Où sont les femmes ?

De la Chine à l’Inde, l’écart entre le nombre des naissances de garçons et celui des filles va grandissant. En cause : la généralisation de l’échographie.

Publié le 18 septembre 2007 Lecture : 9 minutes.

On évoque en permanence depuis quelques années le record mondial de l’expansion économique que détiennent les pays d’Asie. Et plus particulièrement la Chine et l’Inde, désormais tous deux dans le club très fermé des nations réalisant bon an mal an 10 % de croissance annuelle du PIB. La même région détient un autre record dont on parle beaucoup moins. Les nations asiatiques sont les seules au monde à compter beaucoup plus d’hommes que de femmes, et pour des raisons qui n’ont rien de naturel.
Le constat ? On compte en moyenne en Asie, d’après les statistiques de l’ONU, 104 hommes (103,9 exactement) pour 100 femmes. Le chiffre pourrait ne pas sembler spectaculaire, manifestant une légère masculinisation des sociétés de cette région du monde. Pourtant, il s’agit assurément d’une « performance ». Tous les continents, à l’exception de l’Asie, comptent une majorité de femmes. Leur espérance de vie étant partout nettement plus élevée que celle des hommes, les personnes du sexe qu’on disait autrefois faible devraient être automatiquement, suivant les lois de la nature, les plus nombreuses dans tous les pays. C’est le cas, de justesse il est vrai, en Afrique et en Océanie (99 hommes pour 100 femmes), plus significativement en Amérique latine (97,5) et en Amérique du Nord (97), et, plus largement que partout ailleurs, surtout pour des raisons d’hygiène et de mode de vie sans doute (alcoolisme, accidents, etc.), en Europe : sur le Vieux Continent, en effet, on recense à peine plus de 92 hommes pour 100 femmes.
Même en mettant à part ce dernier cas et en ne retenant comme chiffre de référence que le taux de masculinité-féminité considéré comme normal sur la planète, soit 98 hommes pour 100 femmes, les démographes arrivent après quelques calculs à la conclusion suivante : il « manque » près de 100 millions de femmes en Asie, ce déficit étant dû pour les trois quarts à la Chine et à l’Inde, et pour le restant à divers pays dont, au premier rang, le Pakistan, le Bangladesh et la Corée. Plus spectaculaire encore : si rien n’est fait pour enrayer le phénomène, ce ne sont plus 100 mais 200 millions de femmes qui seront manquantes d’ici à vingt-cinq ans dans la région aujourd’hui la plus dynamique du monde.
Cette particularité démographique affectant l’Asie ne fait l’objet d’enquêtes que depuis peu, en réalité depuis qu’elle inquiète les principaux pays touchés. Mais elle a été découverte il y a longtemps : le récent Prix Nobel d’économie, l’Indien Amartya Sen, la stigmatisait dès décembre 1990 dans un article de la New York Review of Books. Il suffit, en effet, de s’intéresser à ses diverses causes comme à ses conséquences pour comprendre qu’un scientifique éclairé tout comme les dirigeants politiques concernés ne sauraient prendre le problème à la légère. Sans que pour autant il soit aisé de trouver des solutions.
La raison principale de la « disparition » de tant de femmes en Asie est au départ « structurelle », ou plutôt « culturelle » si l’on peut dire. Il suffit, comme c’était possible à l’occasion d’un récent reportage télévisé de la chaîne franco-allemande Arte, d’observer comment une jeune maman de New Delhi, dans l’instant suivant son accouchement, montrait un visage ravagé par la déception en apprenant qu’elle venait de mettre au monde une fille pour s’en persuader. Comme le disait alors au réalisateur européen, un peu surpris par cette réaction radicale, la sage-femme qui venait d’intervenir, rien là d’étonnant puisque « c’est dans la nature humaine de préférer les garçons ». Et elle ajoutait : « Ce n’est pas comme ça, chez vous ? » De fait, cette préférence pour les garçons n’est pas purement limitée à l’Asie, elle existe, on le sait, un peu partout, et en particulier dans la grande majorité des sociétés rurales traditionnelles. Mais jamais, ou presque, au même niveau qu’en Chine ou en Inde. Pourquoi ?

Les causes spécifiques à l’Asie que les spécialistes retiennent ne sont pas les mêmes dans chaque pays. Par exemple, en Chine, société patriarcale et patrilinéaire, ce sont les garçons, précise-t-on, qui transmettent le nom et qui récupèrent les biens familiaux. Ce sont surtout eux qui prennent en charge leurs parents lorsqu’ils deviennent âgés. Ce qui n’est pas rien là où n’existent pas de systèmes de retraite. En Inde, du moins chez les hindouistes, seul un garçon peut accomplir les rites funéraires – indispensables pour échapper à l’errance éternelle – pour ses parents. C’est lui, l’héritier « naturel », qui assure la continuité familiale : il est, ainsi qu’on surnomme le fils, « celui qui reste ». En revanche, la fille, « celle qui part », aura pour famille après son mariage celle de son époux. Et surtout, elle va coûter cher à ses parents en raison de la dot, importante et obligatoire pour qu’elle puisse trouver un époux convenable.
Ces raisons culturelles font que, dans ces pays, on fait tout pour avoir des garçons. Jusqu’à récemment, cela se traduisait souvent, au-delà du recours préalable et évidemment peu efficace aux astrologues et autres « sorciers » supposés favoriser l’arrivée d’un garçon, par des infanticides quand, dans une famille, ne naissaient que des filles. À la troisième, quatrième ou cinquième naissance, si c’était une fille, elle risquait fort de disparaître immédiatement après être venue au monde, par empoisonnement, étouffement ou toute autre méthode. Et si on n’agissait pas dès ce moment-là, une moindre attention aux soins et à la nourriture pour les filles provoquait ensuite une surmortalité chez celles-ci.
Mais ce système de sélection radical et brutal en faveur des garçons n’avait pas, jusqu’à des temps relativement récents, un impact démographique majeur. Il a pris de l’ampleur depuis un quart de siècle en raison de « facilités » nouvelles apparues pour mettre en uvre la sélection selon le sexe à la suite de progrès technologiques qui se sont vite répandus en Asie, ainsi que d’évolution des murs et des lois. Mais aussi d’une réglementation qui a de facto favorisé cette sélection dans un pays comme la Chine.
En clair, quand on peut, comme c’est le cas désormais, d’une part procéder légalement et en toute sécurité à des avortements, peu chers de surcroît (4 euros dans une clinique de Bénarès pour une grossesse de moins de deux mois), d’autre part connaître le sexe de son futur enfant grâce à l’échographie, l’élimination des ftus féminins est en recrudescence. D’autant qu’avec le contrôle des naissances et le développement économique et social les familles ont fortement diminué de taille en moyenne, ce qui rend la probabilité d’avoir au moins un garçon parmi ses enfants plus réduite.

la suite après cette publicité

Comme l’a calculé l’Ined (Institut national d’études démographiques, Paris), la probabilité de ne pas avoir de garçon est de moins de 2 % pour une famille de six enfants, mais de près de 25 % quand on a seulement deux enfants. Il est donc à la fois plus facile techniquement – même sans parler de la procréation artificielle ou assistée qui vous garantit un garçon pour 2 000 euros à New Delhi – et plus tentant qu’auparavant de forcer les lois de la nature pour avoir au moins un garçon. En Chine plus encore qu’ailleurs, puisque la fameuse loi sur l’enfant unique – qui, significativement, permet quand même d’avoir deux enfants dans les régions rurales si le premier est une fille – impose une réduction drastique de la taille des familles même dans les zones les moins développées.

