Le printemps de Doha

Les pétrodollars affluent, la démocratisation s’amorce et la capitale se métamorphose à vue d’il. Mais les velléités modernistes de l’émir agacent prodigieusement le puissant voisin saoudien

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 10 minutes.

Etonnant petit émirat. Il y a une quinzaine d’année, le Qatar était l’un des pays les moins développés de la région du Golfe. Une petite péninsule désertique, du sable, des cailloux, un front de mer ingrat, peu de plages et une capitale tristounette, avec ses interminables alignements de villas sans âme… Et du pétrole, pas en quantités astronomiques mais suffisamment pour faire vivre les cent cinquante mille Qataris et les membres de la famille régnante, les Al Thani. Aujourd’hui, le Produit intérieur brut (PIB) par habitant de ces mêmes Qataris est l’un des plus élevés au monde : 30 000 dollars, en prenant en compte, bien sûr, les quelque six cent mille travailleurs immigrés, qui ne ramassent que de – grosses – miettes du gâteau.
Bienvenue, donc, dans ce nouvel émirat pétrolier et, plus encore, gazier qu’est devenu le Qatar ! Ses réserves de brut s’élèvent à près de 5 milliards de barils – soit un siècle de production – et ses réserves de gaz naturel, les deuxièmes au monde après celles de la Russie, ne devraient pas être épuisées avant trois siècles. Le Qatar est aujourd’hui l’un des tout premiers producteurs de gaz, et le montant des revenus qu’il tire globalement des hydrocarbures devrait atteindre pour l’exercice fiscal 2005 la somme vertigineuse de 50 milliards de rials (10,6 milliards d’euros). En 1998, elle dépassait péniblement 13 milliards de rials.
Pour comprendre cette petite révolution, un retour en arrière s’impose. En juin 1995, Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani, l’ambitieux prince héritier, dépose Cheikh Khalifa, son père, alors que celui-ci se trouve en voyage officiel à l’étranger, et s’empare des rênes du pouvoir. Très vite, il impose à la politique qatarie un virage à 180 degrés. En dépit de l’hostilité ouverte de l’Arabie saoudite, dont les dirigeants ont toujours été très proches de son père, le nouvel émir emprunte des sommes considérables sur les marchés internationaux des capitaux. Son objectif : faire décoller l’industrie gazière. Il ouvre le pays aux investisseurs internationaux, ce que son père s’était toujours refusé à faire, engage la construction de l’immense base aérienne d’al-Udeid, autre projet combattu par Cheikh Khalifa, et fait savoir aux responsables américains que les installations sont disponibles… En novembre 1996, autre révolution, il lance Al-Jazira, la chaîne d’information en arabe, conçue à la fois comme un moyen de pression et comme l’instrument de la révolution culturelle qu’il appelle de ses voeux dans le monde arabe et au-delà.
En dix ans, l’émir Al Thani parvient, avec l’aide de Cheikha Mozha, sa très dynamique épouse, à transformer de fond en comble la petite principauté endormie par des investissements massifs dans l’industrie gazière, on l’a vu, mais aussi dans les infrastructures, les industries chimiques, l’éducation… Peu à peu, Cheikha Mozha, qui préside la Qatar Foundation, une institution disposant de moyens quasi illimités, s’impose comme une personnalité incontournable. Elle est notamment à l’origine de la création d’Education City, un campus privé où les plus grandes universités américaines s’installent, grâce à des subventions d’État. L’idée est de mettre en place, au coeur de la région du Golfe, un centre académique d’envergure internationale. Tout au long de la highway qui longe les grilles d’Education City, on découvre aujourd’hui toute une série de noms prestigieux : Cornell University, Texas A & M, Virginia Commonwealth… Les étudiants ne sont pas encore très nombreux, sensiblement moins en tout cas qu’à l’université publique (Qatar University), où ils sont près de vingt mille, mais ils arrivent peu à peu de tous les pays de la région.
Témoignage du formidable boom économique qatari : l’apparition du skyline de Doha, la capitale. Pour faire face à l’explosion de la demande en hôtels de luxe, appartements de standing et bureaux, de nouvelles tours sortent de terre presque tous les jours. Aujourd’hui, trouver une chambre à Doha relève du miracle. Ou du cauchemar : il faut généralement s’y prendre trois semaines à l’avance ! Heureusement, un nouvel hôtel Four Seasons de cinquante étages vient de voir le jour, un Hilton est en cours de construction et le Ritz Carlton a ouvert il y a quelques mois. « Il nous faut édifier soixante tours en deux ans, ainsi qu’un nouvel aéroport du genre de Roissy-Charles-de-Gaulle, mais en plus grand et en plus moderne », commente, sans sourciller, un responsable. Sur les chantiers, on travaille presque sans discontinuer. Des bus chargent et déchargent en permanence des ouvriers indiens pakistanais ou égyptiens. Le soir, les tours, achevées ou non, s’illuminent au-dessus de la jolie Croisette où Qataris et travailleurs étrangers viennent flâner en famille.
