Deux milliards de dollars par jour

Publié le 17 décembre 2007 Lecture : 6 minutes.

Je ne cherche pas à offenser et, croyez-moi, n’y trouve aucun plaisir. Mais je suis bien obligé d’appeler un chat un chat – et par son nom la coûteuse et extravagante visite du colonel Kadhafi en Europe : un vrai cirque.
Maghrébins, Égyptiens et Subsahariens ont, tour à tour, avec amusement ou agacement, assisté au spectacle pittoresque de la caravane Kadhafienne défilant chez eux : quelque 200 Mercedes, des autocars et des camions se frayant laborieusement un chemin à travers les routes et les pistes de leur pays, transportant une suite (trop) nombreuse de ministres, fonctionnaires divers, gardes du corps (hommes et femmes) et autres serviteurs du « Guide » qui se sont répandus dans leurs capitales, réquisitionnant maisons et hôtels.
Ayant eu la bonne idée – croyaient-ils – de réhabiliter cet étrange colonel dont ils avaient fait, au XXe siècle, un épouvantail, le Portugal, la France et l’Espagne ont eu droit, à partir du 7 décembre, à la première tournée européenne du cirque Mouammar Kadhafi à Lisbonne, Paris et Madrid.
Ils voulaient lui vendre leur « quincaillerie » et encaisser « ses » dollars – et ont réussi leur coup au prix de beaucoup d’avanies.

J’ai calculé que le périple de Kadhafi et de sa lourde caravane – Tripoli/Lisbonne/Paris/Madrid/Tripoli – aura duré une douzaine de jours et coûté à la Libye près de 25 milliards de dollars, soit 2 milliards de dollars par jour :
– en frais de voyage : une cohorte de 300 à 400 personnes, plusieurs avions mobilisés, dont deux pour le transport des voitures blindées1 ;
en achats divers dont, à nouveau, beaucoup d’armes et des avions civils et militaires

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Ayant reçu Kadhafi parmi d’autres chefs d’État à l’occasion d’un sommet Europe-Afrique, le Portugal a moins souffert de son séjour. Mais la France et l’Espagne, elles, ont subi Kadhafi en visite officielle, et pour un long séjour.
Une grande partie de l’opinion publique de ces deux démocraties a mal vécu l’invitation adressée par leurs gouvernements à un homme au passé très chargé, dont le présent est encore trouble et dont le comportement général et les outrances verbales indisposent.
Plusieurs journaux et personnalités l’ont dit haut et fort, embarrassant les deux gouvernements et les obligeant à déployer des trésors de dialectique pour justifier leur décision de recevoir un homme politique dont ils disent, sans convaincre, qu’il a changé, et qu’il est devenu fréquentable.
Recevoir Kadhafi rapporte gros aux usines d’armement et autres, mais coûte cher en image politique. Je parie qu’il ne sera pas réinvité de sitôt par le gouvernement d’une démocratie

La réapparition hors de la scène africaine de ce personnage hors norme me donne en tout cas l’occasion d’éclairer sa personnalité et d’évaluer son action.
Mouammar Kadhafi avait un peu moins de 30 ans, le 1er septembre 1969, lorsqu’il s’est emparé du pouvoir à Tripoli. Il a su le conserver trente-huit ans durant, et même l’accaparer : il en dispose complètement et s’est mis à y associer sa famille.
Ses opposants ont été éliminés l’un après l’autre et certains d’entre eux ont disparu sans laisser de trace. Les complots ourdis contre lui par des chefs d’État arabe (Sadate), européen (Giscard) et américain (Reagan)² – séparément ou de concert – ont tous échoué, ainsi qu’une dizaine de tentatives d’assassinat.
Une telle performance ne relève pas de la chance seule

Kadhafi a dû être idéaliste, mais l’exercice du pouvoir l’a vite rendu totalement cynique et amoral. Dire le contraire de la vérité ne le gêne aucunement, changer d’avis et de politique pour faire aujourd’hui le contraire de ce qu’il professait hier ne lui pose aucun problème : il se situe au-delà des principes et ne respecte aucun tabou.
Cela lui donne une très grande force et il semble en avoir transmis une part à son fils « Seif », qui se présente comme son héritier : faisant écho à son père, qui a affirmé devant les caméras de la télévision française « il n’y a pas un seul prisonnier politique en Libye », Seif el-Islam a osé déclarer, dans Le Figaro et sans ciller : « La situation des droits de l’homme en Libye est meilleure qu’en Tunisie, au Maroc, en Jordanie ou aux États-Unis. Il n’y a pas de prisonniers politiques, et le système judiciaire est transparent (sic). »
C’est évidemment le contraire de la vérité.

D’une manière plus générale, le bilan de presque quarante ans de mainmise de Mouammar Kadhafi (et sa famille) sur la Libye est mauvais, voire désastreux.
Il s’agit en fait d’un hold-up : tout l’argent du pétrole libyen est versé sur des comptes placés sous le seul contrôle du colonel ; il redistribue ce qu’il veut, à qui il veut.
Nous avons calculé le montant du hold-up, c’est-à-dire le total de l’argent versé à la Libye par les sociétés pétrolières depuis 1970 : un peu plus de 1 000 milliards de dollars en trente-sept ans, soit l’équivalent du PIB 2006 de l’ensemble du continent africain.

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Qu’en a fait le « Guide de la révolution » ? Il a acheté beaucoup d’armes, à la France d’abord : on se souvient des 110 Mirage commandés à Dassault en 1973, auxquels s’ajouteront bientôt des Rafale du même Dassault. Il en a acheté ensuite pour plusieurs milliards de dollars à la Russie et à la Tchécoslovaquie.
Il a tenté des unions entre la Libye et ses voisins à l’est, à l’ouest et au sud – et les a toutes ratées ; il a déclenché des guerres, qu’il a en général perdues ; il a soutenu les mouvements indépendantistes les plus inattendus : Corse, Irlande, Philippines.
Il a financé le terrorisme le plus démentiel, tel celui du sanguinaire Abou Nidal ; il a fait abattre au moins deux avions de ligne et ainsi tué froidement et aveuglément des centaines de passagers civils dont il a été obligé d’indemniser les ayants droit à coups de milliards de dollars.
Il a fait, en somme, pendant des années, ce qu’il reproche aujourd’hui à Al-Qaïda. Sans jamais ni s’en justifier, ni s’en repentir, ni esquisser la moindre autocritique.
Il a acheté, en payant plusieurs fois le prix, des armes de destruction massive (chimiques et nucléaires) qu’il a fini par livrer gratuitement aux Américains, avec en prime les noms et adresses de ceux qui lui ont fait confiance en les lui fournissant.
Il a dépensé une fortune pour un projet grandiose de rivière artificielle d’eau douce dont il ne parle plus guère puisqu’il vient d’acheter à la France un réacteur pour désaliniser l’eau de mer.
Par sa personnalité et grâce à sa longévité au pouvoir, Kadhafi a malaxé et transformé son pays ; il l’a fait, en somme, à son image. Comme Castro pour Cuba et Lee Kuan Yew pour Singapour.

Mais c’est avec la Malaisie, autre pays musulman, mais, lui, sans beaucoup de ressources naturelles, que la comparaison est la plus significative – et la plus cruelle : gouvernée avec sagesse et dans la paix par Mahathir Mohamad pendant vingt-deux ans, de 1981 à 2003, ce pays a multiplié son PIB par sept entre 1980 et 2007, alors que la Libye, riche en pétrole et en gaz, parvenait péniblement à doubler le sien
La Malaisie est aujourd’hui une des rares démocraties musulmanes et un des quelques pays vraiment émergents en voie d’industrialisation rapide et réussie, dotés de cadres de grande valeur formés, sur place, par de bonnes universités.
La Libye ? Ce pays, dont la plupart des habitants n’ont connu d’autre pouvoir que celui de Kadhafi, importe des infirmières bulgares et des médecins palestiniens.
Avant de les prendre en otages, de les mettre en prison et de leur faire subir les pires tortures

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[Voir l’enquête de Samy Ghorbal pp. 14-17.]

1. Voir pp. 16-17 : Mercedes pour dictateurs.
2. En accord avec Margaret Thatcher, Reagan est allé jusqu’à faire bombarder, par son aviation, Tripoli et la résidence de Kadhafi.

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