La revanche de la darija

L’arabe classique perd régulièrement du terrain au profit du dialectal, la « langue de la rue » si longtemps méprisée.

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 3 minutes.

Il ne faut pas le dire trop fort pour ne pas s’attirer les foudres de certains, toujours prompts à dénoncer le nivellement par le bas et le crime de lèse-panarabisme. Pourtant, tout doucement, discrètement, la darija grignote du terrain. La darija, c’est l’arabe dialectal, tel que le parle le Marocain de la rue. Longtemps déprécié, méprisé, il se taille aujourd’hui une place au soleil. Grâce, paradoxalement, aux moyens de communication les plus modernes. C’est en effet en darija que s’échangent les SMS (textos), d’ailleurs rédigés en caractères latins. Et c’est dans cette langue de la « communication intime » que l’on chate sur le Net. Les accros de la high-tech sont allés jusqu’à inventer un nouvel alphabet où le chiffre 3 correspond à la lettre âyn, le 7 au ha et le 9 au qaf. Mais la darija est aussi la langue de l’expression artistique : depuis longtemps, pièces de théâtre et chansons populaires sont plus volontiers écrites dans cette « langue » qu’en arabe classique. Même de jeunes groupes apparus depuis peu sur la scène marocaine – de H-Kayne à Darga en passant par Hoba-Hoba Spirit -, plébiscitent la darija, la langue du cru, dans l’écriture de leurs textes, alors même que leur inspiration musicale s’inspire largement de genres venus d’ailleurs (rap, rock, fusion, etc.).
Les auteurs arabophones, à l’instar d’un Mohamed Berrada ou du dramaturge Youssef Fadel, ont depuis longtemps expérimenté l’écriture en darija. Mais les francophones s’y mettent à leur tour. « J’ai écrit quatre textes en darija, ma langue maternelle, pour l’adaptation musicale de mon roman Paris mon bled, explique Youssouf Amine Elalamy. Ce fut une expérience unique. J’ai la conviction que le jour l’on commencera à écrire de la fiction en darija, on découvrira les vrais talents de ce pays. D’ailleurs, l’idée d’écrire un roman entièrement en darija me titille de plus en plus. » En attendant, la version marocaine de Miniatures, son dernier livre, devrait sortir prochainement chez Khbar Bladi, la première maison d’édition 100 % « darijaphone » créée à Tanger, il y a un peu plus d’un an et demi, par Elena Prentice, une artiste… américaine. Khbar Bladi compte déjà une vingtaine de titres à son catalogue et publie toutes les semaines un journal en darija, Khbar Bladna, distribué gratuitement jusque dans les coins les plus reculés du royaume. « Il me semble que la darija peut permettre d’alphabétiser plus rapidement des personnes peu ou pas scolarisées », explique sa patronne.
Cette idée, la fondation Zakoura, que préside le publiciste Noureddine Ayouch, l’avait déjà expérimentée avec succès dans ses programmes de rattrapage scolaire destinés aux enfants non scolarisés. Les publicitaires, qui cherchent, bien sûr, à se faire entendre du plus grand nombre, ont d’ailleurs été les premiers à s’adresser aux consommateurs en darija. Ayouch n’a même pas hésité à créer Moufida, une chaîne de télévision entièrement en arabe marocain. La diffusion a débuté le 15 juillet à destination des 650 sites de la fondation Zakoura et de ceux d’autres associations. « C’est un choix stratégique évident, explique le publicitaire. La darija est parlée par les Marocains et il serait stupide d’utiliser une autre langue. » Son ambition : faire de Moufida une chaîne citoyenne où l’on débat en marocain de problèmes culturels et sociaux. Au-delà, il s’agit de « s’attaquer aux problèmes de l’obscurantisme, de la violence et de l’intolérance, qui portent préjudice au développement ». Langue de proximité, la darija est, de fait, souvent associée à la lutte contre la violence et l’intolérance. Le chercheur Pierre Vermeren va jusqu’à établir un lien entre la marginalisation de ce parler et les attentats du 16 mai 2003. Il estime qu’« une situation linguistique extrêmement perverse prévaut au Maghreb depuis les années 1970 ». « La jeunesse populaire du Maghreb », écrit-il, est dotée d’une langue maternelle « sans utilité » et « méprisée ». À l’école, l’accès à la connaissance se pratique en arabe classique. Une fois sur le marché du travail, c’est le français qu’il faut parler. Or, depuis l’arabisation, la langue de Molière est de moins en moins bien maîtrisée. D’où une véritable fracture linguistique que la démarginalisation de la darija pourra probablement contribuer à combler.

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