Tous contre Moubarak

Acte isolé ou non, l’attentat du 7 avril au Caire est intervenu dans un contexte marqué par la généralisation du mécontentement populaire. Derniers en date à rejoindre les rangs de la contestation, les juges.

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 5 minutes.

L’attentat du 7 avril, rue Gohar al-Qaïd, près de Khan al-Khalili, quartier historique du Caire, qui a tué quatre personnes – dont deux touristes français et un américain – et en a blessé dix-sept autres, a été condamné par toutes les forces politiques égyptiennes. Les premiers à le dénoncer ont été les Frères musulmans (mouvement non reconnu, mais toléré), ainsi que le Djihad al-Islami et la Gama’â Islamiya, branches historiques de l’islamisme armé égyptien qui ont proclamé l’arrêt de la lutte armée en 1998.
Survenu six mois jour pour jour après l’explosion d’une voiture piégée à Taba, près de la frontière israélienne, qui a fait trente-quatre morts et plus d’une centaine de blessés, en majorité des touristes israéliens, ce nouvel attentat est-il un acte isolé, comme cherchent à le montrer les autorités égyptiennes, ou annonce-t-il l’avènement d’une nouvelle forme de terrorisme islamiste, ainsi que le craignent certains experts ?
L’auteur est un certain Hassan Rafaat Ahmed Bichindi, jeune homme d’une vingtaine d’années qui suivait des études d’ingénieur dans une université du Caire et habitait à Choubra al-Kheima, quartier populaire du nord de la capitale. Ses motivations restent très floues. Car, tout en rejetant la thèse de l’attentat suicide et en soutenant que le terroriste se serait fait sauter par mégarde – la bombe aurait été destinée à un autre endroit -, les autorités égyptiennes n’écartent pas la possibilité qu’il ait bénéficié de complicités. Sinon, comment expliquer les nombreuses arrestations effectuées dans son entourage ?
Le terroriste, dont l’identité a pu être établie grâce à un test ADN, un portrait-robot et une identification par deux membres de sa famille (son oncle et sa tante), a-t-il fabriqué lui-même sa bombe en suivant des instructions téléchargées sur Internet ? C’est ce que prétendent les autorités policières, qui auraient trouvé, lors d’une perquisition à son domicile, un CD où étaient gravées toutes les indications nécessaires. Le jeune homme, dont les penchants islamistes étaient connus de ses proches, aurait agi seul, sous l’effet des émotions provoquées par les tensions en Irak et dans les territoires palestiniens ainsi que par la mort, en août dernier, de son père.
Ces explications auraient pu être acceptées si elles ne trahissaient la volonté du régime de conforter ses propres certitudes, à savoir que le terroriste n’a pas agi par haine du pouvoir égyptien. À preuve : il a pris pour cible des étrangers ; il s’est fait tuer par mégarde, le phénomène des attentats suicides étant étranger aux traditions du pays ; il a aussi agi seul, presque par désespoir, n’étant membre d’aucun groupe connu, local ou étranger ; son acte est, par conséquent, isolé, confirmant ainsi les succès de la politique sécuritaire égyptienne, qui a pu éradiquer les mouvements islamistes armés depuis le milieu des années 1990.
Tout cela est trop beau pour être vrai et n’explique pas, en tout cas, comment un jeune homme est parvenu à faire exploser – même par mégarde – une bombe en plein centre du Caire, sans l’aide – organisationnelle ou logistique – de qui que ce soit. Le terroriste a-t-il agi sous la férule des « Brigades de la fierté islamique sur la terre du Nil », groupe jusque-là inconnu qui a revendiqué l’attentat dans un communiqué non authentifié, diffusé le 8 avril sur un site islamiste ? Les autorités égyptiennes ont préféré ignorer cette revendication, qui leur a semblé d’autant moins crédible qu’elle contredit leurs propres analyses. Elles n’ont pas réglé le problème pour autant.
