Faure Gnassingbé: « Mon père et moi »

En lice pour le scrutin prévu le 24 avril, cet héritier discret revient sur les circonstances de son passage aussi éphémère que contesté à la tête de l’État, ses relations avec l’armée, la France, et le rêve qu’il forme pour son pays.

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 12 minutes.

Il a 39 ans, un patronyme célèbre, un site Internet de campagne (www.faure2005.com), un « coupé-décalé » à sa gloire qui fait fureur dans les dancings de Lomé et des moyens financiers qui lui permettent de louer un Boeing 727 VIP et un hélicoptère pour sillonner le Togo. Pourtant, depuis sa brusque apparition sur le devant de la scène, le 5 février dernier, jour du décès de son père, le fils du général Eyadéma se bat pour se faire connaître. Après un passage aussi éphémère que contesté à la tête de l’État, ce jeune homme discret s’est mué en candidat pour la présidentielle du 24 avril, sans parvenir tout à fait à dissiper le mystère qui l’entoure. L’entretien qui suit contribuera sans doute à lever un pan du voile. Ce dossier préélectoral est complété par une interview du principal candidat de l’opposition, Emmanuel Akitani Bob, que nous avons déjà longuement présenté à nos lecteurs (voir J.A./l’intelligent n° 2306).

Jeune Afrique/l’intelligent : On vous connaît mal, Faure Gnassingbé. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
Faure Gnassingbé : Je suis né le 6 juin 1966 à 6 heures à Akpagnan, préfecture des Lacs, dans un petit hôpital tenu par les frères de Saint-Jean-de-Dieu. J’ai fait mes études à Kara, puis au lycée militaire de Saint-Cyr Coëtquidan en France, où j’ai passé mon bac. Je suis titulaire d’une maîtrise supérieure de gestion de l’université de Paris-Dauphine et d’un MBA de l’université George-Washington, à Washington DC Je suis rentré définitivement au Togo à la fin des années 1990. En mars 1999, j’ai été élu député. Depuis, je me consacre à la politique.
J.A.I. : Quelle sorte de père était Eyadéma ?
F.G. : Un père extrêmement exigeant, surtout avec ses fils. Exigeant sur la discipline, les résultats scolaires, mais aussi sur le respect des traditions. Les cérémonies des Evalas n’avaient pas plus de secrets pour nous que les chants militaires de l’armée française qu’il nous faisait apprendre par coeur. Il fallait voir comme il était fier de nous entendre les entonner.
J.A.I. : Jamais de crises entre vous et lui ?
F.G. : Si, bien sûr. Quand il m’a fait inscrire au lycée militaire de Saint-Cyr : j’avais 16 ans, je ne voulais pas quitter Kara et mes copains. J’ai dû accepter. Plus tard, après mon bac, je souhaitais poursuivre à Coëtquidan, devenir officier. Nouveau refus, catégorique, de mon père. Dix ans après, enfin, quand j’ai décidé d’entrer en politique, il a tout fait pour que je change d’avis. Cette fois, c’est moi qui l’ai emporté.
J.A.I. : Avez-vous eu des divergences de fond avec lui, sur sa manière de gérer les hommes et de diriger le Togo ?
F.G. : Jeune étudiant en Europe puis aux États-Unis, il m’est arrivé plus d’une fois de comparer ce qui n’était pas forcément comparable et de le dire à mon père. Oui, certaines choses m’ont choqué, mais l’essentiel n’est pas là. Le président Eyadéma fut un grand homme, un grand président, un grand Togolais, c’est incontestable. Seulement, aucune oeuvre humaine n’est parfaite. Des erreurs ont été commises. À ceux qui en ont souffert, je demande solennellement pardon au nom de l’État. À tous ceux qui se sont sentis exclus ou qui, pour une raison ou pour une autre, ne se sont pas associés à l’action de mon père, je demande de me rejoindre. Pardonnons-nous mutuellement. Sans pardon, aucune réconciliation n’est possible.
J.A.I. : La réconciliation doit également se traduire par des actes…
F.G. : Absolument. C’est pourquoi je souhaite, si je suis élu, mettre en place un gouvernement ouvert à toutes les composantes du paysage politique togolais, y compris l’Union des forces du changement de Gilchrist Olympio. C’est pourquoi aussi j’envisage de créer une Haute Autorité de la fraternité togolaise dont le but sera de nous aider à assumer notre passé, tout notre passé. C’est pourquoi enfin j’aimerais ériger, à Lomé, un monument rendant hommage à tous les chefs d’État qui se sont succédé depuis l’indépendance.
