ans plus tard, il est nommé associé senior. Spécialiste du secteur public, ce Suisse d’origine marocaine a participé à l’ascension fulgurante du cabinet en Afrique, une activité qu’il pilote depuis Genève.
Mohcine Jazouli
PDG fondateur de Valyans Consulting
Diplômé de Paris-IX Dauphine, Mohcine Jazouli a travaillé dans le conseil, notamment dans la branche marocaine de EY (ex-Ernst & Young). En 2005, la fusion avec Arthur Andersen, qu’il orchestre au Maroc, donne naissance à Valyans Consulting, qui tente de faire jeu égal avec les cabinets d’envergure mondiale.
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