Péril en la demeure

Attribué à el-Qaïda, l’attentat d’el-Mouhaya est vraisemblablement l’oeuvre de nationaux qui en veulent à la dynastie régnante. Et à elle seule.

Publié le 14 novembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Aucune force politique ni puissance étrangère n’avait à ce point menacé la dynastie des Saoud. La longévité de leur règne – plus de soixante-dix ans – s’explique facilement : le parapluie américain pour les périls extérieurs et des services de renseignements efficaces et dissuasifs pour les menaces intérieures. Mais le doux sentiment de sécurité qui berçait les cinq mille princes de la dynastie a brusquement disparu le 11 septembre 2001 lorsque dix-neuf kamikazes (dont quinze Saoudiens) détournent des avions pour les lancer contre le World Trade Center et le Pentagone. Estomaqué, l’ami américain ne verrait plus du même oeil l’allié saoudien.
Membres du Congrès, universitaires et journalistes dénoncent l’implication de la famille royale dans les attaques suicide. Les plus indulgents relèvent des similitudes entre l’idéologie des talibans afghans et le wahhabisme dont se réclament les Saoud, et qui interdit par exemple aux femmes de conduire une voiture. Mais les autres, l’écrasante majorité, sont désormais convaincus que la doctrine qui anime l’ennemi, identifié sous le label el-Qaïda, est un sous-produit du wahhabisme. À preuve, la multiplication, après le 11 septembre, des prêches enflammés appelant au djihad dans les mosquées du royaume.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, la situation économique n’est guère brillante : croissance quasi nulle, en dehors du secteur des hydrocarbures ; chômage massif des jeunes (un Saoudien sur deux a moins de 20 ans et un sur trois est à la recherche d’un emploi) ; corruption rampante ; paupérisation accélérée des tribus bédouines. À la perte de la crédibilité extérieure s’ajoute un développement inquiétant de la contestation intérieure. Laquelle réunit islamistes radicaux, qui reprochent à leur gouvernement ses trop nombreuses concessions au nom de la guerre mondiale contre le terrorisme, et intellectuels modernistes, qui exigent une ouverture politique. Et ce qui devait arriver arriva : le glissement de la contestation vers l’action terroriste.
L’attentat qui a frappé, le 8 novembre, le complexe résidentiel el-Mouhaya, dans la banlieue ouest de Riyad (dix-huit morts et plus d’une centaine de blessés, des femmes et des enfants pour la plupart), ne ressemble en rien à la longue série d’attaques qui a débuté le 13 novembre 1995. Ce jour-là, un camion bourré d’explosifs avait sauté devant une caserne de Khobar, tuant cinq soldats américains. Khobar 1995 sera suivi par une demi-douzaine d’attentats à la voiture piégée ciblant essentiellement des GI’s, puis des ressortissants occidentaux. El-Qaïda n’avait pas alors la notoriété d’aujourd’hui, mais on avait déjà attribué la responsabilité de l’attaque à un certain Oussama Ben Laden, héros saoudien du djihad contre l’armée Rouge en Afghanistan, déchu de sa nationalité pour avoir émis une fatwa à l’encontre des Saoud à qui il reproche d’avoir autorisé, en 1991, une présence militaire américaine à proximité des Lieux saints. L’opération d’el-Mouhaya marque un tournant dans la stratégie des terroristes saoudiens. Désormais, ils s’en prennent à tous les suppôts du régime, fussent-ils musulmans. Comment en est-on arrivé là ?
Le régime de Riyad doit sa stabilité à deux facteurs : l’allégeance, sans cesse renouvelée, des grandes tribus bédouines et la complicité des oulémas, ces théologiens associés au partage de la rente tant qu’ils maîtrisent leurs ambitions politiques. Or l’engagement des Saoud à lutter contre el-Qaïda a fragilisé le premier facteur. Les tribus d’origine des kamikazes du 11 septembre ont toujours contesté la version donnée par les Américains. « Jamais nos enfants n’auraient accompli pareille atrocité », n’ont-elles cessé de répéter. Cela n’a pas empêché les services de sécurité saoudiens de procéder, en 2002, à une vague d’arrestations dans les milieux des vétérans de la guerre d’Afghanistan. Les Bédouins, pour qui les faits d’armes de leurs fils contre les Soviétiques sont un sujet de fierté, doivent désormais les cacher pour les soustraire aux policiers. Ce qui a creusé le fossé entre gouvernants et gouvernés.
