Jaya Krishna Cuttaree

Candidat à la direction générale de l’Organisation mondiale du commerce, le ministre mauricien des Affaires étrangères annonce la couleur : s’il est désigné, il défendra bec et ongles les intérêts des pays pauvres.

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 9 minutes.

Les bookmakers anglais et américains ne le donnent pas favori. Moins connu que le Français Pascal Lamy, ou que le Brésilien Luiz Felipe de Seixas Correa, Jaya Krishna Cuttaree, 63 ans, est pourtant, sur le papier, des quatre candidats au poste de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – à pourvoir en septembre -, celui qui bénéficie du plus grand nombre d’appuis officiels. Soutenu par les pays ACP (Afrique-Caraïbes- Pacifique), l’Union africaine (UA) et plusieurs États arabes et asiatiques, le ministre mauricien des Affaires étrangères et du Commerce international se présente comme le candidat des pays pauvres. Sa candidature intervient alors que Maurice, à l’instar des autres pays ACP, est frappée de plein fouet par la disparition progressive des préférences commerciales internationales.
Fin connaisseur des négociations multilatérales, Cuttaree n’hésite pas à invoquer les règles de l’OMC, qui figurent en bonne place sur son bureau, pour rappeler à ses interlocuteurs les grandes missions de l’organisation. « Commerce » et « développement » sont pour lui indissociables. Ce qui l’a poussé à défendre ardemment les intérêts des pays du Sud à la conférence ministérielle de l’OMC à Doha (Qatar) en 2001, en tant que porte-parole du Marché commun du Pacifique, de la Commission de l’océan Indien et du Forum Pacifique. Il a repris le flambeau lors de la conférence de Cancún (Mexique) en 2003, qui s’est terminée par un échec, les pays pauvres estimant que leurs préoccupations n’étaient pas prises en compte. Il y a lancé le groupe des 90 (G90), une alliance entre pays ACP, l’Union africaine et les pays les moins avancés (PMA).
D’extraction modeste – son père était tailleur -, Cuttaree a travaillé dur pour devenir un spécialiste de l’environnement et du développement, qu’il a étudiés à Cambridge, et, dans un second temps, obtenir un diplôme d’avocat. Il a ensuite occupé différentes fonctions à l’Organisation de l’unité africaine (OUA) puis à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Ténor politique de l’île Maurice, il a assumé plusieurs portefeuilles ministériels à partir de 1982, dont ceux du Travail, de l’Industrie et du Commerce.
Il mène aujourd’hui sa campagne tambour battant, essayant de rallier le maximum de suffrages auprès des pays arabes et asiatiques pour compléter les voix des pays ACP, qui lui sont officiellement acquises. Ce qui laisse peu de temps à cet homme marié et père de deux enfants pour les loisirs. « C’est une bête de travail », estime-t-on dans son entourage. Ses maigres distractions sont la lecture de la presse et des romans américains, notamment les nouvelles de John Grisham, et les plaisirs de la mer.