Hommes en abaya blanche, femmes voilées de noir, le Qatar reste une nation conservatrice, très marquée par la tradition religieuse et tribale, mais ce n’est quand même pas l’Arabie saoudite. Il arrive que des femmes montrent leur visage et conduisent elles-mêmes leur automobile. Quant aux étrangers, ils vivent comme ils l’entendent. Dans les restaurants ou les hôtels, l’alcool est largement toléré, et il se trouve même quelques boîtes de nuit où des Britanniques réussissent à créer une bruyante « ambiance pub ». Le nombre d’étrangers présents dans le pays étant ce qu’il est, les autorités n’ont d’ailleurs guère le choix : progressivement, il leur faut relâcher les règles, desserrer le carcan.
Bref, Doha se détend un peu, mais reste une ville sérieuse. Son ambition n’est pas de concurrencer sa voisine Dubaï, ce pays de commerçants. Encore moins de devenir une immense plage pour Occidentaux en quête de dépaysement. Elle veut s’imposer comme LE centre culturel et politique de la région. Un lieu de rencontres et d’échanges. Une plaque tournante pour les idées. Ici, chaque semaine ou presque, se tient un colloque, une réunion, un sommet… Le monde entier s’y croise. Après avoir voyagé à bord des mêmes appareils, ceux de la compagnie nationale (qui n’a rien à envier aux plus grandes), des ennemis qu’on croyait irréductibles se retrouvent pour de courtois entretiens dans les salons des hôtels de luxe…
Cette idée de plaque tournante va bien au-delà du simple marketing. Pour les Qataris, le fait d’entretenir de bonnes relations avec le monde entier est une nécessité absolue. Un impératif de sécurité. Le petit émirat est en effet trop riche et trop peu peuplé pour ne pas constituer une proie tentante pour les prédateurs de tout acabit. Coincé entre l’Arabie saoudite, l’Iran et l’Irak, il est au coeur de tous les dangers : un tir de missile suffirait à dévaster son économie. Les Qataris sont donc contraints de jouer une partition diplomatique complexe…
Si les membres de la famille Al Thani ont choisi de se placer sous l’aile protectrice des États-Unis, c’est, bien sûr, parce qu’ils savent que ces derniers sont installés dans la région pour longtemps. Et, surtout, qu’ils sont les seuls en mesure de garantir leur sécurité. Après le 11 septembre 2001 et leur retrait progressif d’Arabie saoudite, Doha est devenu la tête de pont des forces américaines dans la région. C’est ici qu’est installé le Centcom, le commandement des troupes engagées sur le théâtre irakien. Mais ce choix est celui de la raison beaucoup plus que du coeur. À l’occasion, les dirigeants qataris n’hésitent pas à critiquer, parfois assez vivement, la stratégie de l’administration Bush au Moyen-Orient ou sur la question israélo-palestinienne. En somme, c’est une forme d’indépendance dans la dépendance…
Par ailleurs, il est de notoriété publique que l’émirat entretient des contacts plus ou moins directs avec les dirigeants israéliens et les représentants de la communauté juive. Il n’est pas si rare de rencontrer à Doha tel rabbin réputé, invité de telle ou telle conférence… De même, les liens avec l’Iran et l’Afghanistan, toutes tendances politiques, ethniques ou tribales confondues, voire avec l’Inde et le Pakistan, sont nombreux. Sur un plan idéologique, le Qatar dialogue tout autant avec les fondamentalistes religieux qu’avec les partisans de la réforme et de la démocratisation de l’islam.
Certains saluent l’habileté des dirigeants qataris, d’autres dénoncent l’intenable grand écart auquel ils se soumettent. De fait, il n’est pas interdit de se demander comment, par exemple, le Centcom et Al-Jazira parviennent à coexister sur le territoire d’un aussi petit État… Ou bien comment deux tendances aussi opposées – l’une quasi islamiste, l’autre ouverte sur le monde et favorable à la démocratie réussissent à cohabiter au sein de la rédaction de la chaîne… Ou bien comment l’émirat se débrouille pour héberger une base arienne américaine géante tout en étant opposé à la guerre en Irak… Ou encore comment il parvient à entretenir de bonnes relations avec les mollahs de Téhéran et avec les faucons de Washington sans s’aliéner la sympathie des uns et/ou des autres…
La réponse est plus simple qu’on ne le croit : le seul véritable ennemi du Qatar, c’est l’Arabie saoudite. Les princes saoudiens n’ont jamais accepté le renversement de Cheikh Khalifa, ni l’indépendance des Qataris, ni leur influence grandissante dans la région, ni leur flirt poussé avec les Américains, ni d’ailleurs leur volonté de réformes. « Les relations entre les deux pays ont dépassé le stade de la fraîcheur pour atteindre celui de la franche hostilité. Désormais, tous les sales coups sont possibles », estime un journaliste étranger en poste à Doha. Pour Riyad, le comble de l’horreur, c’est évidemment Al-Jazira, la chaîne qui, jour après jour, multiplie les critiques les plus virulentes contre le royaume wahhabite et la famille régnante, alors qu’elle est regardée par plusieurs dizaines de millions de foyers arabes !
