Vous avez dit déclin ?

Attitude récurrente dans les sphères politico-médiatiques, le catastrophisme actuel ne résiste guère à l’examen rigoureux des faits.

Publié le 14 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

En Occident notamment, « l’image » est devenue une composante essentielle de la vie publique. Par image, il faut entendre l’impression que l’on donne de soi et que retient l’opinion. Elle ne concerne pas que les personnes et ne se limite plus au monde des vedettes du cinéma et de la chanson. Désormais, elle touche les hommes politiques, notamment les chefs d’État, les institutions et les pays. Pour autant, l’image ne correspond pas forcément à la réalité, mais dans les sociétés de la communication, voire du spectacle, pour reprendre l’expression d’un philosophe, elle est tout aussi importante. Elle peut même être plus déterminante que la vérité proprement dite. En ce sens, la France vient de se tirer une sacrée balle dans le pied. Depuis plusieurs semaines, un débat agite sa classe politique et médiatique : la France est-elle en déclin ? Un livre brillant, celui de Nicolas Baverez, au titre sans ambiguïté, La France qui tombe, (Perrin), a mis le feu aux poudres.
Pour l’auteur, la réponse ne fait pas de doute : la chute française est inexorable et se confirme d’année en année. Il nourrit sa démonstration à grand renfort de statistiques et de constats assassins. Il dénonce particulièrement l’importance de la dépense publique (54 % du Produit intérieur brut), la plus élevée des pays de l’Union européenne ; le poids de la fiscalité et des charges (le coût total des prélèvements atteindrait 75 % du salaire brut) ; la perte d’attraction de la France en raison notamment du prix du travail ; la faiblesse de sa recherche technologique ; la persistance d’un chômage de masse ; la rigidité des structures étatiques qui étouffe les initiatives ; la puissance des corporatismes en tout genre ; l’omnipotence des fonctionnaires rétifs aux réformes et cependant mieux payés que s’ils travaillaient dans le secteur privé ; l’immobilisme politique, de droite comme de gauche. Et de conclure, entre autres amabilités, que « la France est le dernier des pays développés à n’avoir pas surmonté la crise des années 1970 » et reste un modèle « social étatiste ».
À peine publié, ce brûlot a été contesté par d’autres économistes. Eux aussi ont présenté des chiffres et des indicateurs. Ceux-ci démontraient presque l’inverse. À savoir que le progrès était continu et que, si des zones d’ombre subsistaient, l’amélioration de la situation française était permanente. Événement assez rare, la polémique a débordé le milieu intellectuel pour gagner celui de la politique. Avec des raisons opposées, droite et gauche se sont retrouvées pour critiquer la thèse de Nicolas Baverez. Les socialistes et les communistes y voient une offensive de l’ultralibéralisme, déterminé à instaurer une « société à l’américaine » et mécontent du manque d’ampleur des réformes du président Jacques Chirac. Pour eux, le pouvoir, bien que menant déjà une politique très à droite, est débordé par les plus activistes de ses soutiens. Quant au gouvernement, il considère également que ce livre constitue une vigoureuse attaque de son action. Aussi l’a-t-il immédiatement contrée, plusieurs ministres, y compris celui des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, montant au créneau. Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a même dénoncé dans un journal étranger, le Time américain, le « goût de bouchon » des intellectuels français. « Depuis des années, a-t-il dit, ils écrivent des choses qui se sont révélées fausses. » Le piquant de l’affaire est que, les socialistes étant aux affaires, Chirac avait mené une partie de sa campagne présidentielle au nom de la lutte contre le déclin. « La France est sur la mauvaise pente, jugeait-il à l’époque. Un déclin insidieux la menace. » Comme quoi, selon qu’on est au pouvoir ou dans l’opposition, l’analyse peut changer ! Et, à l’instar des experts, les politiques ne retiennent que ce qui les arrange.
Au-delà de ces affrontements politiciens, qu’en est-il exactement ? D’abord, le catastrophisme est un thème récurrent dans le débat français. Tous les quinze ans environ, il donne lieu à des empoignades identiques et utilise souvent les mêmes arguments. Ensuite, la thèse de Baverez met l’accent, avec raison, sur quelques singularités néfastes de la France, en particulier sa difficulté à se réformer, sa fiscalité dissuasive et sa bureaucratie peu efficace. Mais nombre des chiffres appuyant sa démonstration sont contestables, et la simple observation conduit à une autre conclusion : la France reste un pays riche. En plusieurs domaines, comme celui des transports, elle conserve une technologie de pointe et a su mieux résister que d’autres à la crise économique de ces dernières années. Ainsi, pour ne prendre que les statistiques les plus récentes, le pouvoir d’achat des ménages continue d’augmenter (+ 1,9 % en 2002) et, durant la période 1996-2000, le niveau de vie moyen s’est accru de 7,5 %. Autre indication : tandis qu’en 1996 4,1 millions de personnes, soit 7,2 % de la population, vivaient en dessous du seuil de pauvreté(*), elles étaient, quatre ans plus tard, 3,7 millions (4,8 % des Français), en recul donc de 400 000. Au total, la France disposait, l’an passé, d’un niveau de Produit intérieur brut supérieur de 8 % à la moyenne de l’Union européenne, et ce même s’il a baissé puisque cet écart était de 10 % cinq ans plus tôt. Pour les plus optimistes, une donnée supplémentaire témoigne de la bonne santé française. Ce pays a en effet gagné quatre places, cette année, au palmarès de la compétitivité, qui calcule le potentiel durable des économies du monde : elle en occupe aujourd’hui la vingt- sixième place. Encore doit-on souligner que ce mieux la laisse toujours, selon ce critère, derrière ses principaux concurrents européens, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne, tout en étant très attractive pour les investissements internationaux. Elle a été, l’année dernière, le premier pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) à séduire les investisseurs et, au plan mondial, le deuxième derrière la Chine.
En fait, trois conclusions se dégagent. D’abord, la France n’est pas économiquement en déclin : en dépit des rigidités qui la handicapent, elle résiste, elle s’accroche, elle tient bon. Ensuite, au niveau de la politique internationale, elle donne de la voix, comme sur l’attitude américaine en Irak, et retrouve un rôle négligé depuis longtemps. En ce sens, la phrase d’un ancien ambassadeur pour qui « la France est une nation de moyenne impuissance » est davantage une boutade qu’elle ne traduit la réalité. Enfin, elle est en proie au désarroi, les Français ne sachant pas toujours où ils vont, ni pourquoi ils y vont. D’où le succès de livres comme celui de Nicolas Baverez et la tendance, un brin masochiste, à se flageller. Pourtant, la France peut se consoler. Elle n’est pas la seule. L’Italie et la Suisse notamment se livrent aussi à une controverse sur leur déclin supposé. À défaut de tomber, une partie de l’Europe doute.

* Selon les critères français, il s’établit à 545 euros de « niveau de vie » par mois pour un adulte vivant seul.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires