Le destin contrarié d’Abdelwahab Abdallah

L’inamovible ministre-conseiller du chef de l’État a été déchargé de ses fonctions de porte-parole de la présidence. Tentative d’interprétation.

Publié le 14 novembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Il fait très beau en ce samedi 8 novembre et la Tunisie vit au rythme lent du ramadan, le mois de jeûne des musulmans. Le week-end s’annonce tranquille. Hier encore, le 7, on fêtait le 16e anniversaire du Changement et de l’arrivée au pouvoir du président Zine el-Abidine Ben Ali. Au palais de Carthage, tout ce que le pays compte comme sommités dans les sphères politique, économique ou syndicale est venu écouter le discours présidentiel. Au premier rang se trouvent les personnalités les plus importantes du régime, dont Abdelwahab Abdallah, le très influent ministre-conseiller et porte-parole du président de la République. Comme à son habitude, le chef de l’État a annoncé un certain nombre de mesures, dont l’ouverture très attendue du paysage audiovisuel tunisien, le PAT. Des entrepreneurs privés sont fortement encouragés à présenter des projets de radio et de télévision. D’ailleurs, le jour même commencera à émettre sur le Grand Tunis la première station privée, Mosaïque FM. Bref, tout va bien, et rien ne semble annoncer un violent orage politique.
Et pourtant, le lendemain 8 novembre, c’est l’effervescence générale. Dès 13 heures, juste après le journal de la chaîne de radio nationale, un message circule par SMS sur les portables : « Comme quoi, rien ne dure. » La Tunisie vient d’apprendre, avec stupéfaction, la chute de celui qui, hier encore, avait la haute main sur l’information et la communication du pays, Abdelwahab Abdallah, justement. Les « initiés » le savaient depuis le début de la matinée, à 9 h 30 précisément, heure d’une dépêche aussi laconique que cinglante de la TAP (Tunis Afrique Presse, agence officielle d’information). Le chef de l’État vient d’attribuer à son conseiller spécial, le ministre d’État Abdelaziz Ben Dhia, les fonctions de porte-parole du président de la République. Pour tous, le message est clair, Abelwahab Abdallah, qui a gardé son rang de ministre-conseiller et son bureau au palais, n’est plus porte-parole, il a perdu ce qui faisait sa force. Exit donc Abelwahab Abdallah, qui a appris la nouvelle ce même 8 novembre au matin, dans son bureau… grâce au communiqué de la TAP.
Au sein de la classe dirigeante, la surprise est complète. On a du mal à croire qu’un homme que l’on disait aussi puissant, presque irremplaçable, ait pu être débarqué aussi sèchement. On cherche avidement le pourquoi, mais rien ne vient éclairer la mise à l’écart de celui que l’on appelle communément ici « AA ». Aucune information ne circule, aucun commentaire officiel ne vient expliquer « ce changement dans le changement ». Comme il le fait dans de tels cas, le président Ben Ali a décidé seul et agi rapidement.
Que signifie alors ce départ, ou du moins cet éloignement ? Les ministres s’interrogent, évaluent les répercussions de cette décision, y compris sur leur propre carrière. Tous ceux, dans le circuit des médias d’État, qui doivent leurs postes à « AA », et ils sont nombreux, se sentent brutalement orphelins. Il va leur falloir choisir, décider, prendre des initiatives sans l’avis ou l’aval du « patron ». Les adversaires politiques de « AA », tout aussi nombreux, s’interrogent sur la marche à suivre. Et nous ne sommes qu’à un an de la prochaine élection présidentielle, où le président sera plus que certainement candidat… Bref, c’est un séisme politique, le tout dans un assourdissant silence.
Le choc est à la mesure de l’importance qu’avait prise Abdelwahab Abdallah sur la scène publique. Depuis treize ans, un record dans un pays ou le turn-over des ministres est impressionnant, il est au palais, aux cotés du président, en charge de toute l’information et de toute la communication, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Habile, intelligent, l’ancien professeur de droit à l’IPSI (Institut de presse et des sciences de l’information) de Tunis, aussi à l’aise en arabe qu’en français, a tissé un impressionnant réseau d’obligés et d’amis. Rien, ni à la télé, ni à la radio, ni dans les journaux ne se faisait sans son aval. C’était le patron de tous les patrons. Remarquablement informé, nouant des liens solides en Europe et au Moyen-Orient, gestionnaire d’un dossier très sensible, où il jouait les paratonnerres, il bénéficiait de la confiance du chef de l’État, et même, selon certains, de son amitié. Il était l’un des rares à voir le président plusieurs fois par semaine et à être de tous les voyages. Discret, efficace, il savait rester dans l’ombre, tout en exerçant son influence bien au-delà du strict périmètre de la communication. Pour l’opinion publique et l’opinion politique, « AA », c’était en quelque sorte le Mazarin du régime.
