Jean-Louis Borloo le joker de Chirac

Énergique, entreprenant, médiatique et volontiers anticonformiste, le ministre de la Cohésion sociale est un atout dans la manche du chef de l’État. Contre qui ? Devinez.

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 6 minutes.

Il s’excuse à peine : il faut qu’il dorme, ne serait-ce qu’un instant. Alors Jean-Louis Borloo interrompt l’entretien et s’assoupit pendant dix minutes… Le matin, en revanche, il a du mal à émerger. Il lui faut plusieurs tasses de café avant de réussir à lancer la machine. Ensuite, elle ne s’arrête plus guère. Le ministre de la Cohésion sociale est un être tourbillonnant, bouillonnant. Il est aussi désormais une pièce essentielle du dispositif de Jacques Chirac. Fin stratège, celui-ci a plusieurs fers au feu. Que Jean-Pierre Raffarin, son Premier ministre, doive être remplacé et, aussitôt, un Dominique de Villepin ou une Michèle Alliot-Marie sont prêts à prendre sa succession. Dernier venu dans ce cercle, Thierry Breton, le nouveau ministre de l’Économie, fait également figure de favori, pour peu qu’il s’aguerrisse. Borloo, lui aussi, peut prétendre à l’hôtel Matignon et il lui arrive d’y penser avec insistance. Au point de paraître parfois trop pressé, comme lorsqu’il donne l’impression de spéculer sur le départ de Raffarin ou semble en désaccord avec lui. Alors il est contraint de préciser sa pensée, de nuancer, de faire marche arrière, de s’excuser presque…
Dans l’esprit de Chirac, il incarne d’abord la volonté de réduire la « fracture sociale » – le slogan de la campagne présidentielle de 1995. Il sert de caution. C’est qu’il s’agit de répondre au malaise de la société française, qui s’exprime autant dans la rue, par le biais de manifestations diverses, que dans les urnes, où une partie importante de l’électorat qui ne se retrouve pas dans les partis traditionnels est tentée par l’extrémisme. Quand le taux de chômage atteint 10 %, quand la pauvreté est en constante augmentation, quand quatre millions de personnes se trouvent exclues de la communauté nationale par leur situation financière, quand, enfin, un Jean-Marie Le Pen figure au second tour de la présidentielle, alors il n’est plus temps de tergiverser. L’heure est à l’action.
Au sein de l’équipe Raffarin, Borloo est donc l’homme chargé de panser les plaies. Énergique, entreprenant, il ne ménage pas sa peine. Jamais à court d’idées, il multiplie les chantiers, imagine de multiples dispositifs. Il a ainsi décidé de réhabiliter les quartiers déshérités, pris des dispositions en faveur des ménages surendettés, prévu de démolir les logements insalubres ou inadaptés pour les remplacer, d’ici à 2008, par six cent mille logements sociaux. Dans le même esprit, il a imaginé des « contrats d’avenir » pour les chômeurs de longue durée et conçu un plan pour multiplier le nombre des apprentis – l’objectif étant de cinq cent mille. Enfin, il souhaite développer des services dits à la personne, qui devraient, selon lui, permettre de créer plusieurs centaines de milliers d’emplois, en trois ans.
Chaque fois qu’il s’agit de lutter contre l’exclusion, Borloo le généreux met dans ce combat un enthousiasme et une sincérité peu contestables. Sous le regard ironique de quelques caciques qui voient surtout en lui un semeur de vent. Ceux-là ne lui épargnent pas les critiques : trop brouillon, trop incontrôlable… Pourtant, tout cela n’a guère d’importance tant il peut compter sur la bienveillance de l’Élysée. Or, jusqu’à présent, le « Château », comme on surnomme la résidence du chef de l’État, ne lui ménage pas son soutien. Borloo obtient le plus souvent les moyens qu’il réclame et bénéficie de crédits que le ministère des Finances lui refuserait sans doute, s’il le pouvait. L’intitulé même de sa fonction – ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale – et le fait qu’il ait sous ses ordres cinq ministres délégués ou secrétaires d’État témoignent de sa puissance.
Cette puissance, justement, ne lui a jamais été donnée : il a dû la conquérir. Il est né dans une famille de la classe moyenne, ni vraiment riche ni vraiment pauvre. Après des études de droit, il devient avocat et, très vite, l’un des plus cotés de la place de Paris. Au point qu’à 29 ans, il est, selon le magazine américain Fortune, l’un des cinq avocats les mieux payés au monde. Alors apparaît un premier Jean-Louis Borloo, qui, sans être véritablement mondain, aime la fête, Saint-Tropez, les yachts et les soirées qui n’en finissent pas, les copains et la vie en équipe. Avec sa veste en tweed et sa parka qui tranchent avec le costume trois pièces de ses pairs, son côté un peu voyou et sa tignasse ébouriffée, sa voix enthousiaste et son air d’éternel adolescent, il a du charme et plaît aux femmes. Il profite de la vie.
