Jours tranquilles à Yaoundé

Pas de crise majeure en gestation, ni d’empoignades électorales à l’horizon, rien de politique qui tienne l’opinion en haleine. Et pourtant, il s’en passe des choses dans la capitale aux sept collines… Reportage.

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 11 minutes.

Six mois après l’élection présidentielle d’octobre 2004 et en attendant les législatives prévues pour 2007, le Cameroun a renoué avec son habituelle torpeur politique. Le système de contrôle du pouvoir mis en place par le président Biya est à ce point huilé que ce dernier pourrait presque se permettre de le diriger depuis la planète Sirius : heureux homme… Rien, donc, qui défraie la grande chronique, nulle crise majeure à l’horizon, nulle rumeur de putsch, pas de guerre civile en gestation, seulement les habituels fantasmes sur la santé du capitaine et son hypothétique succession pour alimenter les salons – c’est tout, et c’est peu. Pourtant, au-delà du politique, il s’en passe des choses au Cameroun. Encore fallait-il s’y rendre pour les percevoir. Récit, donc, d’une semaine ordinaire à Yaoundé…

Mardi : « Au secours, M. Biya ! » Pour les habitants du quartier d’Ekoundou-Bastos à Yaoundé, ce 29 mars est la fin d’un monde. Le leur. Sur un terrain marécageux propriété d’État en plein coeur de la capitale, censé abriter les bâtiments d’une faculté de médecine qui ne vit jamais le jour, des centaines de familles ont construit depuis des lustres leurs maisons. Du simple baraquement de bois à la villa à demi achevée, avec colonnades et toits de tôle, toute une humanité cohabite ici sans aucun respect des normes de sécurité et dans l’illégalité tolérée la plus parfaite. Chômeurs, petits commerçants, taximen mais aussi femmes d’affaires, députés et même un ministre demeurent ici, à portée de vue de la nouvelle ambassade des États-Unis et surtout de la résidence officielle de Paul et Chantal Biya, toutes deux en voie d’achèvement. « La zone est insalubre », répète depuis des mois la communauté urbaine de Yaoundé, qui a décidé d’en faire un vaste espace vert planté d’eucalyptus. « Il faut la libérer avant que ne survienne une catastrophe. »
Éternel problème de communication à la camerounaise : le message ne passe pas et les centaines de « déguerpis », qui ont découvert un beau matin sur leur porte une croix rouge tracée à la peinture signifiant « à détruire », sont persuadés qu’on veut les chasser pour ménager au couple présidentiel un environnement plus sain. Lorsque les bulldozers arrivent à l’aube du 29 mars, la police doit intervenir pour lever les barricades et évacuer de force certains habitants. Sur une pancarte, l’un d’eux a écrit : « Au secours, M. Biya ! » Le même jour, des scènes identiques se produisent à Douala, où l’habitat précaire gagne chaque mois du terrain, en serrant au plus près des stations d’essence qui sont autant de bombes à retardement. Toutes les villes du pays en fait sont frappées du fléau de l’anarchie urbaine : aucun plan d’aménagement n’est respecté. À l’image de la société camerounaise, la misère côtoie le luxe. À Yaoundé, les habitants ont donné aux quartiers riches des surnoms de rêves télévisés – Santa Barbara, Dallas, Koweït City, Hollywood…

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Mercredi : drôle de parti. Réunion ce jour, au Palais de l’Unité, du bureau politique du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, le RDPC. Créé il y a tout juste vingt ans, le parti ultradominant au pouvoir est agité de querelles de clocher, de rivalités personnelles et de tendances scissipares, comme si, en l’absence d’opposition crédible, ses dirigeants s’ingéniaient à se mordre la queue pour tromper leur ennui. Sans Biya, la machine RDPC, c’est sûr, risque la panne sèche.
Cela tombe bien : le président est là – il faut dire que l’heure est grave. Depuis une quinzaine de jours et sans autre raison apparente que l’élasticité locale du calendrier, le Cameroun vit sans successeur constitutionnel du chef de l’État. En cas de décès ou d’empêchement définitif de ce dernier, il revient au président de l’Assemblée nationale d’exercer l’intérim, le temps d’organiser une nouvelle élection. Or, sans que nul ne s’en aperçoive, le mandat de l’honorable Cavaye Yegue Djibril, député de l’Extrême Nord et préposé à cette tâche depuis vingt-deux ans, est arrivé à expiration. Au siège du Parlement, à Ngoa-Ekellé, les députés attendent depuis deux semaines que le bureau politique du RDPC leur propose un candidat. C’est enfin chose faite. Cavaye Yegue Djibril, qui n’a pas de concurrent, est désigné pour le perchoir. Le reste n’est que formalité. Par 129 voix sur 133, le deuxième personnage de la République, aussi effacé que sa fonction est cruciale, rempile avec allégresse.
Cet épisode, qu’on le veuille ou non, illustre à merveille la méthode Biya de gouvernement des hommes et des choses à distance et à l’économie. Pas de stress, le temps n’est pas une contrainte, la précipitation est mauvaise conseillère, il n’est de bonne décision que longuement mûrie et décantée, etc. Quitte à signer depuis la Suisse le décret convoquant le corps électoral, ou à laisser un moment sa succession en état de parenthèse juridique, Paul Biya ne changera rien à un fonctionnement qui lui a, jusqu’ici, parfaitement réussi.
Cette perpétuelle prise de distance signifie-t-elle que, l’âge aidant (il a 72 ans), le chef s’est désintéressé du sort de ses compatriotes ? « Erreur, confie l’un de ses collaborateurs directs. Ce matin, il nous a convoqués à 7 h 30 pour une séance de travail ; il se tient au courant de tout, et ses canaux d’information, rodés depuis quarante ans, sont multiples. Ceux qui ont voulu lui raconter des salades parce qu’ils le croyaient en préretraite s’en sont mordu les doigts. »

Jeudi : docteur Ephraïm et Mister Inoni. Rencontre ce matin avec un Premier ministre heureux. Ephraïm Inoni, 57 ans, dirige le gouvernement camerounais depuis cent jours. L’homme est affable, simple, direct – à preuve, il répond lui-même sur son portable, une rareté chez les responsables camerounais de ce niveau. Né à Bakingili, arrondissement de Limbe, d’un père chef traditionnel bakweri – « c’est-à-dire camerounais et non nigérian, voire ghanéen, comme l’ont prétendu mes adversaires », précise l’intéressé -, cet inspecteur du Trésor a fait ses études supérieures à Yaoundé puis à Washington DC. Ancien directeur de la solde au ministère des Finances, ce protestant converti au catholicisme a été douze ans secrétaire général adjoint de la présidence, une maison qu’il connaît comme sa poche. Anglophone originaire du Sud-Ouest, une province beaucoup plus légitimiste que sa voisine frondeuse du Nord-Ouest, Ephraïm Inoni estime que les quelque 20 % de Camerounais parlant anglais « posent un problème de minorité, pas un problème de nationalité ». D’ailleurs, ajoute-t-il, ce n’est pas un hasard si le mouvement sécessionniste SCNC (Southern Cameroon’s National Council) recrute « presque exclusivement dans le Nord-Ouest » : les habitants de cette région ont une fâcheuse tendance à déborder sur leurs voisins, plus aisés et moins nombreux, à commencer par leurs frères du Sud-Ouest…
Ephraïm Inoni, avec qui son prédécesseur Peter Mafany Musonge, un Bakweri comme lui, n’entretient pas – c’est humain – les meilleures relations du monde, a du pain sur la planche. Objectifs : atteindre « au plus tard lors du deuxième trimestre de 2006 » le point d’achèvement de l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) avec le FMI et remettre au travail – et à niveau – ce mammouth qu’est l’administration camerounaise. Pour cela, chaque ministre a reçu une feuille de route d’un an que le chef du gouvernement se charge de rappeler, de suivre et de contrôler. « Je suis le boss, affirme Inoni, et ma gentillesse n’est qu’une apparence : main de fer dans un gant de velours. » En veine de métaphores, le Premier ministre se compare volontiers à un général sur un champ de bataille, à qui toute retraite est interdite. Lui qui mène la chasse aux fonctionnaires fictifs et multiplie les visites impromptues, tôt le matin, dans les administrations, histoire de voir si chacun est à son poste, jure la main sur le coeur qu’il traquera la corruption jusque dans ses derniers recoins : « Il n’y a pas d’intouchables dans ce pays. » Sceptiques sur ce dernier point, mais ne demandant dans le fond qu’à être convaincus, les Camerounais attendent et observent. Dernière question à Ephraïm Inoni : « Pensez-vous qu’un jour un anglophone sera président du Cameroun ? » Réponse en forme de boutade : « Pourquoi donc un Camerounais ne pourrait-il pas être président du Cameroun ? »

