Écran noir pour le cinéma africain

« L’aîné des anciens » du septième art du continent s’est éteint à l’âge de 84 ans. L’uvre de l’écrivain-cinéaste sénégalais, prolifique et protéiforme, est immortelle.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

« La lutte continue. » Une voix inconnue s’élève au milieu de la foule venue rendre un ultime hommage à Sembène Ousmane. Tout au long de cet après-midi du 11 juin, la même phrase sera une fois, dix fois, cent fois psalmodiée par les uns et les autres comme pour se convaincre de la lourde tâche qui incombe désormais à chacun. Aujourd’hui, plus que jamais, les proches, les collaborateurs, les admirateurs de l’homme se souviennent de toutes les luttes qu’il a menées au fil de son existence. Officiels et anonymes, face au public ou en toute discrétion, racontent son courage, sa détermination et son engagement. L’un explique comment il a été le premier à briser certains tabous en abordant dans ses films le suicide, le viol ou encore l’excision. L’autre revient sur ses désaccords avec Léopold Sédar Senghor et l’interdiction de ses films, Ceddo et Camp de Thiaroye Tous ont oublié aujourd’hui les coups de gueule et la dureté de certains de ses propos. Ils saluent ses grandes ambitions pour l’Afrique et sa volonté de rassembler les peuples du continent. L’atmosphère qui règne dans la cour de la morgue de l’hôpital Principal de Dakar, où est exposée la dépouille enveloppée d’un linceul noir brodé d’inscriptions en arabe dorées, est étrange. Alors que certains fondent en larmes, d’autres affichent de grands sourires en évoquant l’uvre cinématographique et littéraire du « doyen Sembène » qui doit « absolument être revisitée, car elle est pleine de sagesse et de leçons de courage ». Plus tard, après l’inhumation au cimetière musulman de Yoff, l’ambiance à la résidence du défunt est tout aussi inhabituelle pour de telles circonstances. Ni la chaleur écrasante ni le soleil ardent n’empêchent plusieurs groupes de se former devant Galle Ceddo (la maison du Ceddo) où l’un des trois fils de Sembène et quelques autres proches parents reçoivent les condoléances. Des gens se donnent l’accolade. Et même se laissent aller à quelques éclats de rire. Au moment où l’on dit adieu à l’octogénaire pionnier du cinéma africain, la joie des retrouvailles entre artistes qui ne s’étaient plus croisés depuis longtemps apporte un brin de bonheur. L’atmosphère se détend et rappelle une nouvelle fois que « la lutte continue ». Sembène est mort, vive Sembène !

Galle Ceddo surplombe la mer agitée. Dans ce quartier résidentiel de Yoff Océan, les murs gris en ciment dans lesquels sont incrustés de petits morceaux de coquillages blancs, les volets en bois rouge bordeaux et les quelques fresques représentant des cavaliers sur leurs montures contrastent avec le style des maisons voisines, mais ne jurent pas avec l’environnement marin. Les gros rochers noirs et la mer sont si près. Galle Ceddo est sans artifice, empreinte de sobriété. Elle est à l’image de l’artiste qui s’y est installé dans les années 1970. À l’époque, la zone était inhabitée, envahie de cactus et de serpents.
Sembène Ousmane était considéré par beaucoup comme « un vieil ours bourru qui envoyait balader les gens sans aucun ménagement », ont rappelé quelques-uns de ses fidèles collaborateurs lors des funérailles. « Certains disaient qu’il était méchant, s’indigne même l’acteur Thierno Ndiaye Dos, qui a souvent tourné avec lui, mais en fait ils ne le connaissaient pas. Il était exceptionnel, gentil et généreux », dit-il ému, de sa voix grave et profonde devenue chevrotante. Son regard habituellement si intense est assombri par les larmes. « Sembène n’avait pas peur de la mort », précise l’un de ses très proches compagnons, le réalisateur Clarence Delgado, qui gère la maison de production de Sembène, Doomi rew (Enfant du pays). « Un jour, il m’a avoué qu’il voulait vivre, car il avait encore tant de choses à dire, se souvient Delgado qui l’a côtoyé pendant près de trente ans. Avant de mourir, il avait achevé l’écriture du scénario de La Confrérie des rats, dernier volet de la trilogie comprenant Faat Kiné et Moolaadé. Mais aujourd’hui, malgré les appels à la poursuite des combats de Sembène et à la promotion de son art, nul ne sait si ce film et l’épopée de Samory Touré seront un jour portés à l’écran », reconnaît son ami. Sembène Ousmane était un bourreau de travail. Il se rendait tous les matins dans les locaux abritant Doomi rew – prêtés par la RTS (Radiodiffusion Télévision du Sénégal, média d’État) -, avenue de la République, au cur de Dakar, non loin du palais présidentiel. « Un véritable musée », raconte le critique de cinéma Baba Diop, l’un des rares journalistes sénégalais qui a pu le côtoyer pendant plus de vingt ans sans escarmouche. « Il ne jetait rien. Il gardait un tas d’objets récoltés au cours de ses voyages à travers le monde. Même les distinctions avec lesquelles il entretenait une relation controversée y étaient toutes exposées, se souvient-il. Sembène aimait travailler et, dès qu’il arrivait à son bureau, il enfilait un anango [tunique traditionnelle] ou l’un des tee-shirts qu’il rapportait des festivals de cinéma. Comme pour se rappeler l’époque où il était ouvrier, il se mettait en tenue de travail. Sembène possédait aussi une très belle collection de pipes. Il vouait une véritable adoration à ses pipes et, un jour, au cours d’une interview, il m’a dit que celle qu’il portait à ses lèvres était un peu comme une femme qu’il tâte, caresse C’était très érotique », ajoute-t-il en précisant que, malgré l’affection et l’admiration qu’il avait pour la gent féminine, Sembène n’a jamais réussi à partager longtemps sa vie avec une épouse ou une amante À propos de la relève du défunt, Diop se dit inquiet : « Je pense que beaucoup ont parlé aujourd’hui sous le coup de l’émotion, sans mesurer l’ampleur de la tâche. Sembène était un grand homme, il ne sera pas facile de faire face aux défis qu’il s’est toujours imposés. »

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Les autorités ont promis d’organiser un hommage grandiose à Sembène Ousmane. En attendant, peut-être ses films arriveront-ils enfin dans les foyers grâce à la télévision (car il n’y a pratiquement plus de vraies salles de cinéma au Sénégal). Peut-être les élèves liront-ils avec plus d’attention Les Bouts de bois de Dieu et Ô pays, mon beau peuple, deux livres encore au programme dans certaines écoles. Peut-être le terme « Ceddo » ne sera-t-il plus associé à ces combattants sénégalais du XVIIe siècle réputés pour leur amour de la liberté et qui s’étaient farouchement opposés à l’islamisation des peuples, mais à ces Africains uvrant pour l’unité et la prospérité du continent, comme « doyen Sembène ». Peut-être

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