Du mobile au baril

Réputé pour sa rigueur, l’homme qui a créé l’empire Nokia va prendre les rênes de la Royal Dutch Shell. Qui en a bien besoin.

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Trois mois seulement avant que Jorma Ollila ne devienne le PDG de Nokia en janvier 1992, les banques finlandaises majoritaires dans le conglomérat étaient en pourparlers avec Ericsson, son grand concurrent suédois. Ericsson renonça finalement à l’opération. Les Suédois étaient très intéressés par la division de téléphonie mobile que Nokia avait développée parmi ses nombreuses activités. Mais ils ont reculé devant les lourdes pertes du secteur électronique grand public. Si le rachat s’était fait, on n’aurait peut-être plus jamais entendu parler d’Ollila, et Nokia ne serait peut-être pas devenu le numéro un du téléphone mobile.
Auréolé de ce succès, Ollila se trouve aujourd’hui confronté à un défi totalement différent dans ses nouvelles fonctions de président non exécutif du géant du pétrole Royal Dutch Shell, un groupe de sociétés soeurs anglo-néerlandaises en train de se fondre en une entité unique. Qu’attendent les actionnaires et les dirigeants de Shell de cet homme venu du Nord ? « L’objectif évident est de construire après la fusion un Shell unifié capable de s’attaquer à ce qui doit être fait dans l’industrie de l’énergie », a déclaré Ollila au Financial Times, après de courtes vacances passées en partie en France et en partie dans sa maison de la forêt finlandaise.
Il n’a pas la moindre intention de baisser les bras après avoir renoncé à ses responsabilités chez Nokia. « J’ai 54 ans, dit-il, et je me sens parfaitement en forme, physiquement et mentalement. Je n’ai pas dit mon dernier mot. » Dans les milieux d’affaires, on considère que le fait qu’il ne soit ni britannique ni néerlandais devrait lui faciliter la tâche et lui permettre d’impulser une réorganisation et une culture qui élimineront les à-peu-près de naguère.
Jorma Ollila est très finlandais. Originaire d’une petite ville perdue dans la forêt, il a la réserve et la mesure typiques de nombre de ses compatriotes. « Jorma est doué d’une grande intelligence et d’un sens exceptionnel de l’organisation, mais ce n’est pas un boute-en-train. Il n’a rien d’un orateur flamboyant ni d’un extraverti à l’américaine », explique Björn Wahlroos, PDG de Sampo, l’un des premiers groupes financiers finlandais, qui connaît Ollila depuis vingt ans. Ollila lui-même se plaît à citer le philosophe chinois Lao Tseu, qui disait : « Le meilleur chef est celui qui ne se met pas en avant. Quand il a fait son travail, atteint ses objectifs, ceux qui l’entourent sont persuadés que tout le mérite leur en revient. » Ce qui ne veut pas dire qu’Ollila soit dénué de personnalité. Il a imprimé sa marque au nouveau Nokia avec une volonté d’acier et une rigueur de tous les instants, n’hésitant pas, par exemple, à remettre à leur place les journalistes qui donnaient, selon lui, une mauvaise image de Nokia. Il a toujours multiplié les contacts internationaux et a été ainsi membre du conseil d’administration de Ford ou du groupe Bilderberg, le conclave des grands patrons et des hommes politiques influents. Avant tout, il a une réputation de gestionnaire particulièrement attentif. Martti Häikiö, auteur de Nokia : The Inside Story, dit de lui : « Il est très systématique et sait mettre en place une stratégie à long terme. Mais il est tout aussi capable de réagir rapidement. »
La couronne de roi des mobiles a cependant vacillé sur la tête de Jorma Ollila au cours de ces dix-neuf derniers mois. Pendant des années, Nokia avait défié les prévisions des analystes selon lesquelles il ne pourrait pas garder à la fois une part du marché mondial avoisinant 40 % et des marges sur les portables dépassant 20 %. En avril 2004, le groupe a été obligé de publier coup sur coup deux avertissements de résultats après avoir mal interprété les tendances sur le marché des portables, en particulier la vogue des modèles à clapet. Les téléphones Nokia, naguère le fin du fin du mobile, n’étaient plus irrésistibles. La part de marché du groupe est tombée pendant quelque temps à moins de 30 %, bien qu’elle soit remontée depuis à environ 33 %. En outre, les marges étaient soumises à une rude pression par la concurrence de Motorola et des Asiatiques.
Ollila, cependant, ne se laisse pas impressionner. « Nous sommes très heureux de notre position. Notre part de marché n’a pas son pareil dans l’industrie électronique mondiale. Nos marges sont ce qui se fait de mieux. » Ce qui est incontestable, c’est la domination qu’a exercée Nokia dans le domaine du mobile au milieu des années 1990, sous le règne d’Ollila. Ancien de la Citibank, il était chez Nokia depuis sept ans lorsqu’il en a pris les rênes. Tout n’avait pas été facile. Kari Kairamo, le charismatique patron du groupe, s’était suicidé en 1988, du temps où Ollila dirigeait les services financiers. Nokia, qui avait été créé en 1865 pour exploiter le bois des forêts, se débattait pour poursuivre une expansion hasardeuse dans l’électronique grand public et l’informatique, combinant la fabrication des téléviseurs à celle des pneus et même la production d’électricité.
Mais en sous-main, Nokia, comme Ericsson, avait acquis une grande expertise dans la téléphonie mobile. Alors que la plupart des pays occidentaux n’accordaient aucune importance à ces petits objets nasillards qu’étaient les premiers mobiles, les Scandinaves s’étaient lancés avec enthousiasme dans cette recherche et en avaient maîtrisé la technique dès le début des années 1980. Ollila, qui avait pris la tête de la division mobiles deux ans avant d’être nommé PDG, était convaincu que l’avenir du groupe était dans une technologie grand public appelée à connaître le développement le plus rapide qu’on ait vu depuis des décennies. Son talent n’a pas consisté simplement à ressouder un conglomérat qui partait en morceaux, explique Björn Wahlroos : « Il est le seul à avoir compris qu’il avait sous la main un produit qui, si l’on y consacrait l’investissement nécessaire, pouvait conquérir le monde – et qu’il n’y avait pas de limites. Là, il fallait avoir de l’estomac. »
La question qui se pose aujourd’hui pour Shell est de savoir si les qualités dont Ollila a fait preuve chez Nokia conviendront dans une entreprise dotée d’une autre culture, dans un secteur industriel totalement différent. Les admirateurs d’Ollila disent que la maestria avec laquelle, dans une période de croissance rapide, il a fait de Nokia un grand groupe mondial multiculturel et multilingue prouve qu’il est aussi capable d’assurer la refondation de Shell. En outre, sa réputation de rigoriste de la bonne gestion devrait aider Shell à faire oublier le scandale de l’an dernier concernant la surévaluation de ses réserves.
Jorma Ollila estime que sa principale contribution à Nokia a été sa « capacité de renouvellement » et « la culture d’entreprise qui a été instaurée et qui permet à la nouvelle équipe de direction de prendre les mesures qui s’imposent maintenant ». Le moment est venu d’en faire autant à Shell.

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