L’animosité entre les deux pays va bien au-delà de la susceptibilité froissée ou de la banale querelle de famille. Car la réalité est que le Qatar offre aujourd’hui, fût-ce timidement, un modèle alternatif à l’Arabie saoudite. Depuis 1995 et l’arrivée au pouvoir d’Al Thani fils, il s’est engagé dans un mouvement de modernisation et de démocratisation. Outre la création d’Al-Jazira et la levée partielle de la censure sur la presse et les médias, il a, en 2003, adopté une nouvelle Constitution qui met en place un Conseil consultatif de quarante-cinq membres, dont les deux tiers sont élus au suffrage universel, et un tiers désigné par l’émir. Elle octroie également la liberté d’association, en particulier syndicale, et l’indépendance du pouvoir judiciaire. L’élection des membres du Conseil devrait avoir lieu avant la fin de cette année. Ce sera la deuxième consultation électorale organisée dans le royaume après les municipales de 1999, pour lesquelles les femmes avaient été autorisées à voter et même à être candidates – sans succès, il est vrai. Au mois d’avril, l’émir a promulgué un code du travail unique dans la région et, d’ici à quelques semaines, les dispositions régissant la propriété et l’investissement en Bourse pour les étrangers et les immigrés seront partiellement libéralisées.
Mais davantage encore que ces réformes institutionnelles, c’est peut-être la liberté de ton qui prévaut dans le débat politique qui est le plus étonnant. Ici, on parle sans trop de contraintes de démocratie, d’ouverture, de changement, de tradition et de modernité… Assez loin de la langue de bois dont les responsables arabes sont très – trop ! – souvent les adeptes. Cheikh Hamad Ibn Jassem Ibn Jaber Al Thani, le tout-puissant vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, porte la bonne parole sans complexe : « Le problème des Arabes, explique-t-il, ce n’est pas la Palestine, ni l’Amérique, c’est l’absence de réformes et de modernisation. Changeons, soyons légitimes aux yeux de nos peuples et nous retrouverons notre force et notre dignité. » Bien sûr, ajoute Cheikh Hamad, « il faudra du temps, ne pas précipiter le mouvement au risque d’aggraver les frustrations de la rue arabe ». En clair, la réforme est incontournable, mais ce qui est bon pour l’Amérique et l’Europe ne l’est pas forcément pour le monde arabe. Le Qatar est certes un espace de liberté en pleine expansion, mais la nouvelle Constitution qui fait se pâmer d’aise les Américains confirme quand même l’émir dans son rôle de souverain absolu.
Ce système contradictoire qui tente de servir de modèle social à toute la région du Golfe a peut-être déjà atteint ses limites. Le 19 mars, Omar Ahmed Abdallah Ali, un Égyptien employé comme informaticien chez Qatar Petroleum – et donc relativement bien intégré, en apparence, dans la société qatarie – a perpétré un attentat-suicide contre un thêatre de la capitale fréquenté par les expatriés occidentaux. Un Britannique a été tué et douze personnes sérieusement blessées. C’était la première fois que le Qatar était visé par une opération terroriste. L’attentat a bouleversé une population pacifique, paisible, mais quand même un peu tourneboulée par les changements en cours. Alors, quand les Qataris observent la multiplication des contrôles de sécurité, ils finissent par se demander si le modernisme et le pragmatisme des autorités ne risquent pas de faire basculer le pays dans la violence et le chaos. Après tout, pensent certains, il suffirait sans doute de se replier sur les valeurs d’antan, de s’isoler du monde extérieur, pour retrouver le calme et la tranquillité…
Mais le gouvernement de « Son Altesse » est bien décidé à maintenir le cap de la démocratisation. Comme le disait récemment le chef de la diplomatie au cours d’une conférence de presse : « Un, deux, trois attentats ne nous feront pas changer de politique. » D’ailleurs, le Qatar est un petit pays somme toute assez facile à quadriller et à surveiller. « Nous connaissons les jeux vicieux qui ont cours dans la région et savons parfaitement à qui profite l’attentat », souffle un responsable. Vise-t-il, sans le dire, le puissant voisin saoudien ? Il n’est pas interdit de le penser. Quoi qu’il en soit, entre le péril terroriste, les convoitises suscitées par ses richesses et les turbulences provoquées par son indispensable modernisation, le Qatar va devoir se frayer un chemin.

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