Mama Africa for ever

À 73 ans, Miriam Makeba entame une ultime tournée mondiale qui lui permettra de faire ses adieux dans chacun des pays qu’elle a connus au long de sa carrière.

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Sa maison, installée dans un discret lotissement à la périphérie de Johannesburg, lui manquera certainement. Les poules qu’elle élève dans son jardinet aussi. Mais les heureuses perspectives du long voyage qu’elle s’apprête à réaliser ont fini par vaincre ses dernières réticences.
Fouler les scènes du monde entier et enchanter les spectateurs de tous horizons de sa voix chaude, pendant quatorze mois, tel est le défi que Miriam Makeba s’apprête à relever. Un dernier tour de piste avant de prendre définitivement congé des sunlights. « Je me dois de dire adieu dans chacun des pays où je suis allée. J’ai 73 ans, cela me pèse », expliquait-elle quelques jours avant d’entamer le coup d’envoi de son tour du monde en musique. Le 26 septembre dernier, en effet, la chanteuse entonnait plusieurs morceaux de son répertoire au Nelson Mandela Theatre de Johannesburg, devant un public ému et charmé. Aux spectateurs qui l’ovationnaient, elle a dit, des rires dans la voix : « Laissez-moi partir vers cette terre précieuse. Ne voyez-vous pas que je pleure ? Pour la première fois, je suis libre. »
Jusqu’en 1991, année où l’apartheid prit fin, Miriam Makeba était persona non grata à Johannesburg. Aujourd’hui, c’est d’un tonitruant « Umama wethu, kunjani, Umama wethu ? » (« Notre mère, comment allez-vous ? ») que les habitants de sa ville natale la saluent lorsqu’ils la croisent dans la rue. « Mère » ou encore « Mama Africa », des surnoms qui l’amusent, même si, au début, elle a eu du mal à les assumer : « Les gens m’ont appelée comme ça. D’abord je me suis dit : pourquoi veulent-ils me donner cette responsabilité, porter tout un continent ? Puis j’ai compris qu’ils le font affectueusement. Alors j’accepte. Je suis Mama Africa. » Un nom prédestiné pour celle qui personnifie, malgré elle, tous les courages et toutes les abnégations de la femme africaine.
Mais avant de faire entendre la voix de son peuple opprimé sur les scènes du monde entier, d’incarner la majesté de l’art vocal, et l’engagement social et politique, Miriam Makeba a dû faire face aux aléas d’une vie qui ne l’aura pas épargnée. Née à Soweto le 4 mars 1932, Zenzi, de son vrai prénom, diminutif d’Uzenzile qui signifie « Tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même », n’a même pas une semaine lorsqu’elle fait un séjour de six mois en prison avec sa mère, coupable d’avoir fabriqué illégalement de la bière. Une existence qui commence sous de mauvais auspices. À 5 ans, Miriam Makeba perd son père. Sa mère, domestique à Johannesburg, travaille alors sans relâche pour nourrir ses six enfants. Pour apporter un peu de soleil dans un quotidien gris et triste, la fillette vocalise en reprenant les chants traditionnels des guérisseurs de son township. Mais c’est la chorale de son église, où elle chante le gospel protestant, qui révèle la voix pure de la petite Zenzi.
Adolescente, elle devient garde d’enfants puis, à 17 ans, tombe enceinte de celle qui sera sa fille unique, Bongi. Elle se marie et se retrouve abandonnée deux ans plus tard. Pour survivre, Zenzi lave des taxis à Johannesburg. Le soir, elle chante pour sa fille. Jusqu’à ce qu’elle troque son seau d’eau et son chiffon pour un micro. Grâce à l’influence d’un de ses cousins, qui joue dans un groupe musical, elle devient en 1952 la chanteuse du Manhattan Brothers. Zenzi abandonne son prénom pour celui de Miriam. Le groupe donne naissance à un cocktail de musiques traditionnelles populaires et de jazz. Quatre ans plus tard, Miriam Makeba écrit et enregistre Pata Pata, le plus grand succès de sa carrière.
