L’empire contre-attaque

Confirmé le 9 novembre, le Premier ministre Junichiro Koizumi a bouleversé la vie politique de l’archipel. Avec l’économie, la diplomatie et la défense seront les grands dossiers de son nouveau mandat.

Publié le 17 novembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Fini la crise ? Les Japonais, durement éprouvés par une décennie presque ininterrompue de difficultés économiques, aimeraient bien le croire. Le frémissement a été alimenté par la publication de quelques indicateurs encourageants : un repli du chômage à 5,1 % de la population active en août dernier (son plus bas niveau depuis deux ans), un redémarrage de la consommation des ménages (progression de 7,4 % en août et de 2,2 % sur l’année) et, surtout, un fort rebond du Produit intérieur brut (PIB) au deuxième trimestre 2003 laissant espérer une croissance de 2 % sur l’année. Pour les conjoncturistes, qui notent aussi un déclin du nombre des faillites et une remontée sensible des profits des compagnies, le retour de la croissance est une réalité. En pleine campagne électorale, ces indicateurs ont représenté du pain bénit pour le Premier ministre Junichiro Koizumi, sorti vainqueur, mais avec une marge plus faible que prévu, des législatives du 9 novembre dernier.
Le bilan du chef de gouvernement, porté au pouvoir en avril 2001 par les militants du Parti libéral démocrate (PLD), n’a rien de particulièrement mirobolant. Mais en politicien habile, Koizumi a tenu la maison. En engageant les réformes qu’il pouvait mettre en oeuvre, et en différant les autres, expliquant qu’il avait les mains liées par le système de factions, d’une complexité redoutable, alors en vigueur au sein du parti majoritaire. Koizumi n’a pas pratiqué la thérapie de choc thatchérienne qu’il vantait dans son programme – mélange indéfinissable d’État providence et surprotecteur, à la limite du socialisme, et d’économie capitaliste productiviste et consumériste dans sa version la plus aboutie -, et à laquelle la société japonaise n’était sûrement pas préparée. Très à l’écoute de l’opinion, il a, en revanche, multiplié les gestes spectaculaires et les initiatives à forte charge symbolique pour accréditer l’idée de rupture avec le passé, souhaitée par des Japonais que l’immobilisme et l’inertie de la classe politique traditionnelle exaspèrent. Exaspération qui se traduit par l’érosion lente mais régulière des scores du PLD. Car si le très populaire Koizumi a réussi, grâce à son « équation personnelle », à limiter la casse, en remportant de justesse la majorité absolue, en revanche, le déclin de son parti est sans doute amorcé. En face, l’opposition de gauche et du centre, revigorée par la fusion entre le parti démocrate de Naoto Kan et le Parti libéral, semble à même de proposer enfin une alternative crédible. Forte de ses 177 sièges, la nouvelle formation de l’opposition unie, le Parti démocrate du Japon (PDJ), s’est placée en embuscade, et elle compte sur les prochaines élections pour progresser encore. Le destin (et la postérité) de Koizumi dépendra en définitive de sa capacité à enclencher toutes les réformes qu’il a promises, mais en partie différées.
Malgré sa victoire étriquée, le Premier ministre aura quand même les mains plus libres. Sa réélection à la présidence du PLD, le 20 septembre, a fait voler en éclats le paralysant système des factions. La démocratie japonaise ne connaissant quasiment pas d’alternance, des relations de plus en plus étroites se sont nouées au fil des années entre les baronnies du PLD, la bureaucratie et le monde des affaires : des relations qualifiées par les journalistes japonais de « triangle de fer ». L’interpénétration des intérêts, à laquelle s’ajoute un mode de prise de décision privilégiant systématiquement la recherche du consensus, a débouché sur des aberrations économiques. Exemple parmi d’autres : la politique clientéliste dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Destinée initialement à soutenir l’activité et à lutter contre le déséquilibre entre la mégalopole de Tokyo-Yokohama (30 millions d’habitants, le quart de la population de l’archipel) et le reste du pays, elle a longtemps constitué l’unique moyen de lutte contre la récession. Le Japon a englouti des fortunes pour financer des chantiers pharaoniques, comme la construction de trois ponts, tous déficitaires, entre Honshu, l’île principale du Japon, et Shikoku, quand un seul aurait amplement suffi. Ou celle de viaducs autoroutiers desservant des villes moyennes dans des provinces reculées. Le secteur du BTP en est ainsi arrivé à représenter 20 % du PIB japonais, et 10 % des emplois.
Résultat de cette fuite en avant : la dette publique a explosé, passant de 60 % du PIB en 1992 à 150 % en 2002. Mais l’effet attendu sur la croissance n’a pas été au rendez-vous : sur la période considérée, le PIB nippon a augmenté de 10 %, alors que, dans le même temps, il augmentait de 22 % dans la zone euro et de 40 % aux États-Unis ! Koizumi a amorcé une diminution drastique des investissements publics dans les infrastructures. Le 5 octobre, Nobuteru Ishihara, le nouveau ministre des Infrastructures et des Transports, a renvoyé Haruho Fuji, le président de la Japan Highway Public Corporation, ancien bureaucrate du ministère de la Construction, qui personnalisait les excès et les dérives du système. La gestion du dossier Fuji a été considérée comme un test de la volonté réelle du nouveau cabinet Koizumi, installé fin septembre, et reconduit au soir du 9 novembre, de procéder à des réformes. Le maintien de Heizo Takenaka à l’Économie, et la nomination aux Finances de Sadakazu Tanigaki, un membre de la nouvelle garde, sont d’autres signes forts que quelque chose risque de changer au Japon.
Il est un domaine dans lequel Koizumi a d’ores et déjà fait souffler un vent de changement : la politique étrangère. À l’instar de Tony Blair en Grande-Bretagne, de José-María Aznar en Espagne ou de Silvio Berlusconi en Italie, le Premier ministre japonais veut apparaître comme l’allié le plus précieux de Washington dans sa région. Comme eux, il s’efforce de cultiver des relations personnelles chaleureuses avec George W. Bush, lui rendant visite dans son ranch ou l’invitant chez lui. Prenant à rebrousse-poil le sentiment pacifiste de son opinion publique, Koizumi lui a donc apporté un soutien sans réserve dans sa guerre contre Saddam Hussein.
Un soutien diplomatique, mais aussi financier. En réponse à la sollicitation des États-Unis, le chef du gouvernement japonais a annoncé, quelques jours avant son tête-à-tête avec Bush du 17 octobre, une contribution de 5 milliards de dollars étalée sur trois ans pour aider à la reconstruction de l’Irak. Seul le déploiement dans le sud du pays d’environ un millier d’hommes des Forces d’autodéfense (l’armée japonaise) s’est vu annulé après l’attentat de Nassiriyah qui a coûté la vie à vingt-sept personnes, dont des militaires italiens. Par ce geste, le Premier ministre a tenu compte de l’opinion de la population nippone, pacifiste et effrayée par la vigueur des attaques antiaméricaines, qui s’oppose à plus des deux tiers à cette opération. Le Japon reste en fait placé sous le parapluie militaire américain pour sa sécurité, sans avoir les moyens de contrarier les desseins de Washington. Une bonne partie de son excédent commercial provient de ses exportations vers les États-Unis. Et la sécurité de ses approvisionnements en pétrole du Moyen-Orient dépend également de l’Amérique. S’ajoute une autre donnée, héritage des années de l’administration Clinton : la peur que les Américains ne rééquilibrent, à terme, leur politique asiatique en faveur de la Chine. Toutes ces raisons incitent Koizumi à faire du zèle là où il aurait pu se contenter du service minimal.
On prête malgré tout au Premier ministre l’intention de réformer la Constitution pour donner la possibilité à l’armée de se déployer sur des théâtres d’opérations extérieurs, avec ou sans l’aval de l’ONU. Une Loi fondamentale moins contraignante permettrait en effet au Japon d’apporter plus rapidement son soutien aux États-Unis, mais aussi d’assumer des responsabilités internationales plus étendues. Sans renoncer complètement à son identité héritée de la défaite de 1945, Tokyo pourrait jouer un rôle politique plus en rapport avec sa puissance économique, et légitimer encore davantage sa revendication d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Un Japon plus présent sur la scène diplomatique serait aussi plus à même de relever le défi sécuritaire de la Corée du Nord. La dérive du régime de Pyongyang inquiète Tokyo. L’attitude provocante des Nord-Coréens sur les questions nucléaires accroît les risques d’une confrontation avec l’Amérique, qui placerait l’archipel nippon en première ligne. Les Japonais comme les Sud-Coréens sont fermement partisans d’une solution négociée. Même si les diplomates nippons s’en défendent officiellement, ils ne désespèrent pas d’obtenir un assouplissement de la position américaine, juste contrepartie de leur bonne volonté dans le dossier irakien. L’escalade verbale entre Washington et Pyongyang a déjà eu des conséquences fâcheuses. Comme le report du règlement du problème des dizaines de Japonais enlevés dans les années 1970-1980 et retenus contre leur gré en Corée, qui était en bonne voie. Or, aux yeux de l’opinion publique et à ceux du Premier ministre Koizumi, cette question est au moins aussi cruciale que celle de la prolifération nucléaire. Trois des nouveaux ministres du gouvernement doivent d’ailleurs leur notoriété à leur implication dans cette affaire.
Dernier dossier brûlant pour Junichiro Koizumi : les relations avec l’Asie, et en particulier avec la Chine. Pour doper les échanges régionaux, les pays de l’Association of Southeast Asian Nations (ASEAN), qui regroupe tous les États de l’Asie du Sud-Est à l’exception du Timor-Oriental, ont décidé de créer un marché commun en 2020. La Chine, le Japon et la Corée du Sud sont pressentis pour rejoindre la zone de libre-échange (ZLE). Pékin est très demandeur. Tokyo, qui craint pour les revenus de ses agriculteurs, mais redoute plus encore que l’empire du Milieu soit le grand bénéficiaire de la ZLE, tant économiquement que politiquement, hésite sur l’attitude à adopter. Mais le Japon ne pourra se permettre de rester à quai une fois le train lancé. Le pays devrait entamer l’an prochain des « prédiscussions ». Le problème divise même le camp libéral-démocrate. Certains redoutent que l’Amérique ne prenne ombrage de la création d’un marché régional de trois milliards d’habitants dominé par la Chine. D’autres insistent au contraire sur l’idée que l’archipel pourrait, à cette occasion, se réinventer un rôle et servir de relais entre Washington et Pékin. Quoi qu’il en soit, le Japon ne saurait indéfiniment faire l’économie d’une vraie réflexion sur son insertion dans le nouvel espace asiatique. Et sur sa politique chinoise. La Chine, qui affiche un dynamisme bien supérieur à celui d’un Japon vieillissant, doit-elle être perçue comme une formidable opportunité ou, au contraire, comme une menace ? Même si la Chine s’est éveillée et a réussi à envoyer un « taïkonaute » dans l’espace, l’écart entre les deux voisins reste impressionnant. Le PIB japonais est presque quatre fois supérieur à celui de la Chine. Et le revenu moyen d’un Japonais (34 170 dollars par an) est trente-cinq fois plus élevé que celui d’un Chinois. Il n’y a donc pas lieu de s’affoler. Les entreprises de l’archipel lorgnent ostensiblement sur ce marché très prometteur.
Reste la politique. Le contentieux historique entre les deux pays n’est toujours pas apuré. Et Pékin s’est vivement ému d’une orgie géante organisée, le 18 septembre, dans un hôtel de Zhuhai, dans le Sud de la province du Guangdong, par 300 touristes japonais avec 500 prostituées chinoises. Un scandale qui a malencontreusement coïncidé avec le 72e anniversaire du début de l’agression japonaise contre la Chine. Et jeté un coup de froid entre les deux capitales. La visite annuelle qu’effectue Koizumi au cimetière militaire de Yasukini, qui rassemble les restes de 2,5 millions de soldats morts pendant les guerres du Japon, exaspère régulièrement les Chinois qui assimilent cette démarche à du révisionnisme. Or, pas plus tard que le 8 octobre dernier, le Premier ministre japonais, présent à Bali au sommet de l’ASEAN, a fait savoir à son homologue chinois qu’il n’entendait pas renoncer à son pèlerinage…

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