Brigades littéraires à Port-au-Prince

Étonnants Voyageurs s’est tenu pour la première fois, début décembre, en Haïti. Un pays qui regorge d’écrivains parmi une population majoritairement analphabète.

Publié le 17 décembre 2007 Lecture : 3 minutes.

Dans ce pays de 7 millions d’habitants, où un tiers des élèves en âge d’être scolarisés ne le sont pas, où 70 % des parents sont analphabètes, et où d’improbables écoles privées drainent des espoirs insensés de réussite, il existe chez les adolescents fiévreux un appétit de poésie qui laisse pantois. « La Caraïbe, disait Édouard Glissant, c’est un tournoiement, une ivresse de la pensée », une excitation intacte face aux mots, à la langue, devrait-on ajouter.
Déjà, lors de la douzième édition de la foire Livres en folie, organisée le 15 juin 2006 par Le Nouvelliste, le plus vieux quotidien d’Haïti, ces milliers de jeunes venus palper, feuilleter, renifler les ouvrages disaient clairement qu’ici la soif de littérature ne s’épanche jamais. La foultitude d’écrivains inconnus, connus ou reconnus, la quantité de petits éditeurs ou de libraires qui grouillent dans la cité montrent « l’urgence des mots pour vivre », pour paraphraser René Depestre, l’une des grandes figures exilées de l’île. Alors, quand Michel Le Bris, Lyonel Trouillot, Dany Laferrière et quelques autres ont décidé d’enfoncer le clou, ils n’ont trouvé personne pour leur dire que la présence pendant quatre jours du festival de littérature francophone Étonnants Voyageurs, en ce début du mois de décembre, était incongrue. Surtout pas le ministère de la Culture haïtien et l’ambassade de France, qui ont décidé d’en partager les frais.
C’est alors que du Ritz Kinam, sorte de poste avancé littéraire perché à Pétion-Ville, en haut de la capitale, une armada d’« écrivains du monde » (Russell Banks, Alain Mabanckou, Maryse Condé, Abdourahman Waberi, Yvon Le Men, Daniel Maximin, Wilfried N’Sondé, Louis-Philippe Dalembert) déployèrent textes et explications devant quelques centaines de jeunes venus de tout le pays.
Florilèges. À la bibliothèque de la fondation Fokal, en bas de la ville : « Comment on fabrique de la poésie ? » demande timidement une jeune lycéenne. « La poésie, c’est quand des mots se rencontrent pour la première fois, tout simplement », répondent en cur Dalembert et Le Men. Quand ce dernier leur dit qu’il n’a eu que des mauvaises notes en français au bac mais qu’« il cherchait lui-même ses mots », un vent d’espoir manifeste parcourt l’assistance. « On peut donc écrire sans avoir de bonnes notes ? » lance un audacieux. « On peut gagner de l’argent avec les mots ? » dit l’autre. « Faut pas trop y compter, même s’il faut travailler dur et seul », répondent les poètes.
À l’Institut français : « Pourquoi écrivez-vous ? » interroge une jeune femme haïtienne à Lyonel Trouillot. « Nous, les Haïtiens, on est habitués à ne pas écouter les gens car ils mentent. Alors on écrit. » Ailleurs encore : « Moi, petite fille, je m’ennuyais beaucoup, raconte Maryse Condé. Je n’avais pas le droit de sortir, il n’y avait pas de télévision. Alors j’inventais des histoires sur un petit carnet pour meubler le temps. » Des dizaines de visages immobiles et juvéniles se projettent dans un rêve, se lèvent ensemble et en silence le temps d’éponger la fugace émotion et d’applaudir.
Alors que venait de se tenir deux jours auparavant à Port-au-Prince un colloque universitaire dédié à Jacques Roumain, autre figure emblématique de la littérature haïtienne, des voix ingénues rappelaient aussi que littérature et politique sont « un même combat ». Celui qui mourut à 37 ans et aurait eu 100 ans cette année trouve toujours des adeptes tellement « la difficulté de vivre ne peut pas s’affranchir de l’espoir de changer les choses ». Ici en Haïti, le sort réservé aux gens est si précaire, si évanescent, que les mots « dits et non dits » sont comme une réserve d’énergie vitale. Si tels sont les ressorts profonds des littératures, force est d’en déduire que celle de la patrie de Toussaint-Louverture a de beaux jours devant elle.

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