Ces « Brigades », qui ont dit avoir voulu « venger les frères détenus, martyrs de l’injustice » et « prouver au président Hosni Moubarak qu’il y a aussi des moudjahidine aux aguets, mobilisés en permanence contre lui et ses semblables », n’ont sans doute rien à voir avec les groupes islamistes traditionnels locaux, comme les Frères musulmans, qui préconisent désormais le dialogue politique et ambitionnent de prendre le pouvoir par les urnes. Et encore moins avec le Djihad al-Islami et la Gama’â Islamiya, dont le dernier attentat a eu lieu dans le temple de Hatchepsout à Louxor, le 17 novembre 1997, causant la mort de 58 personnes, en majorité des touristes suisses. Ces deux groupes, dont la plupart des leaders croupissent en prison, ont abandonné officiellement la lutte armée et leurs éléments les plus extrémistes ont rejoint le djihad international en Afghanistan et ailleurs.
Quoi qu’il en soit, l’attentat est intervenu dans une période marquée par l’exacerbation des tensions internes et le renforcement de la répression contre les opposants, notamment les islamistes. Il apporte aussi la preuve que le pays n’est pas à l’abri d’un retour du terrorisme et que le maintien du blocage politique actuel est la principale cause de la réapparition des mouvements radicaux.
Le président Moubarak, au pouvoir depuis vingt-quatre ans et briguant un cinquième mandat de six ans, a promis, fin février, d’ouvrir la vie politique et de faire amender les articles 76 et 77 de la Constitution afin de permettre la multiplicité des candidatures au scrutin présidentiel de septembre prochain. Il pourrait cependant prendre prétexte de ce retour de la violence pour renvoyer aux calendes grecques les réformes actuellement examinées par Majlis al-Chaâab (Parlement), comme semblent l’y encourager certains commentateurs de la presse officielle. Ainsi Ibrahim Saâda, rédacteur en chef de Akhbar Al-Youm, n’a-t-il pas hésité à accuser les partis de l’opposition d’être « indirectement responsables du retour du terrorisme ». En multipliant les manifestations contre le président Moubarak, ces derniers auraient créé, selon lui, une atmosphère propice au retour de la violence.
Sa consoeur Amel Othman a plaidé, de son côté, pour le maintien de l’état d’urgence en vigueur depuis l’assassinat de l’ancien président Anouar al-Sadate, en octobre 1980, et dont l’opposition ne cesse de réclamer la levée comme le prélude à toute réforme politique.
De là à penser que l’attentat a été perpétré par un groupuscule infiltré par les services de renseignements égyptiens, il y a un pas que certains opposants n’ont pas manqué de faire. « Cette thèse est surréaliste et absurde. Elle traduit l’ampleur du malentendu qui oppose aujourd’hui une rue en colère à un pouvoir refusant de céder la moindre parcelle de liberté à la population », a écrit Abdallah Sennaoui, rédacteur en chef du quotidien nassérien Al-Arabi.
La reprise des marches de protestation, le 12 avril, dans les rues de la capitale, à l’initiative du Mouvement égyptien pour le changement, plus connu sous l’appellation Kifaya (« Ça suffit ! »), ainsi que des Frères musulmans, montre la détermination de l’opposition à faire aboutir les réformes politiques promises par le régime. Le coordinateur de Kifaya, George Is’hâq, a d’ailleurs annoncé une série de manifestations dans une douzaine de grandes villes, le 27 avril, pour protester contre un cinquième mandat pour le président Moubarak – ou la cession du pouvoir par ce dernier à son propre fils, Gamal, 42 ans, patron de la commission politique du Parti national démocratique (PND, au pouvoir).
L’association professionnelle des juges a appelé de son côté à une réforme du système judiciaire, de manière à garantir l’indépendance de la justice et son autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif. Si ces réformes ne sont pas mises en oeuvre au cours des prochains mois, les 12 000 membres de l’association pourraient décider le boycottage des prochaines élections présidentielle et législatives, dont ils sont pourtant chargés de superviser le déroulement.
Pour Moubarak et son gouvernement, les prochains mois risquent donc d’être fort agités.

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