J.A.I. : Y compris, donc, Sylvanus Olympio…
F.G. : Cela va de soi.
J.A.I. : Le 5 février 2005, vous étiez dans l’avion qui emmenait Eyadéma en Israël. Pressentiez-vous alors qu’il s’agissait de son ultime voyage ?
F.G. : Non. Pour nous, sa mort n’était pas envisageable. Nous pensions tous qu’un miracle allait, une nouvelle fois, le sauver.
J.A.I. : Comment avez-vous réagi lorsque ses médecins vous ont annoncé son décès ?
F.G. : Je n’y croyais pas. J’ai failli demander au pilote de continuer sur Tel-Aviv, comme si on pouvait le ressusciter. Et puis, j’étais abasourdi. Dans l’avion, c’était un peu la panique.
J.A.I. : Le scénario de ce qui allait suivre n’était donc pas écrit d’avance ?
F.G. : Pas du tout. Ce n’est que de retour au Togo, avec la dépouille du président, que tout s’est enchaîné.
J.A.I. : Que se passe-t-il alors ?
F.G. : Il y avait au Togo un climat d’affolement, une sensation de vide accrue par l’absence du pays de Fambaré Natchaba, le successeur constitutionnel. Persuadé qu’après la mort du chef le Togo risquait de basculer dans le chaos, le haut état-major de l’armée a alors pris ce qu’il pensait être ses responsabilités. Vous savez, ce ne sont pas des moments propices à la sérénité.
J.A.I. : Les militaires n’ont-ils pas pensé à faire revenir Natchaba le plus vite possible, afin qu’il assume ses fonctions ?
F.G. : Non, ils n’ont pas envisagé cela.
J.A.I. : Pourquoi ?
F.G. : L’armée togolaise est une armée particulière. Très unie, très disciplinée, avec une haute conscience de sa valeur professionnelle – laquelle est reconnue par tous nos partenaires étrangers. Le premier venu ne peut pas s’imposer à elle. Mon père avait sur elle un total ascendant. Si ses chefs m’ont fait la proposition que vous savez, c’était en sa mémoire et parce qu’ils avaient eu à me connaître.
J.A.I. : On voit ensuite les généraux vous confier officiellement le pouvoir au cours d’une cérémonie. C’est le genre de scène qui ne passe plus du tout aujourd’hui : en avez-vous conscience ?
F.G. : Tout à fait. Mais dans les circonstances précises, pour sauvegarder l’unité nationale et prévenir le pire – une guerre civile, une prise du pouvoir directe par l’armée, que sais-je… -, j’ai cru de mon devoir d’accéder à cette demande. Je l’ai fait en toute liberté : nul ne m’a imposé ce job, je n’ai été en rien mêlé aux discussions internes à l’état-major. Et je n’étais pas demandeur.
J.A.I. : Faut-il vous croire ?
F.G. : Croyez-moi, je n’ai absolument pas besoin d’être président pour vivre et vivre plutôt bien.
J.A.I. : Vous étiez le dauphin désigné d’Eyadéma…
F.G. : Vous devez être mieux informé que moi ! Mon père ne m’a jamais rien dit de tel. Il ne m’a jamais dit : « Prépare-toi à me succéder. » Il lui est même arrivé de penser à me nommer à tel ou tel poste de responsabilité, puis de revenir en arrière de peur que ce soit interprété en ce sens. Tout cela, ce n’était que des spéculations.
J.A.I. : Vraiment ?
F.G. : Écoutez. L’unique phrase qu’il ait prononcée et qui puisse a posteriori paraître quelque peu ambiguë remonte à 1998. « Tu as choisi de faire de la politique contre mon gré, m’a-t-il dit, tu en assumeras les conséquences. » Depuis, plus rien. Avouez que c’est un peu court pour monter un scénario.
J.A.I. : Vous voici donc chef de l’État investi par l’armé, puis par l’Assemblée nationale. Aussitôt, de toutes parts – Cedeao, Union africaine, Union européenne, etc. -, on crie au coup d’État. Et on exige votre départ. Vous attendiez-vous à un tel concert de protestations ?