Jeune Afrique/L’Intelligent : Quelles sont les raisons pour lesquelles vous vous êtes lancé dans la course à la direction générale de l’OMC ?
Jaya Krishna Cuttaree : Je suis impliqué depuis le début dans les négociations de Doha sur le commerce et le développement. Lors de la réunion de Cancún, en septembre 2003, les pays riches ont voulu nous imposer des accords industriels et commerciaux sans tenir suffisamment compte de nos revendications en matière d’agriculture, notamment sur la question du coton. Nous avons donc formé un consortium des pays du Sud, le G90, dont j’ai assuré la coordination. Nous avons trouvé des positions convergentes sur beaucoup de sujets, ce qui nous a confortés dans l’idée de travailler ensemble pour améliorer le système multilatéral international afin qu’il profite davantage à nos pays. À la suite de cette rencontre, plusieurs responsables de pays africains m’ont suggéré de me présenter au poste de directeur général de l’OMC pour que nos problèmes soient davantage présents à l’ordre du jour de l’organisation.
J.A.I. : Sur le papier, vous avez l’appui de plus de soixante pays. Mais cet avantage pourrait ne pas suffire, l’OMC ayant introduit la notion d’ordre de préférence (choix numéro un, deux, trois) pour la désignation du candidat. En outre, la solidarité africaine pourrait connaître des brèches…
J.K.C. : Nous ne savons pas encore comment les ordres de préférence vont être pondérés. Je reste néanmoins le candidat le plus plébiscité. Les pays ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique), l’Union africaine (UA), la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), plusieurs pays arabes et asiatiques soutiennent officiellement ma candidature. À Abuja, au Nigeria, en mars 2005, les pays de l’UA m’ont réaffirmé leur solidarité. Nous prenons conscience progressivement de notre force. À l’heure où nous négocions des sièges au Conseil de sécurité, je ne vois pas comment nous ne pourrions pas nous entendre sur un poste administratif à l’OMC. Il en va de notre crédibilité. De plus, ce poste nous revient de droit, alors que les États-Unis et l’Europe s’entendent pour occuper respectivement les fauteuils de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI).
J.A.I. : Vous vous présentez comme le candidat des pays du Sud, mais c’est une notion très « large ». Les intérêts de la Chine et du Brésil ne sont pas les mêmes que ceux des pays africains enclavés ou des petits États insulaires…
J.K.C. : Il est vrai que le monde en développement n’est pas un ensemble homogène. De grands pays comme l’Inde, la Chine ou le Brésil ont une capacité de production, une main-d’oeuvre, des compétences qui leur permettent de bénéficier pleinement de la libéralisation du commerce. Depuis les années 1970, les pays du Nord et l’Asie ont fortement amélioré leurs parts dans les échanges mondiaux alors que ceux d’Afrique ont reculé. Le continent ne représente plus que 1,9 % du commerce mondial si on enlève l’Afrique du Sud (0,5 %). Si on retranche les exportations de pétrole et de minerais, l’Afrique ne compte plus que pour 0,9 % des échanges. Autant dire que nous sommes restés à l’écart du développement. Nous cherchons bien évidemment à inverser cette tendance, mais nous devons faire face à de nombreux obstacles : manque d’infrastructures (routes, ports), cherté des services de télécommunications, problèmes sanitaires et phytosanitaires, absence de standardisation et de facilités de réfrigération pour les produits agricoles… Pour toutes ces raisons, je plaide pour la mise en oeuvre de politiques cohérentes associant commerce et développement. Dans les règles de l’OMC, il est prévu que les dirigeants de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale se rencontrent régulièrement pour harmoniser les politiques de leurs institutions. Or ils ne se sont vus que deux fois ces deux dernières années…
J.A.I. : Si vous êtes désigné, vous inscrirez donc la notion de développement au coeur des discussions de l’OMC ?
J.K.C. : Il est important, pour les pays les plus pauvres, de prendre en compte cette notion dans la régulation du commerce international. Mais je ne négligerai pas pour autant les intérêts des autres nations. Nous avons besoin de développer la Chine et l’Inde pour ouvrir de nouveaux espaces commerciaux, comme nous avons intérêt à maintenir les marchés des grands pays du Nord. La grande question est : quel monde voulons-nous construire ? Un monde stable ? Un monde qui lutte contre la pauvreté ? Nous n’y parviendrons qu’en favorisant l’essor des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. Nous devons chercher un nouveau partenariat qui vise la libéralisation du commerce au bénéfice de tous.
J.A.I. : Quel bilan faites-vous du fonctionnement de l’OMC et quelles sont les réformes à accomplir ?
