Abidjan dans tous ses états

La fin du mandat présidentiel le 30 octobre suscite inquiétude et controverses. Malgré l’euphorie née de la qualification du pays au Mondial 2006.

Publié le 17 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Après avoir retenu son souffle plusieurs jours durant, Abidjan respire. « Si la décision prise par le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine (UA), le 6 octobre à Addis-Abeba, ne règle pas la crise, elle a au moins un mérite, analyse un responsable de l’Union européenne. Elle permet de dédramatiser l’échéance du 30 octobre. Les menaces de l’opposition politique et de la rébellion de faire partir Gbagbo à cette date [à laquelle expire son mandat] avaient fini par installer la psychose au sein de la population. » Est-elle dissipée pour autant ? Rien n’est moins sûr. Abidjan n’étouffe pas, mais souffre toujours d’une gêne respiratoire.
Le maintien de Gbagbo au pouvoir pour un an au maximum n’a pas fait que des heureux. Loin s’en faut. Alphonse Djédjé Mady, secrétaire général du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et président du directoire du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), a tenu à le marteler le 10 octobre au siège du parti, sous un immense portrait de Félix Houphouët-Boigny, dont le fantôme hante encore les lieux. « Le RHDP récuse avec force le président Laurent Gbagbo comme chef de l’État de la transition, a clamé Djédjé Mady. Le 30 octobre 2005, la présidence de la République, en tant qu’institution, n’est plus fonctionnelle, de même que l’Assemblée nationale à compter du 16 décembre 2005, date de la fin de la législature. » Une position directe que Kouadio Konan Bertin, alias KKB, leader de la Jeunesse PDCI, exprime en termes plus crus : « Ni l’UA, ni l’ONU, ni la Cedeao ne régleront nos problèmes à notre place. Le 31 octobre, nous ferons partir Gbagbo. Il n’est plus question de continuer à céder à la terreur imposée par une minorité. Ni de laisser la rue aux soi-disant « Jeunes patriotes ». »
Curieuse Côte d’Ivoire où tout valse ! Dans un parfait renversement des rôles, KKB a pris le flambeau de la violence verbale au « ministre de la Rue » de Gbagbo, Charles Blé Goudé. Qui, dans l’habit du sapeur-pompier que nombre de ses compatriotes ne lui connaissaient guère, appelle son alter ego du PDCI après chacune de ses sorties, pour le « calmer », « [l’] inviter à [s’] inscrire dans le processus de réconciliation nationale »…
Après avoir remporté tout ou partie de la mise à Addis-Abeba, le camp Gbagbo cherche à calmer le jeu. Et à conforter la position de son mentor décidément apte à tourner les situations les plus défavorables à son avantage. Le chef de l’État sait souffler le chaud et le froid, et mener une apaisante diplomatie secrète. Comme dans un jeu d’éclipses.
Illustration : le minutieux travail de l’ombre qui a permis la déclaration finale du 6 octobre de l’UA. Mais aussi sa récusation de la Cedeao, dont il a fustigé le sommet du 30 septembre à Abuja et le rôle dans le dossier ivoirien, alors qu’il dépêchait discrètement son émissaire et directrice de cabinet adjointe, Sarata Ottro Zirignon Touré, auprès de son homologue nigérian, Olusegun Obasanjo. Avec une mission double : effacer les « effets » du passage à Abuja quelques jours plus tôt du Premier ministre, Seydou Elimane Diarra, et resserrer les liens entre les deux chefs d’État. Poids lourd de la Cedeao et président en exercice de l’UA, Obasanjo est en effet l’homme à ne pas s’aliéner.
Envoyé de Gbagbo à Addis-Abeba, Laurent Dona Fologo a mis à profit son entregent pour davantage « arrondir les angles ». En marge des travaux du sommet du CPS, il a échangé avec la plupart des participants. Notamment Falilou Diallo, le « monsieur Afrique » d’Abdoulaye Wade, en dépit de l’hostilité ouverte entre le chef de l’État sénégalais et Laurent Gbagbo.
Le reste de la partition a été joué par le président sud-africain, Thabo Mbeki, médiateur de l’UA dans la crise ivoirienne. Récusé par la rébellion et l’opposition, il a mis un point d’honneur à faire triompher sa lecture du conflit. Avec le soutien du numéro un soudanais, Omar el-Béchir, président du CPS et réputé proche de lui. D’entrée de jeu, ce dernier a donné le ton : « Toutes les rébellions doivent être éradiquées en Afrique. Moi qui vous parle, j’en affronte trois dans mon pays. Je crois que la position de Thabo Mbeki, qui consiste à exiger le désarmement des rebelles ivoiriens pour débloquer le processus de paix, est salutaire. » Et Béchir d’orienter les débats autour du « rapport de médiation » de son ami.
La voie était balisée pour une déclaration finale dont le microcosme politico-médiatique ivoirien s’emploiera plusieurs jours durant à décortiquer les termes. Aux manchettes des quotidiens de l’opposition (« Gbagbo perd tous ses pouvoirs », « Laurent Gbagbo dépouillé à Addis-Abeba », « Gbagbo à la reine d’Angleterre »…), les « journaux bleus », proches du pouvoir, ont répondu par des unes aux antipodes (« Gbagbo à la barre pour douze mois/Seydou Diarra viré », « La victoire d’Addis-Abeba », « Gbagbo président après le 30 octobre »).
Ainsi va Abidjan, où hommes politiques et médias se paient de mots et de nuances, alors que la population, rarement à court d’humour, « ne voit même plus le diable pour lui tirer la queue ». Loin des empoignades entre « spécialistes » perdus dans leurs querelles sémantiques pour savoir si « Gbagbo est désormais chef de l’État, et non plus président de la République », ou le contraire, elle s’inquiète de la flambée des prix de l’attiéké ou du foutou… Même la célèbre « rue Princesse », haut lieu des nuits chaudes de Yopougon dans les faubourgs d’Abidjan, ne fait pratiquement plus recette auprès d’elle. Et en paie le contrecoup : fermeture les uns après les autres des débits de boissons, fréquentation des « maquis » en baisse, ambiance nocturne en berne…
Lot de consolation : la qualification des Éléphants pour la phase finale de la prochaine édition de la Coupe du monde de football est venue remuer, le 8 octobre, le souvenir d’autres campagnes victorieuses (la CAN 1992 à Dakar), fêtées dans l’insouciance du lendemain. Un moment de répit, rythmé de « Festibulance » et de « Sexibulance », les deux nouvelles tendances du « coupé-décalé », la sonorité en vogue. Et couronné d’une gueule de bois au réveil. Mais c’est déjà ça de pris à la dure réalité d’un pays bloqué depuis qu’une tentative de coup d’État a dégénéré en rébellion armée, le 19 septembre 2002, et coupé le territoire en deux.
Après avoir rejeté la déclaration finale du sommet du CPS, la direction de la rébellion des Forces nouvelles prend aujourd’hui les allures d’un État. Les signes en sont multiples : fête de sortie d’une promotion de 138 paracommandos à Bouaké, le 8 octobre, après une formation de six semaines ; décision des FN d’ouvrir l’inscription dans les écoles primaires au 10 octobre et la rentrée des classes au 17 sur l’ensemble du territoire sous leur contrôle ; fixation des dates des examens scolaires prévue après le séminaire sur l’école en zone FN à Korhogo, du 12 au 14 octobre…
L’opposition politique, quant à elle, attend. Revenu le 11 septembre à Abidjan après un long séjour en France, l’ancien président Henri Konan Bédié a quitté la résidence de Cocody, où il logeait depuis son arrivée, pour regagner son village de Daoukro, le 8 octobre, à bord d’un avion de l’Onuci. Le Rassemblement des républicains (RDR) souffre de l’absence de son leader, Alassane Ouattara, qui séjourne en France depuis de longs mois. Mais il n’en continue pas moins de mener sa vie de parti, meublée notamment de séminaires de formation de ses cadres aux lois électorales, et de mobilisation de ses troupes. Comme le PDCI, il en aura bien besoin pour ne pas se laisser surprendre par un Laurent Gbagbo maintenu dans son fauteuil pour un an au moins – une éternité dans le contexte de crise qui prévaut depuis trois ans. Et qui étouffe Abidjan et le reste du pays.

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