Il fait aussi la connaissance de beaucoup de gens, comme Bernard Tapie, dont il fut l’avocat dans cette France des années 1980 qu’on appellera plus tard les « années fric ». Ou les « années toc ». Cela ne l’empêche pas de regarder ailleurs. Notamment du côté de la politique – il fréquente le club Pour un nouveau contrat social, d’Edgar Faure – et du football. En 1987 (il a 36 ans), il est sollicité pour racheter le club de Valenciennes, une ville ouvrière du nord de la France. Il hésite à peine, sort son carnet de chèques et fonce.
Un an plus tard, des habitants de la ville lui demandent de se présenter aux élections municipales. Il n’est pas vraiment connu, et les notables, de gauche comme de droite, se moquent volontiers de cet ambitieux sans assise populaire. Rares sont ceux qui misent sur lui. Pourtant, en 1989, cet ancien joueur de rugby surprend son monde : il est triomphalement élu au second tour avec 76 % des voix ! Alors, fidèle à sa méthode fondée sur la conviction, l’enthousiasme et la capacité à entraîner les autres, Borloo se lance dans la bataille pour faire renaître Valenciennes, endormie et passablement désespérée par le chômage qui la mine. Est-il seul responsable du « miracle » ? Au fond, peu importe : la ville revit. Le nombre des chômeurs diminue, des entreprises comme Toyota, Peugeot ou Alstom s’installent, des crédits sont trouvés… Lui, sur le plan politique, se cherche un peu. Il pense au PS, lorgne du côté de l’UDF, fonde Génération écologie avec Brice Lalonde, puis crée son propre mouvement qu’il baptise Oxygène. Parallèlement, il est élu conseiller régional, puis député du Nord. Pour un peu, on le prendrait presque pour un notable, s’il ne conservait, avec son visage buriné, l’allure d’un révolté toujours prêt à ruer dans les brancards et à entreprendre. Depuis longtemps, Paris a remarqué le jeune homme et lui fait les yeux doux…
Fidèle à ses penchants centristes, il est, lors de la présidentielle de 2002, le porte-parole de François Bayrou, le leader de l’UDF, mais rejoint Chirac entre les deux tours et adhère à l’UMP. Trahison, pragmatisme, goût de l’efficacité ou désir d’aventure ? Allez savoir avec Borloo, l’homme qui se définit à la fois comme démocrate-chrétien et comme profondément laïque ! « On peut avoir plusieurs vies différentes », dit-il. De fait, après le barreau et la politique locale, il entreprend, le 8 mai 2002, une troisième carrière : à 51 ans, il devient ministre délégué à la Ville. Par la grâce de Jacques Chirac et, dit-on, sur la recommandation de Claude, la fille du président.
Depuis, cet homme nimbé d’une aura romanesque, dont les tendresses sont aussi sincères que désintéressées, poursuit un parcours sans faute, même s’il paraît aujourd’hui moins flamboyant qu’au début de ses responsabilités ministérielles. Mais il conserve une place à part dans la galaxie chiraquienne : c’est un joker. De qui ? Du chef de l’État. Contre qui ? Devinez. Pour trouver la solution, il suffit de rappeler que Borloo est énergique, médiatique, volontiers anticonformiste, capable de séduire et d’entraîner. Son goût pour le terrain n’a d’égal que sa passion pour le « parler vrai ». Sa gouaille et son action l’ont rendu populaire : il est le ministre le plus apprécié de l’opinion après Dominique de Villepin. Voilà qui rappelle un autre responsable politique d’envergure que Chirac ne porte plus aujourd’hui dans son coeur. À l’inverse de celui-ci, pourtant, Borloo possède une véritable sensibilité de gauche, très utile pour déstabiliser le Parti socialiste et attirer les électeurs de centre-gauche, souvent décisifs lors des consultations électorales. Alors, vous avez trouvé ? Jean-Louis Borloo est le parfait contrepoids politico-médiatique à… Nicolas Sarkozy, bien sûr ! C’est dire que son rôle pourrait se révéler essentiel quand l’heure sera venue d’en découdre publiquement entre Chirac et son ancien ministre de l’Économie. Bref, Borloo est en réserve. Pas seulement de la République, mais aussi de son chef.

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