J.K.C. : Après Cancún, certains ont parlé d’organisation médiévale aux mains des pays riches. Jusqu’à présent, nous ne participions pas assez au fonctionnement et pesions peu dans les décisions de l’organisation. Ce n’est pas parce que l’Europe contrôle 42 % du commerce mondial qu’elle doit en définir toutes les règles. Nous devons nous impliquer plus fortement dans la régulation des échanges. L’OMC appartient aux États membres, dont 80 % sont des pays du Sud.
J.A.I. : Pensez-vous qu’il soit nécessaire de créer des statuts spécifiques et préférentiels pour les pays du Sud ?
J.K.C. : Il n’est pas question de fragmenter le monde en différentes catégories. L’objectif final de l’OMC est que tous les pays membres puissent s’affronter commercialement en toute égalité. Mais force est de reconnaître que certains pays du Sud ne peuvent pas encore tirer leur épingle du jeu sans préférences commerciales. Les règles de l’OMC prévoient des mesures que l’on appelle « traitement préférentiel et différencié » pour permettre aux économies les plus faibles de moderniser leurs activités avant de les soumettre à la concurrence internationale.
J.A.I. : Selon vous, les États africains sont-ils vraiment protégés par les règles actuelles de l’OMC ?
J.K.C. : Les pays les moins avancés (PMA) peuvent bénéficier de dérogations pour préserver certaines industries ou productions locales. Le texte que nous avons négocié à Genève en juillet dernier prend en compte ces considérations. Il faut maintenant les matérialiser par des propositions concrètes. Ce qui ne sera pas facile. Mais les États africains seront vigilants.
J.A.I. : Les pays pauvres continuent à dénoncer le montant excessif des subventions agricoles accordées par les nations riches qui entraînent une baisse des revenus de leurs producteurs. L’Europe et les États-Unis doivent-ils faire plus en matière de démantèlement de leurs aides ?
J.K.C. : Le commerce mondial doit tenir compte des avantages comparatifs. Si l’on prend le coton, les pays africains sont les plus compétitifs. Donc, les subventions américaines ou européennes les pénalisent en perturbant les règles du marché. Les Américains et les Européens ont reconnu qu’il fallait trouver une solution à ce problème. L’Europe a commencé à réformer son dispositif d’aide à la production cotonnière. Reste maintenant au gouvernement américain à trouver le courage de démanteler ses aides, ce qui n’est pas toujours facile en raison de l’importance des lobbies agricoles. Mais ce n’est qu’une partie du problème. Beaucoup de produits du Sud sont également bloqués à la porte des marchés occidentaux pour des raisons sanitaires ou phytosanitaires.
J.A.I. : Voulez-vous dire par là qu’il s’agit de barrières commerciales déguisées…
J.K.C. : Chaque pays a le droit de protéger ses consommateurs contre d’éventuels dangers sanitaires ou phytosanitaires. Le problème est que nos pays ont la plus grande difficulté à faire reconnaître la qualité de leurs produits. Nous demandons donc l’appui des bailleurs de fonds et de l’OMC pour nous aider à améliorer nos dispositifs de production et de contrôle de l’innocuité de nos marchandises.
J.A.I. : Pensez-vous que les pays membres de l’OMC parviendront à boucler le cycle de Doha d’ici à 2006 ?
J.K.C. : Tout le monde pousse actuellement dans le bon sens pour franchir un grand pas lors de la VIe Conférence ministérielle de Hong Kong, prévue en décembre 2005. Une très forte pression est exercée sur les États-Unis pour qu’ils réforment leur régime d’appui aux producteurs de coton. Ce sera un élément déterminant pour le bon déroulement des négociations.
J.A.I. : La Chine est devenue la grande usine de la planète et menace des pans entiers de production dans les pays riches et pauvres. Faut-il contrôler l’essor de l’empire du Milieu ?
J.K.C. : Les membres de l’OMC ont poussé la Chine à adhérer à l’organisation comme au démantèlement de l’accord multifibre qui régulait le marché du textile. La fin des quotas menace actuellement de nombreuses industries locales. Mon pays a dû réformer son activité pour faire face à la concurrence chinoise. Nous avons choisi de nous positionner sur des produits de niche à forte valeur ajoutée et de trouver des partenariats stratégiques avec certains pays asiatiques. L’essor rapide des entreprises chinoises fait peur. Il est toutefois trop tard pour faire machine arrière.
J.A.I. : Vous avez longuement étudié l’écologie. Faut-il élargir le rôle de l’OMC et lui donner les moyens de sanctionner les États qui avantagent leurs industries en ne respectant pas les règles environnementales internationales, comme le protocole de Kyoto ?
J.K.C. : Je ne crois pas que cette question soit du ressort de l’OMC. Il existe d’autres instances internationales pour en discuter. Il est néanmoins essentiel que les pays industriels tiennent compte des normes environnementales et pensent à la durabilité des systèmes de production.

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