Chinua Achebe

Lauréat du Man Booker International 2007, l’une des plus importantes distinctions littéraires du monde, l’écrivain nigérian, 76 ans, n’est rien d’autre que le père du roman africain moderne.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

« Tant que les lions n’auront pas leur propre historien, les récits de chasse continueront de chanter la gloire du chasseur », aime à répéter le Nigérian Chinua Achebe, auteur d’une uvre littéraire pionnière qui a su arracher l’Afrique aux stéréotypes de la représentation européenne. L’écrivain vient d’être primé à l’âge de 76 ans par le jury du prix britannique Man Booker International (MBI) qui est une émanation du prestigieux Booker Prize (l’équivalent du Goncourt français). Ce prix, doté d’une rétribution de 60 000 livres sterling (environ 90 000 euros), a été créé en 2005 pour distinguer tous les deux ans un auteur majeur contemporain quelle que soit sa nationalité, à la seule condition que ses livres soient écrits ou traduits en anglais.
La portée internationale du prix fait penser au Nobel. La presse l’a d’ailleurs qualifié d’emblée de « Nobel bis ». On a même pu lire ici et là que le MBI était un prix de consolation pour les auteurs américains oubliés par les jurés scandinaves. Pronostic démenti dès la première année lorsque le prix fut attribué au grand romancier albanais Ismaïl Kadaré. Le récipiendaire 2007 est donc Chinua Achebe, un Africain, qui concourait aux côtés d’autres géants de la littérature mondiale tels que les Britanniques Salman Rushdie et Doris Lessing, les Américains Don DeLillo et Philip Roth, les Canadiens Margaret Atwood et Michael Ondaatje, le Français Michel Tournier, l’Israélien Amos Oz et le Mexicain Carlos Fuentes.

Justifiant le choix du lauréat, la présidente du jury, l’universitaire Elaine Showalter, a rappelé que le roman culte d’Achebe Things Fall Apart (Le Monde s’effondre) ainsi que ses autres récits, tous ancrés dans le Nigeria profond, ont ouvert la voie à une fiction africaine moderne. « Ces ouvrages ont aussi servi de modèles aux écrivains du monde entier en quête de mots et de formes spécifiques pour décrire les réalités des sociétés émergentes », a-t-elle ajouté.
Chinua Achebe fait figure de patriarche de la littérature africaine contemporaine. Considéré comme le père du roman africain moderne, il est l’auteur de cinq romans, de deux recueils de nouvelles, mais aussi de nombreux poèmes et essais sur la littérature et la politique.

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Né le 16 novembre 1930 à Ogidi, dans l’est du Nigeria, Albert Chinualumogu (la partie victorienne de ses prénoms sera abandonnée en cours de route) est le cinquième d’une fratrie de six enfants. Ses parents, ibos, sont de fervents chrétiens. Bon élève, il obtient une bourse pour poursuivre ses études dans un lycée d’Umuahia – ville que l’on retrouvera souvent dans ses livres – puis à l’université d’Ibadan.
Entré à la radio nigériane en 1954, Achebe fera une longue carrière dans la presse de son pays avant de partir enseigner dans des universités britanniques et américaines. Il se lance très tôt dans la littérature en faisant paraître des nouvelles dans des journaux d’étudiants. Lorsqu’il publie en 1958 Le Monde s’effondre, il n’y a pas encore de tradition romanesque à proprement parler dans l’Afrique anglophone. Il existait toutefois une littérature coloniale pléthorique produite par des voyageurs et des fonctionnaires de l’administration anglaise.
Dans ses essais consacrés au rôle du romancier en Afrique, Achebe a expliqué que c’est l’image rétrograde et caricaturale que les écrivains « coloniaux » donnaient du continent qui l’a poussé à se lancer dans l’écriture afin de « réhabiliter tout ce qui avait été si profondément bafoué et récusé » par les plumes occidentales. Il s’en prend particulièrement à l’écrivain anglais Joseph Conrad, auteur de l’archiclassique Au cur des ténèbres, qu’il accuse d’avoir « réduit [dans son roman] l’Afrique à une simple toile de fond privant les Africains de leur humanité ».

C’est en contrepoint au roman colonial qu’Achebe a construit son projet littéraire. Un projet dont le but est, comme il l’a souvent écrit, de « faire comprendre à [ses] lecteurs que leur passé – malgré toutes ses imperfections – n’est pas cette longue nuit de barbarie dont les premiers Européens sont, au nom de Dieu, venus les délivrer ». Le romancier le réalise en mettant l’Histoire et ses vicissitudes au cur de ses récits. Ainsi sa tétralogie, dont Le Monde s’effondre est le premier tome, propose-t-elle une vaste fresque historique du Nigeria précolonial à celui d’aujourd’hui, en passant par l’arrivée des colonisateurs et des missionnaires britanniques et son impact dévastateur sur la société traditionnelle.
Cette société traditionnelle, qui est incarnée dans le premier volume par le personnage aristocratique d’Okonkwo, s’effondre moins à cause de la supériorité du colonisateur qu’en raison de ses propres incohérences et contradictions, qui l’empêchent de se renouveler. « L’histoire de la colonisation apparaît ici, explique le spécialiste de cette uvre subtile et magistrale Alain Séverac, comme une suite de circonstances fortuites et d’accidents n’obéissant à d’autres lois que l’éternel mouvement de pendule qui conduit toute création de l’ordre vers le chaos et inversement. » Il s’agit, selon l’expression heureuse d’un autre critique, de la « tragédie de l’histoire » qui est sans doute le véritable thème de la fiction achébéenne.
Le brio avec lequel Achebe a su raconter cette tragédie tout en se gardant de porter des jugements moraux a fait de lui l’un des romanciers africains les plus lus. Le Monde s’effondre, écrit à 25 ans, a été traduit en une cinquantaine de langues et s’est vendu à 12 millions d’exemplaires. Il a aussi inauguré la célèbre collection africaine des éditions Heinemann qu’Achebe a dirigée de 1962 à 1972.

Paralysé des membres inférieurs à la suite d’un accident de voiture survenu en 1990, Chinua Achebe vit aujourd’hui aux États-Unis où il est professeur de littérature au Bard College de New York. L’éloignement de la terre natale, où il ne peut retourner pour des questions de santé et dans laquelle il a toujours puisé son inspiration, explique qu’Achebe n’a guère publié de fiction depuis la parution de son dernier roman Les Termitières de la savane il y a quelque vingt ans. Il n’a pas pour autant cessé d’écrire, comme le prouve la parution récente d’un recueil de ses poèmes en Angleterre. Il a également publié il y a quelques années, à l’occasion de ses 70 ans, une collection d’essais issus des discours prononcés à Harvard et intitulée Home and Exile (« Maison et exil »), dans laquelle il explore son étonnant parcours d’écrivain dans une société où la chose écrite n’a toujours pas le prestige de la littérature orale.

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