Malheur aux démunis !

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Les images que nous avons vues font mal, les récits que nous avons entendus donnent la chair de poule.
Je ne parle pas des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants enterrés vivants, victimes du terrible tremblement de terre qui a fracturé les montagnes du Pakistan, car il s’agit, là, de l’une de ces catastrophes naturelles meurtrières et imprévues qui frappent un coin ou l’autre de notre planète : certains d’entre nous les subissent dans leur chair et leurs biens ; les autres ont alors la possibilité d’aider les victimes.

Je parle de ces milliers de pauvres Subsahariens qui, un jour, se décident à quitter leur ville ou village, où ils ne trouvent pas de travail et n’espèrent aucun avenir. Direction, le nord de la planète : on leur a dit qu’il suffisait de forcer la porte et de pénétrer dans l’un des pays de cette Europe scintillante pour se trouver dans un autre monde, une sorte de paradis sur terre, où la nourriture est abondante, le travail facile à trouver…
Ils font, le plus souvent à pied, des centaines ou même des milliers de kilomètres et les derniers pays africains qu’ils doivent traverser pour espérer atteindre la mer qui sépare l’Afrique de l’Europe sont la Libye à l’est, le Maroc à l’ouest. Un bras de mer de quelques dizaines de kilomètres sépare la Libye de l’Italie (ou de Malte) et le détroit de Gibraltar met le Maroc à moins de quinze kilomètres de l’Espagne.
Très curieusement, ce dernier pays a choisi de maintenir en territoire marocain, sur le continent africain par conséquent – jusqu’à quand ? -, deux enclaves : les désormais tristement célèbres Ceuta et Melilla.
On a vu quelques centaines de ces malheureux candidats à l’émigration en Europe assiéger ces deux avant-postes de l’Europe, courir tous les risques pour y pénétrer et s’en faire chasser sans ménagement. Il y a eu mort d’hommes !

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Ce qu’on reproche aux services de sécurité espagnols et marocains a été relaté par la presse et nous l’évoquons dans l’enquête publiée plus loin (pp. 36-43).
Il y a eu des excès et des bavures, cela n’est pas contestable. Mais, nous ne le savons que trop, les services de sécurité de tous les pays du monde – y compris ses démocraties – en commettent immanquablement dès qu’ils ne sont pas sous étroit contrôle.
Cette fois-ci, alertées par la presse, les opinions publiques ont réagi avec vigueur et, au Maroc, fort heureusement, les dérapages ont été, dans une certaine mesure, corrigés.
Il reste que le monde entier est fait de pays de mauvais accueil. Souvenons-nous de ces expulsions musclées, et même brutales, de milliers d’immigrés africains ou asiatiques par la Libye, l’Arabie saoudite, le Gabon, et même l’Afrique du Sud : malheur aux démunis.

Le phénomène de l’émigration des pays pauvres vers les pays riches a une histoire et des composantes qu’il faut rappeler et exposer si l’on veut en parler sérieusement.
1. Il touche aujourd’hui l’Afrique subsaharienne, où la misère est criante, mais c’est une phase historique que tous les continents ont vécue.
L’Europe, aujourd’hui prospère, a connu le même phénomène, il y a trois siècles, et a déversé sur le reste du monde des dizaines de millions de ses pauvres Italiens, Irlandais et autres, qui se sont alors installés dans les deux Amériques, et en Afrique.
Idem pour l’Inde et la Chine, dont les diasporas ont traversé les mers pour faire souche dans bien des régions, dont la côte et les îles africaines de l’océan Indien.
Il y a quelques décennies encore, les boat people du Vietnam (et d’autres pays asiatiques) faisaient la une des journaux, comme les émigrants africains aujourd’hui… Voyez les photos (pp. 40-41) : la ressemblance est saisissante.