Les Saoud envisagent alors des réformes, qui ont l’avantage de mettre tout le monde d’accord, aussi bien les islamistes que les rares modernistes. Mais ces derniers appellent à manifester, le 14 octobre, pour dénoncer la timidité de l’ouverture politique. Le régime se crispe et interdit toute marche de protestation. Mieux : il sollicite les oulémas pour décréter que les manifestations sont interdites par l’islam.
L’autre facteur de désaffection à l’égard des émirs s’appelle Oussama Ben Laden. Les messages vidéo et audio diffusés par les chaînes satellitaires arabes ont fait de lui un modèle de résistance. Celui qui dit non à l’hégémonie américaine et à la tyrannie de la dynastie régnante est devenu une véritable icône pour la jeunesse saoudienne. « Je n’ai aucune chance, ici-bas, de devenir un Walid Ibn Talal [jeune tycoon, petit-fils du fondateur de la dynastie, NDLR], mais mourir en martyr ferait de moi un Walid pour l’éternité. » Ces propos sont ceux d’un jeune diplômé saoudien au chômage. Qui les a tenus à visage découvert, c’est dire la gravité de la situation. Le régime ne fait plus peur.
S’il est vrai qu’el-Qaïda est le suspect idéal pour l’attentat d’el-Mouhaya, les descendants d’Abdelaziz se doivent d’ouvrir l’oeil : le mal est en Arabie saoudite. Il y est né, s’y est développé et peut encore y frapper. Toutes les cellules terroristes démantelées à ce jour sont composées de jeunes éléments âgés de moins de 20 ans, n’ayant jamais connu la guerre d’Afghanistan, les camps d’entraînement de Khost ou de Peshawar. Ils se nourrissent d’un discours de takfir (« excommunication »). Ce courant de pensée, né en Égypte dans les années 1980 et qui s’est développé en Algérie dans les années 1990, rend licite le sang des musulmans qui ne rejoignent pas le mouvement. Longtemps encouragé par les émirs, voilà qu’il les prend pour cibles. L’opération d’el-Mouhaya a détruit un complexe résidentiel situé à quelques centaines de mètres du palais d’Abdelaziz Ibn Fahd, fils choyé du roi, et à moins de 2 kilomètres du Palais royal d’el-Yamama, véritable centre du pouvoir.
Les nouveaux terroristes saoudiens se sont préparés en Arabie saoudite et ont dû bénéficier des failles du système de sécurité (voire de complicités en haut lieu) pour s’approvisionner en armes et en explosifs. Continuer de mettre sur le compte d’el-Qaïda les récents attentats est une grossière méprise. Le leitmotiv de Ben Laden se résumait à une revendication principale : le départ des forces américaines du territoire du royaume. Depuis la chute de Saddam Hussein, c’est chose faite. Les Américains n’ont plus besoin des bases de Khobar et de Kharg. Ils auront fini de les évacuer avant la fin de l’année.
L’attentat d’el-Mouhaya ou celui déjoué quelques jours plus tôt à La Mecque sont bien le fait de Saoudiens qui en veulent au régime. Et à lui seul. Cela dit, les Saoud ne sont pas encore aux abois. Ils disposent d’un atout appréciable : l’absence de toute alternative crédible. Et pourraient même, maintenant qu’ils sont à leur tour victimes du terrorisme, retrouver grâce aux yeux des Américains. On n’abandonne pas à son sort un régime qui règne depuis sept décennies sur un pays abritant le quart des réserves pétrolières de la planète, fournissant 17 % des besoins en hydrocarbures des États-Unis et produisant 8 millions de barils par jour. Surtout lorsque ses opposants ont pour modèle Oussama Ben Laden.

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