F.G. : Disons que je n’ai pas été surpris. Moi-même, je vous le confie, je n’étais pas particulièrement à l’aise avec ce mode de dévolution du pouvoir. Je suis imprégné de culture démocratique, j’ai vu le combat du peuple togolais pour accéder à la démocratie. Je sais que seules des élections transparentes ont force de loi. J’étais donc un peu gêné aux entournures. Pour tout dire, je comprenais assez bien les arguments développés par ceux qui me critiquaient, même s’ils n’étaient pas toujours formulés de bonne foi.
J.A.I. : C’est-à-dire ?
F.G. : J’ai été déçu par le comportement de certains, qui ont largement bénéficié de l’amitié de mon père avant de se muer du jour au lendemain en contempteurs de son règne.
J.A.I. : Des noms ?
F.G. : Ils se reconnaîtront. Sur ce point aussi, le président Eyadéma, qui en avait vu d’autres, nous avait prévenus : « Ne soyez pas étonnés si après ma mort vous les voyez s’enfuir ou même aboyer autour de mon cercueil : les hommes sont ainsi. »
J.A.I. : Les pressions internationales finissent par vous faire céder. Vous démissionnez et, aussitôt, vous devenez candidat à l’élection présidentielle du 24 avril. Le Togo serait-il une affaire de famille ?
F.G. : Je suis un homme politique togolais et accessoirement le fils d’un ancien chef de l’État. Comme tout citoyen togolais, j’ai le droit de me présenter. Au peuple de choisir.
J.A.I. : Comment comptez-vous exercer le pouvoir si vous êtes élu ?
F.G. : En renforçant l’État de droit, dans un esprit de réconciliation et dans le strict respect de la Constitution. Avec humilité aussi et beaucoup de prudence. Pour le reste, je l’exercerai de manière classique : mes bureaux seront à la présidence de la République et non plus ici, à Lomé II, qui est une résidence familiale privée.
J.A.I. : Vous avez en face de vous un candidat respectable, Emmanuel Akitani Bob. Qu’en pensez-vous ?
F.G. : Je n’ai rien contre lui personnellement, d’autant que son âge avancé commande le respect. Je pense simplement qu’il « chauffe la place », comme on dit, pour un autre, en l’occurrence Gilchrist Olympio, et que ce n’est pas très sain. Je pense aussi que l’opposition, pour s’unir provisoirement, a dû choisir le plus petit commun dénominateur. Pour masquer ses divisions, elle crie, elle vocifère, elle invoque a priori de prétendues fraudes. Son rêve serait d’être élue sans vote. Je m’engage, moi, à respecter scrupuleusement le résultat de l’élection du 24 avril, quel qu’il soit. Je n’ai pas entendu ces grands démocrates en faire autant, puisqu’ils se refusent à envisager leur défaite. C’est inquiétant…
J.A.I. : Pas question, pour vous, de repousser la date du 24 avril.
F.G. : Dans l’état actuel des choses, c’est hors de question. Au lendemain du décès de mon père, j’ai pensé qu’il fallait d’abord se réconcilier avant d’aller devant les urnes, laisser du temps au temps en somme. L’opposition et la communauté internationale ont alors protesté et exigé le strict respect de la Constitution. C’est ce que nous faisons : l’élection aura lieu dans le délai légal.
J.A.I. : Avec ou sans fraudes ?
F.G. : Le moins possible, je l’espère. Si fraudes il doit y avoir, elles ne viendront pas de nous.
J.A.I. : Le gouvernement et le président par intérim, Abbas Bonfoh, sont de votre bord. Et vous contrôlez l’État…
F.G. : Le gouvernement est issu du parti majoritaire à l’Assemblée, le Rassemblement du peuple togolais – dont je suis le candidat. Qu’y a-t-il d’anormal à cela ? Pour le reste, je m’occupe de ma campagne, et le gouvernement agit sans me demander mon avis.
J.A.I. : Comment réagissez-vous à l’incarcération, dès son retour d’exil, de l’ancien premier ministre Agbéyomé Kodjo ?
F.G. : Cela ressort de ce que je viens de vous dire. Je n’étais pas au courant, je n’ai pas été consulté et je n’avais pas à l’être. La justice a pris une décision que je n’ai pas à commenter.
J.A.I. : Les amis d’Agbéyomé Kodjo soutiennent qu’il aurait obtenu des garanties sur sa sécurité de la part du président Bongo Ondimba. Est-ce exact ?