2. Il faut le savoir : l’émigration vers les pays riches n’est que partiellement le mouvement spontané qu’il donne l’impression d’être. C’est, hélas ! bien souvent, un commerce organisé par des mafias internationales qui écument les continents.
Méditez ces quelques chiffres puisés à des sources indiscutables :
Les trafiquants internationaux qui promettent à des millions de pauvres Africains, Asiatiques ou Latino-Américains de les faire entrer illégalement aux États-Unis, en Europe ou au Japon, ou bien de leur procurer des visas, des permis de séjour (vrais et achetés ou faux), ou encore de faire conclure en leur faveur des « mariages blancs » réalisent un chiffre d’affaires annuel évalué à 10 milliards de dollars*.
En contrepartie, ils réussissent à faire passer, chaque année, près de 400 000 immigrants illégaux du Mexique aux États-Unis et en font entrer près du double dans les pays de l’Union européenne.
Au prix – inacceptable – de 500 tués par an à la frontière des États-Unis et de 2 000 noyés chaque année en mer Méditerranée, entre l’Afrique et l’Europe.

Pourquoi les trafiquants ont-ils tant de travail et gagnent-ils autant d’argent ? Pourquoi ce besoin d’émigrer ressenti par des dizaines de millions de démunis et que l’émigration légale ne satisfait que partiellement ? Pourquoi notre planète est-elle encore, en 2005, composée de deux mondes qui sont, en termes d’évolution, à des années-lumière l’un de l’autre ?
– Le premier monde, composé d’une quarantaine de pays prospères – le revenu moyen par habitant et par an y est supérieur à 5 000 dollars (il atteint, et même dépasse, pour quelques-uns d’entre eux, 50 000 dollars/an).
Avec 20 % de la population mondiale – 1,2 milliard sur un peu plus de 6 milliards -, ces pays accaparent 80 % de la richesse produite chaque année.
– Un deuxième monde, qui regroupe plus de 120 pays et rassemble 80 % de la population mondiale (plus de 5 milliards d’êtres humains, dont la grande majorité des pauvres de la terre).
Il ne dispose que de 20 % des revenus annuels de l’humanité.

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Dans le premier monde, celui des « have » et des nantis, il y a des pauvres, mais ils sont une minorité ; dans le deuxième monde, celui des « have not », la grande majorité des gens sont pauvres, mais, dans chacun de ces pays, il y a une minorité de riches : ils exercent le pouvoir politique et économique.
Depuis que la Chine, l’Inde – et le Vietnam – sont entrés en développement, le nombre de pauvres s’est mis à diminuer en Asie.
Du coup, il n’y a plus de boat people asiatiques.
L’Afrique subsaharienne est en stagnation économique et, comme la croissance démographique y est soutenue, le nombre de ses pauvres augmente.
Avec lui s’accroît le nombre des candidats à l’émigration…

L’Afrique subsaharienne, 700 millions d’habitants, a jusqu’ici raté son développement économique et social parce que les gouvernements qui se sont succédé à la tête des pays qui la composent n’ont pas su éduquer et soigner leurs peuples pour les mettre utilement au travail.
Héritiers du pouvoir colonial, de nations en constitution et de pays aux frontières arbitrairement tracées, ils n’ont pas pu maintenir à l’intérieur de leurs pays la cohésion nationale et la paix.
De leur côté, les anciennes puissances coloniales ont mal aidé. Quant à la Banque mondiale et au FMI, agents d’un ordre économique mondial injuste, ils ont erré.
Cette conjonction de facteurs défavorables, toujours à l’oeuvre en 2005, près de cinquante ans après les indépendances, explique les malheurs actuels du seul continent qui voit augmenter le nombre de ses démunis.

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Pour que se tarisse le flot de ceux qui n’ont d’autre choix que d’émigrer, il faut casser cette conjonction infernale de facteurs défavorables.
Cela finira par se faire, j’en suis sûr. Comme en Asie, dont il convient de ne pas oublier qu’elle en était, il y a seulement trente ans, à l’âge des boat people.

* Coût moyen par personne « traitée » : 5 000 dollars environ, que ce soit un passage de frontière ou un visa de séjour. Le « mariage blanc » coûte le double de cette somme.

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