Vendredi : Kribi, Bakassi et coupeurs de routes. Sous les eaux dormantes d’un paysage politique et social morcelé, répétitif et sans grand relief, le Cameroun est confronté à une multiplicité de microcrises sans lien entre elles – d’où la tentation, pour l’observateur pressé, de les évacuer puisqu’elles ne menacent pas l’équilibre général. À tort, sans doute. Cette semaine, à Kribi, petite bourgade sur l’Atlantique brusquement réveillée par le terminal du pipeline venu du Tchad, une descente de police dans un quartier de pêcheurs a fait un mort. Aussitôt, la population gronde et dresse des barricades.
À Yaoundé, on s’inquiète. Un responsable de la sécurité propose d’envoyer l’armée, un autre met en alerte le groupement de sécurité de Douala, un troisième fait intervenir la marine. Autant d’erreurs à ne pas commettre. Il faut parlementer, discuter, écouter, surtout les habitants excédés par des années de racket. D’ailleurs, on découvre au domicile de certains officiers en poste à Kribi des minicavernes d’Ali Baba remplies d’objets saisis… Peu à peu, le calme revient.
À peine éteintes, les flammèches courent ailleurs, dans la province du Nord-Ouest où des affrontements opposent les autochtones aux pasteurs bororos, dans le Grand Nord surtout, là où sévissent les coupeurs de routes. Venus du Tchad ou de Centrafrique, simples bandits armés ou ex-« libérateurs » démobilisés de l’armée du président François Bozizé, attirés par la relative prospérité camerounaise, ils écument le Septentrion et descendent parfois jusqu’à Bertoua, dans l’Est, ou Foumban dans le Nord, aux marches du pays bamiléké. Cette semaine, les coupeurs de routes et leurs kalachnikovs meurtriers ont tué, volé, pris en otages (rançon : de 1 million à 10 millions de F CFA), le plus souvent en toute impunité. Que faire ? « La dernière fois qu’un ministre de la Défense, Amadou Ali en l’occurrence, a décidé de les éradiquer en y mettant les moyens, Amnesty International lui est tombé dessus à bras raccourcis », soupire un haut fonctionnaire de la présidence…
Dernière étape de ce tour du Cameroun des coups de bambou : Bakassi. Autour de cette péninsule de 1 000 km2 au coeur du golfe des pétroliers couve une guerre larvée dans l’indifférence générale. En octobre 2002, la Cour internationale de justice (CIJ) a tranché : Bakassi est camerounaise, elle n’est pas nigériane. Une date, le 15 septembre 2004, a été fixée pour que les autorités d’Abuja évacuent leur dernier représentant. Or, depuis, rien n’a changé. Mieux – ou pis -, les forces de sécurité nigérianes ont renforcé leurs positions, et l’ONU a solennellement dénoncé, le 30 mars, l’obstruction du gouvernement d’Olusegun Obasanjo, lequel bloque non seulement toute solution en ce qui concerne la péninsule, mais aussi l’ensemble du processus de démarcation de la frontière commune entre les deux États. On dit le président Biya très préoccupé par cette situation éminemment volatile, au point d’en avoir informé son homologue sud-africain Thabo Mbeki, désormais expert en médiations délicates. « La France, l’Union européenne et les États-Unis nous disent de temporiser, de chercher l’apaisement, de faire le gros dos et de ne surtout pas commettre l’irréparable, explique un proche du dossier. Mais quand on leur demande : alors, quelle solution proposez-vous pour que le Nigeria respecte la décision de la CIJ, c’est le silence et surtout l’embarras. » Là aussi, que faire ?

Samedi : maudits héritages. Rencontre avec un successeur prudent Adamou Vamoulke, la cinquantaine, ancien journaliste et ex-patron d’imprimerie et d’édition passé par le secteur privé, dirige depuis quatre mois la très omniprésente Camerooon Radio and Television (CRTV). En soi, rien d’extraordinaire : Vamoulke est un réformiste indépendant d’esprit, du genre plutôt raide – bref, apparemment un bon choix. Mais ce musulman ne succède pas à n’importe qui. Avant lui et depuis seize ans – voire plus, si l’on compte la longue période de gestation du projet de télévision nationale – un personnage extraordinaire et mirobolant régnait sur la tour de Mballa II (siège de la CRTV) : Gervais Mendo Ze. Essayiste, dramaturge, conférencier, chef de chorale, cet homme Protée haut en couleur, fervent adorateur de Marie, mère de Jésus, n’avait pas son pareil pour mettre en scène sur le petit écran les deux figures cultes auxquelles il a voué son existence : le président Biya et lui-même. C’est ce docteur ès lettres omnipotent, redouté par ses collaborateurs, dont certains lui prêtaient de redoutables pouvoirs occultes, qui a « fait » la CRTV – aidé en cela il est vrai par quelques journalistes talentueux.
Ne dépendant que du chef de l’État, Gervais Mendo Ze était une sorte d’électron libre aussi courtisé que critiqué. Mais tout a une fin. À 54 ans, ce quasi-sosie du chanteur congolais Pepe Kalle, Béti-Boulou comme le président, a dû céder la place à un homme du Nord, et son départ en décembre dernier a fait plus de bruit dans l’opinion que tout le nouveau gouvernement réuni. Aujourd’hui, un Gervais Mendo Ze amer se morfond sur le strapontin visiblement créé pour le « caser » de ministre délégué à la Communication sans attributions définies, à l’ombre du ministre plein, Pierre Moukoko Mbonjo, enclin par tempérament et par professionnalisme à occuper tout son poste. À Mballa II, Adamou Vamoulke prend peu à peu ses marques. Le jour de son arrivée dans les lieux, un chat noir est tombé du haut de la tour, en provenance directe du bureau qu’occupait Gervais Mendo Ze. « Ce n’était qu’un accident », commente, à demi rassuré, le nouvel hôte de la CRTV…
Autre titulaire d’un héritage à haut risque, Emmanuel Etoundi Oyono ne décolère pas. Cet originaire de Mbalmayo, qui fut pendant douze ans le gendarme redouté de l’argent de l’État à la tête de la Société nationale de recouvrement des créances, a eu le temps de se faire beaucoup d’ennemis. Nommé à la tête du Port autonome de Douala, il n’a pas tardé à s’en faire d’autres. Réputé intransigeant et incorruptible, Etoundi Oyono explique longuement l’étendue du système quasi mafieux qu’il a découvert en arrivant : transbordements en haute mer, entrepôts fictifs, trafic de carburant, multiplicité des contrôles (sociétés privées, police, gendarmerie, douane, marine) générant à chaque fois leur part de corruption. Derrière ses éternelles lunettes fumées, cet homme de 54 ans familier des menaces de mort se dit déterminé à nettoyer les écuries du port quel qu’en soit le prix. Y parviendra-t-il ? Sa marge de manoeuvre paraît bien étroite.
Fin d’une semaine ordinaire donc, à laquelle manquent bien sûr les derniers épisodes du feuilleton Camair, les retraités en colère coupeurs de voies ferrés, quelques enseignants en grève, l’inauguration en grande pompe d’un centre commercial par la première dame et – tout de même – les progrès quotidiens d’un pays formidablement créatif. Ainsi va le Cameroun…

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