F.G. : Posez la question au président Bongo Ondimba.
J.A.I. : Lequel Bongo Ondimba vous en aurait parlé lors de votre passage à Libreville…
F.G. : Écoutez. Je suis tout à fait favorable au retour de tous les Togolais exilés. Je l’ai dit, et je le redirai si je suis élu. Mais, pour l’instant, n’étant pas à la tête de l’État, je ne suis pas en mesure de donner quelque garantie que ce soit à qui que ce soit.
J.A.I. : Quelles sont vos relations avec l’ancien président de l’Assemblée nationale Fambaré Natchaba ?
F.G. : Très bonnes. Natchaba est rentré de Cotonou, comme vous le savez. Depuis, il fait campagne pour moi.
J.A.I. : Manifestement, le président burkinabè Blaise Compaoré vous aime bien. Étonnant quand on se souvient des relations tendues qu’il entretenait avec votre père.
F.G. : Dès le début de la crise, le président Compaoré s’est montré très disponible et il m’a dispensé de précieux conseils. Cela s’est fait spontanément, sans préparation ni condition.
J.A.I. : Vous avez d’autres soutiens : Kadhafi, Bongo Ondimba et… Mohammed VI, à qui vous avez récemment rendu visite. D’héritier à héritier ?
F.G. : J’ai dit au roi qu’en matière de réconciliation, de travail de mémoire et de justice, je souhaite m’inspirer de l’exemple marocain et de son exemple personnel.
J.A.I. : Vous ne vous êtes pas rendu en France depuis le décès de votre père…
F.G. : Effectivement. C’est au Togo que je fais campagne. Et puis, la France s’est, en ce qui nous concerne, rangée derrière la Cedeao et l’Union européenne.
J.A.I. : Avez-vous eu Jacques Chirac au téléphone ?
F.G. : Non. Le président français a envoyé le message de condoléances que vous connaissez au peuple togolais. C’est tout.
J.A.I. : On entend parfois dire qu’Akitani Bob obtiendra l’essentiel de ses voix dans le Sud et vous dans le Nord. Êtes-vous d’accord ?
F.G. : C’est un schéma dépassé et dans lequel je ne me reconnais pas. Mon père était kabyè, ma mère ewé. Je ne sais donc pas si je suis un Kabyè à sensibilité ewé ou un Ewé à sensibilité kabyè. Je suis du Nord et du Sud à la fois, je suis un Togolais réconcilié avec lui-même.
J.A.I. : Depuis l’indépendance du Togo, l’armée joue un rôle central. Que comptez-vous en faire si vous êtes élu ?
F.G. : L’armée jouera son rôle, ni plus ni moins que son rôle. Elle sera dans ses casernes et accomplira les tâches classiques dévolues à toute armée. Mon père était un général, un militaire dans l’âme qui aimait à s’entourer de ses compagnons d’armes. Cela pouvait donner l’impression que l’armée était trop présente. Moi, je ne suis pas un militaire.
J.A.I. : Quelles chances vous accordez-vous d’être élu ?
F.G. : Je fais tout pour gagner. Le reste, c’est-à-dire le choix, appartient au peuple togolais. Mon message est simple : il faut maintenir la paix et la sécurité, qui sont des acquis, mais il faut plus de justice et plus de liberté.
J.A.I. : Un peu de prospérité aussi. Vos compatriotes sont exsangues.
F.G. : C’est vrai, mais le Togo peut très vite remonter la pente : les Togolais sont des gens honnêtes, travailleurs, courageux. Il faut pour cela renouer avec l’Union européenne, c’est la priorité des priorités. Il faut assainir les finances publiques, reconstruire notre industrie délabrée, régler la dette intérieure qui étrangle nos entreprises, relancer l’agriculture, mettre en place une usine d’engrais prosphatés pour toute la région, scolariser les filles, créer une Cour des comptes pour lutter contre la corruption, bien d’autres choses encore… Je fais un rêve : celui d’un Togo modèle d’une Afrique moderne, conquérante, audacieuse. Le meilleur hommage que nous puissions rendre au père de la nation, le général Eyadéma, c’est d’atteindre cet objectif. Mais je suis conscient que nous n’y parviendrons pas en recopiant le style et les méthodes qui furent les siennes. Les temps ont changé. Lui, c’était lui. Moi, je suis moi.

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