Que va-t-il faire de sa victoire ?

À l’issue de l’élection du 7 novembre qu’il a gagnée haut la main, le président Maaouiya Ould Taya apparaît plus fort que jamais.

Publié le 14 novembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Dieu, que cette campagne-là fut jolie, avant qu’un mauvais vent de sable ne vienne en assombrir les derniers jours ! Un grand tourbillon de tentes maures, de voiles frissonnants et de boubous amidonnés avait enveloppé les soirées du ramadan. Entre les vapeurs sucrées du thé et le crachotement éraillé des haut-parleurs, toute la Mauritanie regardait chaque soir à la télévision les postulants tenir meeting et réciter des professions de foi, souvent maladroites, toujours sincères. Avec une liberté de ton rare dans le monde arabe, les candidats de l’opposition fustigeaient à longueur de discours le pouvoir, le président sortant, sa famille et sa tribu. Fièrement, les techniciens du ministère de l’Intérieur exhibaient la nouvelle carte d’identité réputée infalsifiable, élaborée à grands frais par une société française, testée lors des municipales et législatives de 2001 et distribuée à plus d’un million d’exemplaires – autant que d’électeurs. Certes, pour faire bonne mesure, les opposants critiquaient l’utilisation des moyens (logistiques) de l’État par Maaouiya Ould Taya et l’inégalité des temps d’antenne – ces moments-là sont aussi ceux où l’on rêve d’une démocratie idéale qui n’existe nulle part au monde. Mais nul, parmi eux, n’envisagea de boycotter le scrutin. Un modèle, ou presque, de campagne que cette dix-septième consultation (et troisième présidentielle) depuis que la Mauritanie s’ouvrit, il y a onze ans, à la démocratie…
Dix jours de gala, puis cinq jours d’extrême tension, débouchant le 7 novembre sur un vote sans fioritures (67 %) en faveur de celui qui depuis dix-neuf ans préside aux destinées du pays, des arrestations, un climat de suspicion : que s’est-il donc passé pour que, brusquement, l’image se brouille ? Comme d’habitude, la réalité mauritanienne se lit au-delà des apparences. Si Maaouiya Ould Taya a personnellement « mouillé sa chemise », parcourant toutes les régions du pays, exposant son bilan économique et social et jouant sur le double registre de la stabilité et de la modernité – il fut le seul à se faire accompagner de son épouse, Aïcha, le seul aussi à voter en costume occidental -, ses adversaires n’ont pas labouré le même champ politique. Khouna Ould Haïdallah, Ahmed Ould Daddah et Messaoud Ould Boulkheir ont mené une campagne de défi, exclusivement axée sur le TSM tout sauf Maaouiya »), au détriment d’un programme alternatif de gouvernement que l’hétérogénéité de leur base électorale – des islamistes aux baasistes, des Négro-Mauritaniens radicaux aux Harratins militants – leur interdisait d’élaborer.
Coordonnant leurs actions, présupposant l’existence d’une fraude électorale massive, manquant souvent de moyens, ils ont tablé sur l’unique vote protestataire, voire pour certains d’entre eux sur la pression de la rue, pour arracher l’alternance en oubliant l’essentiel : le réflexe de l’électeur mauritanien est avant tout utilitaire. Or, sur ce plan, tant l’argent déversé par le camp présidentiel que les thèmes développés au cours de sa campagne – femmes, jeunes, développement, mondialisation (nombre d’affiches du candidat Ould Taya le représentaient sur fond de satellite ou de plate-forme pétrolière) – se sont révélés beaucoup plus attractifs que le militantisme agressif affiché par les candidats de l’opposition.
Sans doute n’est-ce pas un hasard si, à la veille du 7 novembre, les chancelleries « informées » de Nouakchott donnaient toutes Ould Taya vainqueur, la seule nuance portant sur le pourcentage qui lui serait attribué. Toutes prédisaient également qu’entre un président sortant auréolé de sa baraka lors de la tentative manquée de putsch du 8 juin dernier, bien décidé à ne pas mettre son autorité, voire son honneur, en équation lors d’un second tour, peu enclin à la bienveillance envers ses adversaires qui n’avaient pas hésité à l’invectiver en public et ces derniers, adeptes manifestes du « ça passe ou ça casse », ce que les Anglo-Saxons appellent la collision course était engagée. Et inévitable.
L’affrontement commence à J-4, le lundi 3 novembre. Deux fils du candidat (et ex-président) Khouna Ould Haïdallah, Sid’Ahmed dit « Bazra » et Sidi Mohamed, sont arrêtés à Nouakchott. Tous deux ont une réputation de violence établie, et le premier se serait rendu coupable de menaces téléphoniques à l’encontre du directeur de campagne d’Ould Taya. Dans la foulée, des perquisitions sont menées aux domiciles de Haïdallah et de plusieurs de ses proches – dont le leader islamiste Mohamed el-Hacen Ould Dedew – ainsi que dans quelques mosquées réputées intégristes. Deux kalachnikovs sont saisis, ainsi qu’un document : le « plan Grab 1 ». Qualifié de « fabrication insensée » par l’opposition, ce plan prévoit la proclamation unilatérale des résultats par le camp Haïdallah (et en sa faveur), le 7 novembre, trente minutes avant minuit ; la formation immédiate d’un « gouvernement de transition pacifique » ; la mise en place d’un « dispositif populaire de protection » et de « groupes d’action rapide » ; la distribution de tracts auprès des militaires et des forces de l’ordre, l’instauration d’une journée ville morte et l’organisation d’une marche du vainqueur sur la présidence pour en déloger le locataire.
Un scénario ivoiro-malgache en quelque sorte, hypothèse redoutée par nombre de diplomates en poste dans la capitale, lesquels avaient d’ailleurs, dans la hâte, remis à jour les plans de regroupement de leurs ressortissants. Sans se prononcer sur l’origine de ce document évidemment non signé – donc réfutable -, l’ambassadeur d’un pays voisin particulièrement bien informé le jugeait devant nous « crédible ». « Ce type d’action est en l’état actuel des choses la seule chance pour l’opposition dure de forcer le destin, ajoutait-il. Au minimum, ils obligeront l’armée à intervenir, or Haïdallah et plusieurs de ses amis sont d’anciens officiers respectés qui peuvent toujours espérer retourner les fusils en leur faveur. Quant aux armes, elles sont partout : chacun sait que le Front Polisario recycle ici ses kalachnikovs au marché noir pour 200 euros la pièce. »
Mercredi 5 novembre, jour de clôture de la campagne, Maaouiya Ould Taya tient son ultime meeting au stade de Nouakchott. Son discours, prononcé en hassanya, est particulièrement acéré : « Je ne tolérerai jamais la moindre atteinte à la sécurité de l’État, martèle-t-il. Rien ne pourra entraver notre marche, pas un verre d’eau ne sera renversé dans ce pays. » Le compte à rebours commence. Le jeudi 6, dans l’après-midi, deux officiers de police se présentent au domicile de Haïdallah et lui demandent de les suivre à la direction de la Sûreté. Le candidat y rejoint l’essentiel de son staff de campagne : l’ancien ministre (et député du parti au pouvoir) Ismaïl Ould Amar, les baasistes Mohamed Yehdid Ould Breidellel et Devaly Ould Cheine, l’homme d’affaires Haba Ould Mohamed Vall, les ex-colonels Breïka Ould M’Bareck et Abdoulaye Demba Diop, l’ex-directeur de la Sûreté du début des années 1980 Mustapha Diop…
Interrogé par le procureur sur le « plan Grab 1 », Haïdallah refuse de répondre, tout comme il refuse de signer le procès-verbal d’audition. Pour permettre au scrutin de se tenir, l’ancien chef de l’État est relâché dans la nuit en compagnie d’Ismaïl Ould Amar que protège son immunité parlementaire. Mais le procureur précise qu’il se réserve le droit de les reconvoquer, une fois les opérations électorales terminées.
Vendredi 7 novembre, l’élection se tient donc comme prévu. Tous les candidats votent, le taux officiel de participation dépasse 60 %, et le résultat final est une sorte de photocopie de la présidentielle de 1992 : Ould Taya obtient 67 % des voix, l’opposition réunie 31 %, soit 1 % de moins qu’Ahmed Ould Daddah (alors seul opposant en lice) il y a onze ans. Haïdallah recueille 18,7 %, Ould Daddah 6,9 %, Ould Boulkheir 5 %. Le président sortant est en tête dans les treize régions, y compris à Nouakchott et à Nouadhibou où il est cependant mis en ballottage. Réélu pour six ans, Maaouiya Ould Taya reçoit les félicitations de deux candidats mineurs (Aïcha Mint Jeddane et Moulaye el-Hacen Ould Jied : 2 % à eux deux), ainsi que celles, empressées, d’Abdoulaye Wade et du roi Mohammed VI, premiers à se manifester (Jacques Chirac, George Bush, Abdelaziz Bouteflika et bien d’autres suivront). Les opposants crient à la fraude massive, dénoncent des « votes multiples », pointent l’absence d’observateurs internationaux – seule une dizaine d’envoyés spéciaux du NDI (National Democratic Institute) américain ont fait le voyage – et brandissent leurs « preuves ». Mais, étrangement, un calme de plomb règne sur le pays. Le pouvoir évite de pavoiser, l’opposition de manifester. Chacun semble toujours retenir son souffle…
Samedi 8 novembre, Nouakchott encore groggy se réveille avec la rumeur : Khouna Ould Haïdallah a disparu, il a pris le maquis et s’est évanoui dans la badia, sans laisser de traces. En fait, le candidat battu réapparaît le soir même et tient une conférence de presse d’où il ressort qu’il juge « nulle et non avenue » la victoire de celui qui, en 1984, l’a chassé du pouvoir. Il exige que les élections soient reprises. Le lendemain matin, conformément à l’avertissement lancé l’avant-veille par le procureur de la République, lui et son ex-directeur de campagne Ismaïl Ould Amar sont de nouveau interpellés. Le duel fratricide entre deux anciens compagnons d’armes qui ensemble firent la guerre pour le Sahara avant de cogérer quelque temps la Mauritanie du début des années 1980 vient de prendre fin. Lorsqu’en août dernier, après dix-neuf ans de silence, Khouna Ould Haïdallah se porta à la surprise générale candidat contre celui qui fut son Premier ministre, rares étaient ceux qui prévoyaient une telle issue. Détenu une première fois lors de son renversement en décembre 1984, l’ex-président a regagné les prisons de la République sans que ses partisans, tétanisés, soient en mesure d’organiser la moindre protestation…
Il ne faut jamais sous-estimer Maaouiya Ould Taya. À 62 ans, le président mauritanien apparaît à l’issue d’une double victoire qui fut aussi une double épreuve – le coup d’État manqué du 8 juin et l’élection présidentielle du 7 novembre – plus ferme, plus habile et plus déterminé que jamais. Adepte d’un État fort et persuadé que le développement économique conditionne le progrès démocratique, cet admirateur des méthodes à la fois autoritaires et éclairées de l’ex-Premier ministre malaisien Mahathir est un homme solitaire et austère, sûr de lui et secret. Il délègue peu, communique encore moins, contrôle toujours et n’envisage jamais l’échec. Animal politique à sang froid, il a laissé croire à ses adversaires que le pouvoir était à prendre et à certains, parmi les plus tièdes de ses partisans, que l’affaire du 8 juin l’avait affaibli. Les premiers se sont découverts trop tôt et les seconds, qui rivalisent aujourd’hui d’excès de zèle, ne perdent rien pour attendre. Autant dire qu’il ne doit, tant aujourd’hui qu’il y a cinq mois, sa position qu’à lui-même et que la Mauritanie – pétrolière – de demain se fera sous sa gouvernance.
Haïdallah et ses proches seront-ils jugés ? Quand aura lieu le procès des militaires putschistes du 8 juin ? Dans un cas comme dans l’autre, on peut espérer qu’après une victoire qui, dans le fond, soulage tous les partenaires extérieurs de la Mauritanie (à l’exception sans doute de la Libye et de l’Arabie saoudite), Maaouiya Ould Taya saura faire preuve de mansuétude.

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