Un Mazarin certainement respecté et craint, mais logiquement assez largement détesté. À en croire les rumeurs, véritable poison de la vie publique tunisienne, « AA » aurait fait et défait les carrières, « AA » aurait poussé les uns et cassé les autres, « AA » aurait été le chef de tel clan contre tel autre, et mieux valait l’avoir avec soi que contre soi, etc.
« AA » restait surtout l’ennemi juré de tous les libéraux et des partisans de l’ouverture du régime. La politique de l’information sévèrement contrôlée, ce serait lui ; la langue de bois des médias officiels, ce serait lui encore ; la censure des magazines et des journaux étrangers, toujours lui. Bref, l’état assez déprimant du secteur de l’information et de l’expression dans un pays par ailleurs en pleine mutation économique et sociale, c’est lui…
Il y a une part de vérité dans ce jugement sévère, mais, pour qui connaît la réalité du pouvoir en Tunisie, il doit être nuancé. « AA » n’était certainement pas le seul ministre ou le seul haut responsable partisan de la fermeté dans le domaine de l’information et de la communication. Et il lui est arrivé souvent d’être un peu plus subtil que d’autres « jusqu’au-boutistes confirmés ». Par ailleurs, sa proximité avec le président en faisait certainement un collaborateur dévoué et efficace, un apparatchik de talent en quelque sorte, mais certainement pas un électron libre disposant d’une large autonomie de décision et d’action.
Comment alors évaluer cette décision ? Est-ce l’amorce d’un véritable changement dans le domaine de l’information et de la communication, ou s’agit-il plus simplement d’une réorganisation interne du palais ? « Il y a probablement des deux », reconnaît un « initié ». La Tunisie a réellement besoin d’une évolution forte dans le domaine de la communication. Le progrès économique incontestable, la modernisation de la société, l’éducation généralisée de la population, le poids des classes moyennes, l’impact aussi de la proximité de l’Europe, les télévisions par satellite, tout cela impose une véritable réforme des textes et des mentalités dont le président Ben Ali est certainement de plus en plus convaincu, comme semblent l’indiquer d’ailleurs les orientations prises dans l’audiovisuel.
On le dit et on le redit dans les cercles proches du palais, la prochaine étape du changement, inaugurée par l’élection présidentielle de novembre 2004, sera celle d’une véritable ouverture politique et médiatique. Difficile dans ces conditions de mener cette autre politique avec un homme qui, quel que soit son degré de responsabilité réel, incarnait aux yeux de l’opinion et de la classe politique une attitude de fermeture. Tentant aussi de faire en sorte que cette délicate question de l’information et de la communication quitte Carthage pour être gérée au niveau du gouvernement et des médias concernés.
À toutes ces raisons politiques s’ajoute la possibilité d’un incident, « d’une goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase », selon l’expression d’un autre initié. Certains témoignages font part, en particulier, de la forte irritation du chef de l’État sur la manière dont la journée du 7 novembre et la cérémonie du discours ont été couvertes par les médias d’État.
Le destin contrarié d’Abdelwahab Abdallah met en tout cas en évidence les défis à venir pour le président Ben Ali. L’exigence d’une plus grande liberté dans le domaine de l’information n’est plus le seul fait des « salons progressistes » de la capitale ou des irréductibles opposants, mais répond à l’attente d’une grande partie de la population. L’élection présidentielle de l’an prochain devra s’appuyer sur la définition d’un « second changement », sur une évolution vers plus de démocratie et de pluralisme.
D’ici là, le calendrier diplomatique est chargé : visite d’État de Jacques Chirac début décembre ; Sommet 5+5 des pays riverains de la Méditerranée occidentale, toujours à Tunis, les 5 et 6 décembre ; voyage du président Ben Ali à Genève, du 10 au 12 décembre, à l’occasion du Sommet mondial sur la société de l’information… Sans parler d’un ordre politique international perturbé et des pressions européennes et américaines pour faire bouger un monde arabe jugé peu démocratique et peu libéral.
Face à cela, comme le dit un haut responsable du secteur de l’information, « chacun en Tunisie devra dorénavant et à son niveau assumer ses responsabilités ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires