Au cur d’une usine flottante

Sur la plate-forme pétrolière de Dalia, près de deux cents travailleurs partagent leur quotidien entre travail et solitude. Loin de la terre ferme. Reportage.

Publié le 18 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

A intervalles irréguliers, le sol penche très légèrement dans un sens, dans l’autre, puis se stabilise. L’inquiétant mouvement de balancier ne perturbe pas les employés de la salle de contrôle. Dans un silence studieux, une dizaine d’hommes scrutent des écrans, actionnent une manette, appuient sur un bouton. Autour d’eux, de longues fenêtres découpent l’océan Atlantique et le ciel, immuablement bleus, en rectangles égaux.
Ils sont à bord d’un vaisseau qui ne va nulle part, posé dans les eaux territoriales angolaises, à 150 kilomètres au large de Luanda. Un FPSO (Floating Production Storage and Offloading), dans le jargon des pétroliers. Une usine flottante vaste comme le Stade de France (17 ha), reliée à 71 puits enfouis à 800 mètres sous terre, qui, chaque jour, pompe 240 000 barils d’or noir et les recrache dans douze cuves entreposées dans son giron. Aux yeux des ingénieurs de Total, la compagnie opératrice (aux côtés de l’américain Esso, du britannique BP et des norvégiens Statoil et Norsk Hydro), l’installation est une petite merveille de technologie, la « Ferrari des plates-formes », où « tous les ordres de grandeur sont hors du commun ». Une odyssée de 20 000 kilomètres l’a menée de Corée du Sud, son lieu de fabrication, en Angola (deuxième producteur de pétrole au sud du Sahara), où elle a été inaugurée en grande pompe le 29 mars dernier.

Cent quatre-vingts personnes vivent dans cette forteresse maritime où rien ne différencie les jours, sinon une pluie occasionnelle et le passage, deux fois par semaine, des navires tankers venus charger le pétrole. « Français, Angolais, Belges, Australiens, Anglais, Indiens : nous avons toutes les nationalités à bord », se félicite un responsable de Total. « Il y a même un Mauritanien ! » feint-il de s’étonner, comme pour apporter une touche d’exotisme au tableau d’une vie quotidienne désespérément monotone.

la suite après cette publicité

Un mois de travail douze heures par jour, un mois de repos, et ainsi de suite : tel est le rythme des employés, ingénieurs comme ouvriers, sous contrat de droit français ou international. Pour les Angolais, moins nombreux, c’est « quinze jours-quinze jours ». Quand ils ne travaillent pas à surveiller le pompage dans la salle des machines, à souder un tuyau ou à guetter la moindre usure, les pensionnaires de Dalia – c’est le nom du gisement – passent le temps dans les living quarters, un immeuble blanc immaculé de six étages situé à l’une des extrémités du FPSO, le plus loin possible des installations dangereuses.
Là, il y a le « mess » : une grande pièce avec un bar, quelques tables et canapés, un ordinateur, une étagère et des murs quasiment nus. Dans un coin, un petit groupe s’est formé autour d’un joueur de guitare dont les notes nostalgiques ne suffisent pas à animer les lieux Quelques pas plus loin, un manuvre tourne les pages d’un magazine, seul. Au mess comme ailleurs, on se détend dans le calme, souvent le silence, sans jamais oublier que l’on se trouve dans un lieu à hauts risques. « Après le boulot, c’est toujours le boulot », raconte un employé. Impossible de siroter un verre d’alcool, c’est strictement interdit. Il est en revanche permis de fumer, dans certaines pièces uniquement. Possible aussi de regarder un DVD, de s’adonner à des jeux de société ou d’entretenir sa forme dans la salle de sport, une pièce tout en longueur aux murs nus, encore. Les nuits – ou les jours pour ceux qui travaillent de nuit – se passent au cinquième étage, dans des cellules sommairement équipées et peu décorées : lit, penderie, bureau et cabinet de toilette. La moitié d’entre elles, qui donnent sur le mur censé protéger du feu, sont dépourvues de fenêtre. Et, à l’exception de celles de quelques chefs, la majorité est partagée par deux, voire trois collègues
« On a une belle salle de sport, il y a des vélos, on ne s’ennuie pas et on n’est pas à plaindre », assène Ludovic, ingénieur d’une quarantaine d’années dont l’épouse et les trois enfants vivent en Bretagne. « Ma vie en France, c’était lever à 6 heures, coucher à 22, et je n’avais pas le temps de voir mes enfants, poursuit-il. En travaillant ici, je les vois plus, même si ce n’est qu’un mois sur deux. » Cette satisfaction, chacun la revendique.

« Environ 90 % des Angolais rêvent de jober ici, on a de la chance », certifie Cédric, trentenaire natif de Mantes-la-Jolie (banlieue ouest de Paris), avant de reconnaître : « Oui c’est vrai, c’est un peu comme une prison. Ce qui me manque, c’est un ballon de basket avec un terrain, des loisirs sains. » Fidélité à son entreprise ou autopersuasion, ce pur produit Total ne peut s’empêcher de nuancer : « Je relativise, car je ne reste qu’un mois. Quand je travaillais sur les pétroliers, il y avait des Sénégalais qui faisaient six mois. » Avant Dalia, Cédric a vécu sur Nkossa, une installation offshore au Congo-Brazzaville. Ceux qui, comme lui, enchaînent les missions sur les plates-formes sont nombreux.

« Moi, je ne me vois pas vivre autrement », lance un agent de sécurité. Chacun affirme trouver son compte dans cette vie monacale et sans contraintes domestiques (le lit est fait, le linge lavé et le repas pris à la cantine), cette vie où les plaisirs sont rares et les femmes absentes (bien qu’elles soient autorisées à travailler sur un FPSO, celui de Dalia n’en compte aucune). Une vie qui serait hors du temps si les coups de fil et les courriels envoyés aux proches ne venaient égayer le quotidien.
Cédric, lui, préfère voir tout cela du bon côté. « Je suis jeune et ici, professionnellement, je progresse plus vite qu’en France. » Dans moins d’un an, il quittera Dalia pour Paris, où Total financera pour lui une année d’études. En attendant, pendant son mois de repos, il retrouve sa petite amie – employée à la Sécurité sociale – à Mantes-la-Jolie. Ou ailleurs, pour des vacances. Prochaine destination, l’Égypte. Certains de ses collègues étrangers ont une compagne à Luanda et la rejoignent à terre pendant la « coupure ». Pour tous, la vie sur une plate-forme crée des liens solides et parfois même des amitiés. « On est tous dans le même bateau », s’amuse Ludovic.

Point de test psychologique pour savoir si la nouvelle recrue va tenir le coup, ni de visite des lieux qui permette au candidat d’arrêter sa décision. « C’est comme le baptême du feu pour les pompiers », poursuit Ludovic. Il arrive que cela tourne au vinaigre et que certains démissionnent. Mais de ces sujets-là, comme des relations amoureuses entre collègues, des insomnies, des coups de cafard et de l’agressivité entre collègues, on ne parle pas Si chacun reconnaît que l’argent est la principale motivation, les détails du salaire sont tout aussi sensibles : « Je touche deux fois ce que je toucherais en France », se contente de dire Cédric. « Dix mille euros tombent sur mon compte à la fin du mois, mais avec ça, il faut que je vive pendant soixante jours », confie l’un de ses collègues sous contrat « international ».
Les tuyaux continuent de pomper, les cuves de se remplir puis de se vider, les tankers de charger, le pétrole angolais de se vendre à prix d’or sur les marchés internationaux et Luanda de s’enrichir. Dans la capitale, à 150 kilomètres de Dalia, des grues s’agitent pour construire des tours censées abriter les bureaux des compagnies pétrolières, des véhicules japonais flambant neufs arpentent le front de mer et, le soir venu, la jeunesse dorée, oublieuse des vingt-sept années de guerre civile qu’ont connues leurs parents, s’enivre dans des clubs branchés. De tout cela, rien ne filtre jusqu’à Dalia.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires