Clandestins, voyage au bout de la honte

Victimes du mirage européen, ils échouent devant les barrières barbelées de Ceuta et de Melilla, végètent dans des camps de transit ou sont brutalement refoulés dans le grand Sud marocain…

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

L’« Union africaine de Gourougou » et la « République de Bel Younes » ne sont plus, aujourd’hui, que des souvenirs épars. Depuis la fin des années 1990, des milliers d’émigrés clandestins en provenance d’Afrique subsaharienne avaient élu domicile dans ces zones inhabitées de garrigue et de forêt qui dominent les enclaves espagnoles de Melilla et de Ceuta, transformées en maquis quasi autonomes avec leurs appellations, leurs lois et leur économie de survie. Le mont Gourougou et la forêt de Bel Younes avaient chacun leurs camps faits de centaines d’abris de plastique, leurs chefs de groupes par nationalité, leur « Conseil des chairmen » qui élisaient tous les six mois un « chairman suprême », mais aussi leurs médecins, leurs lieux de culte, leurs coiffeurs et leurs terrains de sport.
Tout ici était organisé dans un climat de misère codifiée. La mendicité dans les villages environnants et à la sortie des mosquées, les corvées d’eau et de bois, les virées au « supermarché » (la décharge d’ordures publique) et jusqu’aux cours de natation donnés dans une piscine de planches pour ceux qui souhaitaient rejoindre par la mer l’Espagne de tous les fantasmes.
Régulièrement, les Conseils des chairmen de Gourougou et de Bel Younes se réunissaient pour mettre au point les détails de ce à quoi tous aspiraient, unique objet de leur présence et but ultime de leur errance : « l’attaque des grillages ». En l’occurrence, le franchissement nocturne, à l’aide d’échelles confectionnées dans la menuiserie du camp, des kilomètres de grilles et de barbelés équipés de caméras thermiques et de détecteurs à infrarouge qui ceinturent les deux enclaves.
Le 28 septembre, ceux de Bel Younes, alertés par la rumeur selon laquelle la Guardia Civil espagnole de Ceuta s’apprêtait à renforcer son dispositif de surveillance et à surélever la barrière (de 3 m à 6 m de hauteur), ont décidé de lancer un assaut massif. Celui de la dernière chance. Presque simultanément, le petit peuple de Gourougou est descendu de sa montagne pour se ruer sur la valla de Melilla. Dans la nuit du 28 au 29 septembre et au cours de celles qui ont suivi, une dizaine de vagues humaines comptant chacune environ cinq cents individus ont ainsi tenté de pénétrer dans les présides espagnols. Débordées, parfois paniquées face à des désespérés qui n’hésitaient pas à se défendre à coups de pierres et de couteaux, voire à coups de dents, les forces de l’ordre marocaines et espagnoles ont réagi avec violence. Balles en caoutchouc, balles réelles, matraquages à la tête… Dix à quinze clandestins ont été abattus, une centaine blessés.
La police, la gendarmerie et l’armée marocaines, qui ont mobilisé près de huit mille hommes pour cette opération de « nettoyage », ont fait le reste. Gourougou et Bel Younes ont été passés au peigne fin, les camps rasés, leurs habitants regroupés puis expulsés manu militari. Certains ressortissants de pays – Sénégal et Mali, notamment – avec lesquels le Maroc a des accords de rapatriement l’ont été par avion, depuis Oujda. Mais d’autres, beaucoup d’autres, ont été acheminés par bus et par camions jusqu’aux portes du Sahara, en fonction de cette règle non écrite qui veut que l’on expulse un clandestin à l’endroit précis où il a pénétré illégalement dans le pays. Plusieurs centaines d’émigrés subsahariens se sont ainsi retrouvés abandonnés dans le no man’s land désertique de Bouarfa, à 300 km au sud d’Oujda, le long de la frontière algérienne, voire beaucoup plus bas, du côté de Zag, de Smara et de Lagouera. Les images, choquantes, de ces damnés faméliques errant dans un univers caillouteux, parfois maltraités et bastonnés, souvent menottés pendant le trajet qui les a conduits au milieu de nulle part, ont incontestablement écorné la réputation du Maroc – au demeurant excellente en Afrique subsaharienne. Un peu tard, sans doute, les autorités de Rabat se sont employées à réparer les dégâts : recherche et rapatriement vers Oujda de clandestins « jetés » en plein désert et efforts de communication tous azimuts sur le thème de la coresponsabilité dans ce drame humain.
Devenu depuis quelques années, à l’instar de la Libye, une sorte de cul-de-sac et d’État tampon au sein duquel l’Europe souhaite sous-traiter les questions d’asile et d’immigration en fonction d’une politique qui ne dit pas son nom d’externalisation des crises et des courants humains, le Maroc est aujourd’hui dans une position intenable. D’un côté, l’UE, pour qui le problème n’était pas jusqu’ici une priorité, se barricade en militarisant ses frontières. Des Canaries à l’Andalousie, un « système intégré de vigilance extérieure » (Sive) composé de vingt-cinq stations de détection, de douze radars mobiles et d’une dizaine de patrouilleurs a été mis en place en 2002 pour un coût de 300 millions d’euros afin de tarir le flux ininterrompu des pateras – les embarcations transportant les clandestins. Des exercices conjoints entre flottes de plusieurs pays européens (Ulysse 1 et 2) ont eu lieu dans le même but, au large de Gibraltar et de Las Palmas, en 2003 et 2004. Mais rien, ou si peu, n’a été fait par l’UE pour aider le Maroc à résorber la présence sur son sol de plusieurs dizaines de milliers d’émigrés subsahariens en transit (depuis 2003, le nombre des Subsahariens qui tentent d’émigrer de manière sauvage vers l’Espagne dépasse celui des ressortissants marocains eux-mêmes ; la proportion est aujourd’hui de deux tiers/un tiers).
Faute de financement, un « plan d’urgence » de 40 millions d’euros est ainsi bloqué à Bruxelles depuis… six ans. Et les autorités de Rabat en sont réduites à espérer qu’une petite partie du coût de l’actuel déploiement de leurs troupes le long de la côte méditerranéenne (100 millions de dirhams, soit un peu moins de 10 millions d’euros) et des frais de rapatriement par avions spéciaux des clandestins expulsés sera prise en charge par l’UE. « Depuis le début de l’année, explique Mustapha Sahel, le ministre de l’Intérieur, nous avons fait avorter 26 000 tentatives d’émigration clandestine, dont 20 000 étaient le fait de Subsahariens. Quatre cents filières ont été démantelées, mais l’Europe nous demande toujours plus. Que fait-elle pour nous aider ? Certes, l’Espagne nous félicite dans la mesure où le flux en provenance du Maroc ne représente plus désormais que 5 % du total des clandestins arrivant dans la péninsule, mais cela ne suffit pas. Nous ne pouvons pas nous en sortir seuls. Et puis, il y a quelque injustice de la part des médias occidentaux à ne parler que de nous, à nous montrer du doigt et à ne rien dire de notre voisin de l’Est. »
L’Algérie… Si tous les clandestins, géographie oblige, échouent au Maroc dans l’attente du grand saut vers l’eldorado européen, plus de 80 % d’entre eux transitent en effet par l’Algérie, en vertu de ces mêmes lois de la géographie. Qui sont ces émigrés ? La plupart sont jeunes (entre 20 ans et 30 ans), instruits (60 % sont titulaires du baccalauréat ou de son équivalent anglophone) et poussés à fuir leur pays d’origine par la misère, les troubles politiques, ou les deux à la fois. Ainsi, si les Nigérians, les Sénégalais, les Maliens, les Camerounais et les Congolais (RD Congo) constituent les plus forts contingents, on note depuis 2002 l’apparition d’un nombre accru d’Ivoiriens en provenance le plus souvent de la partie nord du pays, sous « administration » rebelle. Un petit quart de ces clandestins sont des femmes, dont beaucoup sont enceintes ou mères de très jeunes enfants : viol, prostitution non maîtrisée ou simple (et illusoire) calcul selon lequel la présence de bébés, nés ou à naître, faciliterait l’admission dans l’espace européen.
Vingt-cinq pour cent d’entre eux ont demandé un visa Schengen dans une ambassade de leur pays d’origine et se le sont vu refuser, mais les trois quarts n’ont même pas songé à faire cette démarche, convaincus – à juste titre – qu’elle était sans issue. Le trajet suivi jusqu’au Maroc est souvent le même. Il passe par Agadès au Niger, puis par l’Algérie : Tamanrasset, In Salah, Adrar, Béchar, Ghardaïa, puis Alger, avant de bifurquer vers l’ouest en direction d’Oran. Un premier regroupement a lieu dans les camps qui entourent Maghnia (voir p. 42). Puis les clandestins franchissent la frontière et gagnent Oujda, où ils s’installent dans les abris de fortune qui jouxtent le campus universitaire ou dans la forêt de Beni Issnasen, toute proche.
La durée moyenne du trajet depuis le pays de départ jusqu’à Oujda est d’environ un an et demi. Les migrants le font par étapes, à bord de véhicules dans lesquels ils s’entassent. Ils s’arrêtent, travaillent parfois dans les oasis et les villes qu’ils traversent, puis repartent. Tous ont en poche un petit pécule accumulé pendant des années – entre 1 000 et 2 000 euros en moyenne – destiné à payer les guides, les passeurs et les pateras. Cet argent attire évidemment les bandes de pillards qui sévissent aux confins algéro-maliens, une région que les émigrés surnomment « la Maison du diable ». Les braquages en plein désert y sont fréquents. Résultat : ce sont souvent des êtres démunis de tout qui échouent à Oujda.
Jusqu’à tout récemment, les plus chanceux – donc les plus « fortunés » – prenaient la direction du sud, vers Laayoune et Tarfaya, au Sahara occidental, afin de tenter la traversée en barque vers les îles Canaries. Coût du trajet Oujda-plages canariennes : un millier d’euros, avec le risque de se noyer. Les autres, les plus pauvres, font à pied les 130 km qui les séparent de Gourougou ou les 500 km qui mènent à la forêt de Bel Younes en empruntant d’épuisants sentiers de muletiers. Parfois, des voyous, voire des policiers, les dépouillent en chemin du peu qui leur reste.
Installés dans les campements, une longue attente commence, ponctuée de tentatives de franchissement des barrières qui ceignent Ceuta et Melilla. Une fois, deux fois, cinq fois, dix fois : peu importe l’échec puisque aucun n’envisage de rebrousser chemin et de rentrer au pays. Rien ne les fait renoncer, pas même les rafles régulières de la police marocaine qui, en janvier et février derniers, a mené des opérations d’envergure autour des présides espagnols, mobilisant jusqu’à mille deux cents hommes et plusieurs hélicoptères. En 2004, dix-huit mille clandestins ont ainsi été reconduits, parfois brutalement, à la frontière. La plupart sont déjà revenus. Même si un porte-parole de la police algérienne affirmait récemment que cette dernière avait procédé à quelque trois mille cinq cents arrestations d’émigrés subsahariens désireux de s’introduire au Maroc au cours du premier semestre, il va de soi que les relations tendues entre les deux voisins n’incitent guère Alger à l’excès de zèle. Incontrôlable dans sa totalité, la frontière commune est longue de 1 000 km et l’on estime à environ cinq cent mille le nombre de migrants qui, chaque année, traversent l’Algérie en direction du Maroc, de la Libye ou de la Tunisie…
Sommet euro-africain, plan Marshall pour l’Afrique : les idées et les projets fusent, comme d’habitude, dans le sillage des images chocs. Et avec, il faut le craindre, le même destin éphémère. Images de honte et images d’un échec dont toutes les parties prenantes – pays d’origine, pays de transit et pays de destination – sont coresponsables. À l’évidence, le Maroc seul, qui a déjà sa propre misère à résorber, ne peut rien. Faute d’en tirer les conséquences qui s’imposent, il est plus que probable qu’une fois dissipés les feux de l’actualité, l’Union africaine de Gourougou et la République de Bel Younes renaissent de leurs cendres.

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