En 1959, elle rejoint l’African Jazz and Variety, groupe populaire où officie le trompettiste Hugh Masakela, qu’elle épousera en secondes noces. C’est au cours de cette même année que son destin bascule. Remarquée par un réalisateur américain, Lionel Rogosin, la jeune fille fait une brève apparition musicale dans Come back Africa, un documentaire tourné en Afrique du Sud. Le film est projeté au Festival de Venise, et le réalisateur se débrouille pour que la chanteuse soit du voyage.
À partir de là, tout s’enchaîne. Miriam Makeba rencontre Harry Belafonte, alors au faîte de sa popularité, qui la prendra sous son aile et lui fera traverser l’Atlantique. Aux États-Unis, elle connaît très vite le succès. « Je me retrouvais en compagnie de Marlon Brando, Duke Ellington, Frank Sinatra ou Miles Davis. Des stars que j’admirais lorsque j’étais en Afrique du Sud », se remémore-t-elle. En 1962, le président Kennedy lui demande de chanter à son anniversaire, au côté d’une autre grande star : Marilyn Monroe. Rapidement, le succès prend valeur de symbole. Il coïncide avec l’essor du nationalisme africain et les mouvements de révolte des Afro-Américains. Avec Harry Belafonte, elle participe au mouvement pour les droits civiques.
Un engagement que l’Afrique du Sud n’apprécie guère. Les représailles sont terribles : les autorités lui retirent son passeport en 1960. Bannie de son pays natal, la chanteuse ne pourra se rendre à l’enterrement de sa mère. Miriam Makeba ne sait pas à ce moment-là qu’elle ne remettra plus les pieds chez elle avant trente et une longues années. Apatride, elle devient néanmoins citoyenne d’honneur de plusieurs pays. Un temps, elle a jusqu’à neuf passeports (cubain, nigérian, algérien, soudanais, tanzanien, français…). Mais c’est celui mis à sa disposition par le président guinéen, Sékou Touré, qu’elle utilisera le plus.
Son mariage en 1968 avec Stokely Carmichael, membre des Black Panthers et théoricien du Black Power, précipite son retour vers l’Afrique. Elle le suit lorsqu’il fuit les États-Unis. Un second exil pour celle qui ne se sent nulle part chez elle. « En plus de l’Afrique du Sud, j’ai eu l’Amérique sur le dos. Le FBI me suivait partout. J’en ai eu assez, et je suis partie. » Elle s’installe avec son époux en Guinée, où elle est l’hôte de Sékou Touré. Un coup dur pour sa carrière, qui restera en stand-by des années durant, mais aussi une épreuve terrible pour la maman qu’elle est. Sa fille Bongi meurt des suites d’un accouchement à l’âge de 34 ans. Cette vie égrenée par les deuils et les coups du sort lui fait sans cesse douter de pouvoir un jour retrouver la paix. Une seule certitude : son combat contre l’apartheid, dont elle reste l’infatigable Pasionaria. La chanteuse ira jusqu’à dénoncer le régime de Pretoria devant l’Assemblée générale de l’ONU.
En 1991, elle peut enfin se rendre dans son pays pour se recueillir sur la tombe de sa mère. Ce jour-là, la chanteuse qui fait partie des mille exilés qui retournent à la mère patrie se prosterne sur le sol de l’aéroport avant de le tapoter des mains. Un salut à la terre natale. Désormais réconciliée avec son pays, la chanteuse est redevenue citoyenne sud-africaine. Elle n’a plus qu’un seul passeport : celui de la terre qui l’a vue naître.
Mais ce n’est pas pour autant que Miriam Makeba a cessé de se considérer comme une citoyenne du monde. Après sa mort, elle souhaite que ses cendres soient dispersées dans l’océan Indien. Une autre façon de naviguer éternellement vers tous ses pays de coeur ? À la fin de sa tournée mondiale, celle qui fut sans conteste la première artiste du Tiers Monde connue en Occident entend se consacrer à ses petits-enfants : « Après, je resterai chez moi comme l’arrière-grand-mère que je suis. ». Elle continuera aussi de s’occuper du centre de réhabilitation pour adolescentes qu’elle a fondé, elle qui a refusé de devenir députée pour secourir les filles-mères mineures. Au crépuscule de sa vie, Miriam Makéba, qui a eu tous les honneurs, ne prétend en effet qu’à un seul titre : celui de « très bonne vieille dame ».

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