Ce qui doit encore changer

Pacifié, en attendant d’être réconcilié, le pays se prend à croire à des lendemains meilleurs. Mais le président est-il en mesure de mettre en oeuvre les réformes tant attendues ?

Publié le 18 avril 2005 Lecture : 10 minutes.

En Tunisie ou au Maroc, dire que les immeubles poussent comme des champignons est un lieu commun. En Algérie, c’est une révolution. De l’aéroport Houari-Boumedienne au centre-ville d’Alger, la route tout entière est livrée à la frénésie des promoteurs et des entrepreneurs (chinois) en BTP. Cette frénésie de grands travaux contredit tous les discours sur l’immobilisme algérien et montre que quelque chose est en train de changer. 2005, l’année du béton, comme 2004 a été celle de la politique ? Seuls quelques graffitis visibles çà et là dans les rues adjacentes aux grandes avenues de la capitale rappellent l’affrontement fratricide entre le président Abdelaziz Bouteflika et son ancien Premier ministre Ali Benflis, qui s’est soldé par la victoire triomphale du premier, réélu avec la bagatelle de 85 % des voix, et par la déroute du second. C’était le 8 avril 2004. « Boutef » est aujourd’hui en position… de monopole.
Il se trouve bien encore quelques irréductibles intellectuels ou journalistes pour s’inquiéter de la possibilité d’une dérive autoritaire du régime d’Alger. Mais de cela, l’Algérien lambda, pourtant si frondeur, n’en a cure. Le pays tourne « à peu près », c’est l’essentiel. Réda, la trentaine bien entamée, chauffeur de taxi de son état mais aussi diplômé du supérieur – il possède une maîtrise en sciences -, tient son explication : « Les gens n’ont plus une confiance aveugle dans leurs politiques, ils n’en attendent plus monts et merveilles. On a vécu vingt-cinq ans dans l’illusion révolutionnaire, dans la croyance en la toute-puissance de l’État. Et puis un beau jour, ça a été la crise économique, les émeutes, la guerre civile. L’État a été à deux doigts de s’effondrer. Les « terro » ont massacré des villages entiers. Des intellectuels, des médecins et des journalistes ont été assassinés. Finalement, l’État s’est relevé, la paix est revenue. Ce qu’on veut, maintenant, c’est qu’on nous mette le moins possible de bâtons dans les roues. On sait que la réussite, il ne faut l’attendre que de nous. Alors, Boutef, oui, pourquoi pas. On vit mieux aujourd’hui qu’il y a six ans. C’est le jour et la nuit. »
Un sentiment que ne partagent pas les journalistes de la presse écrite indépendante, qui s’était distinguée par la virulence de ses attaques contre Bouteflika. Et avait fait les yeux doux à son principal adversaire, Ali Benflis, lequel avait su séduire en s’engageant à libéraliser le secteur audiovisuel, qui reste monopole d’État. « Pendant les années noires, la presse était objectivement une alliée du pouvoir, participant au combat et à la dénonciation du terrorisme, explique l’avocat algérois Khaled Bourrayou. Mais quand la situation sécuritaire s’est normalisée, les journalistes ont commencé à se pencher sur le fonctionnement des institutions et la gestion des affaires publiques. C’était la ligne rouge, car les autorités raisonnent comme si le pays vivait toujours sous le parti unique et ne supportent pas la critique. La liberté d’expression s’arrête là où commence l’intérêt de l’État. Et le pouvoir algérien a une conception singulièrement extensive de l’intérêt de l’État… »
L’amendement du code pénal, en juin 2001, qui a introduit deux articles relatifs à la diffamation et à l’outrage, a marqué un premier tournant dans les relations presse-pouvoir. Les amendes et les peines ont été considérablement alourdies, et le moindre article négatif – de même que les caricatures – sur le chef de l’État tombe maintenant sous le coup de l’outrage. L’arrestation et l’emprisonnement, le 14 juin 2004, de Mohamed Benchicou, directeur du Matin, un des plus virulents détracteurs de Boutef, a donné le signal de la reprise en main. Depuis, les procès pleuvent et les rédactions s’autocensurent. Terrorisée à l’idée des poursuites judiciaires, instruite par la fermeture, pour cause de redressement fiscal, du Matin, la profession courbe l’échine et peste en silence contre la normalisation.