L’effet de ces évolutions sociologiques et techniques a été spectaculaire. On constate en effet que, ces dernières années, l’écart entre le nombre des garçons et celui des filles qui naissent est devenu très important. Certes, pour une raison que personne, pas même les généticiens, n’est capable d’expliquer aujourd’hui, il naît naturellement plus de garçons que de filles, l’écart tendant vers les 5 %. Mais, dans certaines régions de Chine comme le Jiangxi ou le Guangdong au sud du pays, il naît aujourd’hui 138 garçons pour 100 filles à en croire l’Ined (chiffres communiqués en 2005). Pour l’ensemble du pays, le rapport est de 117 garçons pour 100 filles. Rien d’étonnant, donc, si, comme l’affirme la démographe Isabelle Attané, on peut évaluer désormais à plus de 500 000 le nombre des ftus féminins éliminés chaque année dans l’ex-empire du Milieu.
En Inde, le différentiel, moins fort, est encore très significatif : 111 garçons pour 100 filles. Mais dans le Pendjab et d’autres régions agricoles du sous-continent, on atteint des résultats « à la chinoise » (125 pour 100). Par ailleurs, malgré l’efficacité de cette sélection avant la naissance qui ne dit pas son nom, la préférence pour le garçon se poursuit de nos jours manifestement aussi après l’accouchement. Alors qu’au niveau mondial la mortalité infantile a toujours été à peu près équivalente pour les filles et les garçons, que ce soit dans les régions les plus favorisées comme l’Amérique du Nord ou l’Europe (autour de dix décès pour mille enfants de 0 à 4 ans) ou dans les régions les moins développées comme l’Afrique (un peu plus de 150 décès), en Asie, assure l’ONU, on constate un déséquilibre au détriment des filles (76 décès contre 73 pour les garçons), lequel prend une tournure drastique en Chine (47 décès pour les filles contre 35 pour les garçons).

Ce que démontrent ces chiffres, c’est que les efforts des autorités pour mettre fin autant que possible à ce phénomène qui permet à un auteur de parler des « filles sacrifiées d’Asie » ne sont guère couronnés de succès. Des lois ou des décrets interdisent en effet en Chine comme en Inde de révéler le sexe de l’enfant à venir lors des échographies, dont la fonction n’est évidemment pas de déterminer cette caractéristique du ftus mais son état de santé. Ces textes, cependant, ne sont guère respectés. Pour les raisons culturelles déjà évoquées, d’autant que les sanctions sont peu appliquées et peu dissuasives pour les contrevenants, ou pour des raisons d’intérêt – une petite rétribution semble suffisante dans la plupart des cas pour vaincre les éventuelles réticences des médecins pratiquant les échographies à donner l’information recherchée.
Des campagnes d’information sont également lancées pour persuader la population que la naissance de filles ne représente pas une malédiction. Mais sans doute, vu le caractère structurel du phénomène, faudra-t-il que soient adoptées des mesures plus spécifiques pour obtenir des résultats significatifs. Comme, par exemple, cet avantage financier proposé aux paysans chinois depuis octobre 2006 : tout couple ayant une ou deux filles a droit à un « pécule-retraite » d’une valeur d’environ 5 euros par mois à partir de 50 ans. Ou, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour, une incitation à réformer le système de la dot en Inde.

Il est en tout cas urgent de trouver des solutions. Car les conséquences du phénomène sont à terme catastrophiques. Et, d’abord pour les hommes. Bientôt ceux-ci auront, en effet, le plus grand mal à trouver des épouses et seront, pour beaucoup d’entre eux, des célibataires forcés. C’est d’ailleurs déjà le cas dans plusieurs régions d’Asie. À l’horizon 2020, on annonce déjà à Pékin que 30 millions de Chinois pourraient bien se retrouver incapables de se marier quand ils auront atteint l’âge de convoler.
Les femmes, certes, en particulier en Inde où leur situation est souvent difficile, retrouvent dans l’affaire un « rapport de forces » plus favorable. Mais elles sont aussi de plus en plus exposées à être victimes d’enlèvements ou de divers trafics du fait de leur « rareté ». Sans parler du développement inéluctable des viols et de la prostitution. Quant aux effets démographiques et économiques à terme de l’anomalie asiatique, ils sont difficiles à quantifier mais à coup sûr très dommageables : baisse des naissances, déséquilibre de la population, manque de main-d’uvre, etc.
En fin de compte, seule une prise de conscience à la fois des États et des populations pourra mettre fin à cette situation. Pour les États, c’est enfin en cours, même si c’est très progressif. Pour leurs citoyens, sans doute faudra-t-il que les premières conséquences majeures de la « disparition » des femmes apparaissent au grand jour, ce qui ne tardera pas, pour qu’ils soutiennent une politique de rééquilibrage démographique au bénéfice des femmes. Ce qui ne pourra qu’aller de pair, bien sûr, avec une politique d’émancipation et de promotion sociale de la « moitié du ciel ». Pour le bénéfice de tous.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires