L’écrivain dans son labyrinthe

À 75 ans, le Colombien Gabriel García Márquez publie le premier tome de son autobiographie. Envoûtant et magique.

Publié le 14 novembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Gabriel García Márquez conte, raconte et se raconte. Sa statue a pour socle une oeuvre caraïbe révolutionnaire. Son aura est tissée de légendes et de songes, de poésies et de chansons. Ses romans ont ouvert de nouveaux horizons à la littérature. Et qu’importe la plume insipide des quelques critiquaillons parisiens qui tentent de se faire mousser en jetant des boulettes de papier au Prix Nobel de littérature 1982 : ses Mémoires, roman de tous ses romans, sont un régal.
Il aura fallu sept ans au pape de la littérature d’Amérique latine, âgé de 75 ans et atteint d’un cancer de la lymphe, pour écrire le premier tome de Vivir para contarla (Vivre pour la raconter), autobiographie des trente premières années d’une vie bousculée. Le lecteur apprendra que le petit « Gabito » est né le 6 mars 1928 à Aracataca, dans l’État de Magdalena, au nord de la Colombie. Mais imaginer que « Gabo » pourrait commencer son histoire au jour et à l’heure de sa venue au monde serait se méprendre sur la manière dont ce maître du Temps conçoit la vie et la littérature. « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient », prévient-il en exergue. Le roman de sa vie commence en réalité le jour où il naît à sa propre mémoire. Une mémoire créatrice et généreuse, ni pétrie de nostalgie ni plombée par le regret.
« Ma mère me demanda de l’accompagner pour vendre la maison. » Ainsi débute l’existence du romancier en tant que tel, jeune homme sur le point de fêter ses 23 ans, journaliste au El Heraldo, « déjà décoré de deux blennorragies » et qui fume, « sans pressentiment aucun, deux paquets par jour de cigarettes vénéneuses ». Pour le meilleur, sa mère Luisa Santiaga venue le déloger de la librairie Mundo, à Baranquilla, l’entraîne sur le chemin de son enfance afin de vendre la maison familiale d’Aracataca. Au cours du voyage, Gabriel García Márquez dévore Lumière d’août, du « plus fidèle de [ses] démons tutélaires », William Faulkner. L’expédition a valeur de révélation : Gabo découvre qu’il veut être écrivain, et rien d’autre. Aracataca va ainsi devenir, pour lui, l’équivalent du comté imaginaire de Yoknapatawpha pour l’écrivain américain, sous le nom aujourd’hui célèbre de Macondo. Un lieu où les temps se mélangent, où l’imaginaire et le réel s’entremêlent et où l’humanité se retrouve.
Les quelque six cents pages de Vivre pour la raconter s’articulent autour de ce moment d’existence où tout prend sens pour un jeune homme aux chemises fleuries et aux sandales de moine, qui erre de bistrot en bistrot, lit des heures durant et fait la noce jusqu’à point d’heure. Il eût été surprenant que Gabo l’envoûteur nous proposât un itinéraire en droite ligne, à la manière sèche d’un Coetzee (Vers l’âge d’homme, Seuil, voir J.A.I. n° 2210), alors qu’il avoue au détour d’une page que « partager la routine quotidienne avec un illusionniste fut pour [lui] comme découvrir enfin la réalité ». Bien sûr, le lecteur apprend que García Márquez a vécu sa jeunesse entre Baranquilla et Sucre, a fait ses études primaires chez les Jésuites, obtenu son bac en 1946 au lycée Zipaquira de Bogotá, abandonné des études de droit au profit d’années de bohème journalistique pour El espectador, etc. Mais le fil chronologique est ténu, Márquez s’autorise des digressions, des retours en arrière, des visions d’avenir qui sont autant de chemins de traverse. Quand prend fin ce premier tome (il doit y en avoir deux autres, l’un sur l’année du Nobel, l’autre sur les amitiés controversées du romancier, de Fidel Castro à Mitterrand), nous sommes en 1955 et Gabo vient de publier son premier roman, Des feuilles dans la bourrasque. Le texte s’achève, de façon ô combien romanesque, sur la promesse d’une histoire d’amour, celle qui le lie à sa femme Mercedes Barcha, mère de ses deux fils.
L’essentiel ne repose donc pas dans les lignes arides d’un curriculum vitae hésitant entre la Colombie et le Mexique, Paris et Barcelone. Seule compte l’alchimie des rencontres. Certains opposeront les grands reportages comme Journal d’un enlèvement ou Récit d’un naufragé aux romans les plus foisonnants comme L’Automne du patriarche ou La Mala Hora, pour distinguer écriture journalistique et création littéraire. Mieux vaut pourtant se pencher sur ces personnes, parents, amis, collègues, qui ont alimenté l’oeuvre de l’inventeur du « réalisme magique ». C’est eux, ces « Autres », condition de tous les possibles, qu’il souhaite honorer au crépuscule de sa vie. Et il y parvient de manière magistrale.
Certes, être l’ami de Fidel Castro n’est guère défendable et donne du grain à moudre aux détracteurs de l’écrivain trop honoré, mais l’incorrigible timide répond : « Je suis de ceux que l’on enterre avec ses amis. » D’où ce foisonnement de portraits en tout genre, brossés en quelques lignes lumineuses qui sont autant de débuts de roman. Il y a, bien sûr, la mère Luisa, les frères et soeurs, bâtards ou pas, le père Gabriel Eligio, la grand-mère Tranquilina Iguarán (Mina) et, surtout, le grand-père Nicolas Ricardo Márquez (Papalelo). Il y a aussi les amitiés littéraires, comme celle de l’Argentin çlvaro Mutis. Mais c’est aux plus humbles que Gabo offre la quintessence de son talent. Aux servantes, aux prostituées. Ainsi : « Parmi toutes celles présentes dans mon souvenir, Lucía est la seule dont la malice puérile me laissa bouche bée le jour où elle m’emmena sur le sentier aux crapauds et remonta sa jupe jusqu’à la taille pour me montrer sa touffe cuivrée et frisée. Pourtant, ce qui retint mon attention fut la tache de vin qui s’étendait sur son ventre comme un portulan de dunes violettes et d’océans jaunes. » Ou encore : « Au poste de commandement, la Grande Catherine, leur maîtresse et suzeraine, présidait à la vie de la maison, avec ses seins astronomiques et son crâne en forme de calebasse. Son gigolo régulier, le mulâtre Jonás San Vicente, avait été trompettiste de luxe, jusqu’au jour où dans une bagarre on lui avait fait sauter ses dents aurifiées pour lui voler ses couronnes. Mal en point, devenu incapable de souffler dans sa trompette, il avait dû changer de métier et n’aurait pu en obtenir de meilleur pour son braquemart long de six pouces que le lit en or de la Grande Catherine. »
Obsessionnel de la phrase parfaite qui élimine tous les adverbes en « ment » (« manie appauvrissante ») et affectionne les mots en « o », nourri aux Mille et Une Nuits, Gabo est un « costeño », un homme caraïbe habité depuis l’enfance par la poésie et la chanson. C’est-à-dire un Colombien pur sucre.
Au Mexique et en Bolivie, les premiers stocks de Vivir para contarla ont été épuisés en vingt-quatre heures. En Colombie, quinze mille livres ont été vendus le soir du lancement, le 8 octobre 2002. En Espagne, il a dépassé le million d’exemplaires. Sans doute parce que la maestria narrative de Gabriel García Márquez demeure éminemment populaire. Preuve de cette proximité : sur Internet, un mail apocryphe sur son état de santé a longtemps inquiété ses aficionados. À lui qui déclare que « le problème avec la mort, c’est qu’elle dure pour toujours », on a envie de crier : « Reste avec nous, Gabito ! »

Vivre pour la raconter, de Gabriel García Márquez, Grasset, 610 pages, 22 euros.

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