Une normalisation qui a aussi touché de plein fouet la classe politique traditionnelle. Le Front de libération nationale (FLN), majoritaire à l’Assemblée et parti pivot de l’hétéroclite coalition gouvernementale – qui compte également le Rassemblement national démocratique (RND) de l’actuel Premier ministre Ahmed Ouyahia, et les islamistes modérés du MSP-ex-Hamas -, a été repris en main par les « redresseurs » opposés à Ali Benflis, l’ancien secrétaire général. Dirigés par Abdelaziz Belkhadem, le ministre des Affaires étrangères, ceux-ci ont mis à profit le huitième Congrès, tenu du 31 janvier au 2 février 2005, pour transformer le FLN en appareil au service de Boutef, qui a été plébiscité à sa présidence. Une nomination qu’il a acceptée, et qui a pour lui un doux parfum de revanche. Les proches de Benflis ont été écartés des instances. Les autres ont retourné leur veste. « La société politique algérienne s’est mise au pas d’elle-même, note un ancien cacique. Il y a beaucoup d’opportunistes dans ce pays. Quand Benflis a semblé en position de force, ils l’ont soutenu. Quand ils ont senti le vent tourner, ils ont rallié Boutef. Aujourd’hui, il a un boulevard devant lui, y compris du côté de l’UGTA, la centrale syndicale, longtemps opposée aux réformes d’inspiration libérale, et qui dit aujourd’hui « amen » à tout. Personne, sauf peut-être le petit Parti des travailleurs de Louisa Hanoune (gauche radicale), ne cherche à faire entendre une voix discordante. C’est vrai qu’il n’y a plus d’opposition, mais c’est aussi faute de réelle volonté d’opposition… »
Seul ou presque aux manettes, Boutef peut faire la pluie et le beau temps. La stabilité est revenue, et même la Kabylie est en voie d’apaisement. Le pétrole à 50 dollars et plus a rempli les caisses de l’État, qui n’a jamais été aussi riche. Les réserves de change atteignaient 44 milliards de dollars au 31 janvier 2005. Entre 1999 et 2004, « Boutef I » a consacré l’essentiel de son énergie à gérer les questions de sécurité et de terrorisme, et s’est beaucoup dépensé pour réhabiliter l’image de l’Algérie à l’étranger. Au point de donner l’impression à beaucoup qu’il était « un superministre des Affaires étrangères avec grade de président ». Logiquement, l’économie a été reléguée au second plan des préoccupations. Le cap – la libéralisation – a été fixé, et l’Algérie n’en a pas dévié. Mais, dans nombre de domaines pourtant « vitaux », les réformes promises et engagées n’ont pas été menées à leur terme : banques, privatisations, justice, éducation, santé… D’où un sentiment d’immobilisme. Et une certaine impatience, perceptible notamment dans les milieux économiques.
« Le problème, ce n’est pas les réformes, mais leur rythme, témoigne un homme d’affaires plutôt proche du pouvoir. Deux réformes jusqu’à présent différées sont urgentes si l’on souhaite à la fois faire venir les investisseurs étrangers, qui ne se bousculent pas, malgré les opportunités, et favoriser le développement du capitalisme algérien : la réforme de la justice et celle du système bancaire. Le scandale Khalifa [qui a coûté au final près de 1,5 milliard de dollars au Trésor public] a terni l’image du pays et mis en évidence l’incompétence, pour ne pas dire la corruption, de la clique de la Banque centrale. Le pouvoir avait laissé carte blanche aux autorités monétaires, qui ont complètement failli à leur mission de contrôle, parce qu’il était accaparé par les questions sécuritaires. Maintenant, j’espère qu’il va s’atteler aux réformes structurelles. »
Le bilan de Boutef II en matière économique sera-t-il plus flamboyant que celui de Boutef I ? Les quelques mesures, très appréciées, de soutien à la consommation, ainsi que les facilités offertes pour l’achat de petites voitures (entretemps supprimées), tout comme les crédits, remboursables sur vingt-cinq ans, pour acquérir un logement en location-vente ont incontestablement apporté une bouffée d’oxygène à la population. 693 000 logements ont été construits entre 1999 et 2003. Mais les besoins restent immenses. Un million d’unités supplémentaires seront livrées d’ici à 2009. Les autorités vont consacrer 55 milliards de dollars sur cinq ans à un ambitieux plan de relance pour créer 2 millions d’emplois sur la même période (contre 730 000 entre 1999 et 2003). Des promesses trop belles pour être vraies ? « Pas forcément, mais cela ne marchera que si on agit, en parallèle, sur l’environnement économique, en créant une véritable économie de marché », se hasarde prudemment notre chef d’entreprise.
Abdelaziz Bouteflika s’est-il réellement heurté à des résistances au cours de son premier mandat ? L’opacité du système de décision algérien alimente depuis toujours les fantasmes (mafias, généraux, trabendistes, bureaucrates, etc.). Toujours est-il que, désormais, le président est censé avoir les moyens d’imposer les réformes libérales, d’ailleurs rendues nécessaires par la ratification, le 14 mars, de l’accord d’association avec l’Union européenne, prévoyant la levée de toutes les barrières douanières d’ici à 2017. En aura-t-il le caractère ? « Bouteflika n’aime pas arbitrer, ce n’est pas un homme de décision, et je serais étonné que son second mandat donne quelque chose alors qu’il n’a rien fait du premier, tranche un ancien ministre. Il a passé son temps à consolider un pouvoir qui n’avait pas à l’être, notamment en cherchant des soutiens à l’étranger. Comme s’il s’était laissé intoxiquer par le discours « C’est l’armée qui t’a fait roi », et qu’il avait développé un sentiment d’infériorité par rapport à cela. Pourtant, il avait les mains libres. Je crois qu’il est trop attaché au consensus pour aller très loin dans les réformes. Et il est marqué par la culture du parti unique, c’est un produit du système. Or le système, jusqu’à maintenant, n’a changé que sous la pression. Celle de la rue, en octobre 1988 ou plus récemment en Kabylie. Ou celle de l’extérieur, américaine, pour la loi sur les hydrocarbures. Il s’adapte, mais sans vision prospective, contrairement à ce qui se passe en Tunisie par exemple. »
Bouteflika n’est pas et ne sera sans doute pas le Habib Bourguiba de l’Algérie : c’est aussi l’opinion de ce professeur de médecine de l’Ouest algérois, déçu par la timidité de son président sur la réforme de l’archaïque code de la famille de 1984. Une réforme qui comporte des avancées, mais qui n’a pas supprimé le consentement du tuteur, obligatoire pour valider un mariage, afin, dixit Bouteflika, « de ne pas contrevenir aux préceptes coraniques ». Conviction sincère ou calcul politique ? Les électeurs repentis du Front islamique du salut (FIS) ont massivement reporté leurs voix sur « Boutef » aux présidentielles de 1999 et de 2004.
Une réalité difficile à avaler pour les féministes et les franges libérales de la population, qui s’estiment flouées. « Mais si le changement n’est pas impulsé d’en haut, les sociétés ne se modernisent jamais, regrette notre médecin. Bien sûr qu’islamistes et conservateurs auraient protesté. Mais, l’exemple du Maroc l’a prouvé, rien n’est insurmontable. Mohammed VI a beaucoup tergiversé avant de réformer la Moudawana, à telle enseigne qu’on avait fini par croire cette réforme impossible. Et puis, un beau jour, il a tranché. Et c’est passé comme une lettre à la poste. On aurait aimé que Boutef nous surprenne. Mais c’est un séducteur. Un populiste. Il aime se faire aimer. Sans être lui-même foncièrement conservateur, il est trop consensuel pour prendre la rue à rebrousse-poil. Parfois un leader doit savoir aller seul contre tous si c’est dans l’intérêt général… »
Abdelaziz Bouteflika veut passer à la postérité comme le pacificateur de l’Algérie moderne. Après avoir fait approuver par référendum la loi sur la Concorde civile, dès son arrivée en 1999, il souhaite désormais clore définitivement le chapitre de la décennie noire par une loi d’amnistie générale. Qui absoudrait les auteurs de crimes de terrorisme. Mais aussi les agents de l’État responsables des 6 146 cas de disparitions recensés par la commission (officielle) présidée par Farouk Ksentini. Une démarche défendable dans son principe, mais discutable dans ses modalités, s’insurgent associations de victimes et défenseurs des droits de l’homme. « Le débat a été interdit, poursuit notre médecin. Personne n’est opposé à la réconciliation. Mais on ne doit pas sacrifier la vérité au nom de la réconciliation. À l’instar de ce qu’ont fait les Sud-Africains, il faudrait d’abord tout mettre sur la table, clarifier les responsabilités, désigner les coupables, avant d’absoudre. Là, en absolvant sans discuter, on nie la souffrance des victimes et on les place sur le même plan que leurs bourreaux. La manière dont est gérée l’amnistie est terriblement révélatrice de la façon dont ce pays est gouverné. Je vois dans cette méthode un des ultimes avatars de la hogra, ce mépris typiquement algérien des puissants pour les faibles. Finalement, l’Algérie a-t-elle autant changé qu’on le dit ? »
La majorité silencieuse, elle, a déjà la tête ailleurs. Elle veut tourner la page. Revivre. L’obsédant sentiment d’insécurité qui retenait encore, longtemps après la fin effective des attaques terroristes, les Algérois au moment de s’aventurer dehors à la nuit tombée est en passe de disparaître. Le jeudi soir (l’équivalent du samedi soir ailleurs, calendrier musulman oblige), les restaurants font désormais salle comble. Et il est conseillé de réserver avant de venir. Inimaginable il y a encore deux ans. La peur du gendarme, pas plus que celle du faux barrage, n’empêche plus personne de rouler. Et les policiers, toujours aussi nombreux, mais davantage débonnaires, ont arrêté de traquer les terroristes : ils font maintenant une chasse sans merci… aux conducteurs sans ceinture ! Pacifiée, à défaut d’être vraiment réconciliée, l’Algérie se reprend à croire à des lendemains meilleurs. Elle revient de tellement loin que, pour l’instant, la paix retrouvée suffit amplement à son bonheur. Mais après ?

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