Ni dieu ni maîtresses

Aussi féroce que désopilant, La Vie sexuelle d’un islamiste à Paris, le nouveau livre de l’Algérienne Leïla Marouane, met en scène un homme tiraillé entre Occident et tradition musulmane.

Publié le 18 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

De Leïla Marouane, on connaissait plusieurs romans graves, évoquant comme une longue complainte la douloureuse condition de la femme en Algérie, son pays natal. Avec son dernier livre, cette journaliste de 49 ans, qui a abandonné son métier il y a une dizaine d’années pour se consacrer entièrement à la fiction, a trouvé un nouveau ton, proche du burlesque, et un sujet en apparence plus léger – ce que suggère éloquemment le titre. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, Leïla Marouane traite en fin de compte du même thème : les problèmes d’identité et – les deux choses étant étroitement liées – les relations entre hommes et femmes chez les Maghrébins.
Mohamed, Français d’origine algérienne qui a grandi en banlieue parisienne, est devenu un banquier prospère. Parce qu’il s’est donné entièrement à ses études – il a fait HEC (Hautes Études commerciales) – avant de tout miser sur sa réussite professionnelle, il a négligé sa vie privée. À 40 ans, il vit toujours chez sa mère, à Saint-Ouen, où il est un modèle de piété et de vertu pour tous. En conséquence de quoi, il est encore vierge
L’histoire débute quand le vieux garçon décide un beau jour de quitter le cocon familial et de s’établir à Paris. Pour se donner toutes les chances de trouver le logement de ses rêves, il prend soin de changer d’état civil. Mohamed Ben Mokhtar devient Basile Tocquard. Nom qui peut prêter à sourire, certes, mais tellement plus vraisemblable que Jean Dupont ou Paul Duchemin. Plus Gaulois qu’un Gaulois, Basile-Mohamed trouve un superbe appartement entre Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, qu’il entreprend aussitôt d’aménager et d’équiper à grands frais. Ses revenus lui permettent d’acheter sans compter.
À lui désormais la belle vie et les belles filles. Mais pas n’importe lesquelles. Il n’a d’yeux et de désir que pour « des Blanches, des habituées de la pilule et du préservatif, libres de corps et d’esprit, de celles qui sciemment dans la joie et la bonne humeur, sans scrupule et sans état d’âme s’acheminent vers le célibat à vie ».

Changer d’univers n’est pourtant pas si simple. Comme un fait exprès, les filles qu’il rencontre au Flore et dans les autres cafés chic du VIe arrondissement sont toutes d’origine algérienne. Et toutes se refusent à lui au dernier moment – ce qui donne lieu, le lecteur s’en délecte, à des scènes cocasses. L’une tient à conserver sa virginité, l’autre est lesbienne, celle-ci encore prétend attendre un enfant. Certaines ont des goûts bizarres, à l’instar de cette Djamila qui collectionne les caleçons de ses partenaires
À quoi s’ajoutent les rappels à l’ordre de la mère, qui ne peut se résigner à voir son fils chéri – « prunelle de mes yeux » est son expression favorite – échapper à son emprise. Et qui ne manque pas d’opposer l’égoïsme de ce dernier à l’abnégation avec laquelle son jeune frère continue, lui, à satisfaire à ses obligations filiales, religieuses et autres.
Bientôt, le doute s’installe. « Et si, en t’éloignant des tiens, tu allais dans une dérive sans fin, s’interroge Mohamed ? Et si, en reniant les tiens, tu t’enfonçais dans un abîme sans fond ? Un abîme duquel Dieu lui-même, assisté par ses meilleurs saints, ne te délogerait pas. »
Dès lors, tout se dérègle. Les repères volent en éclats. Les personnages féminins deviennent interchangeables. Entre les différentes amies, la sur, la concierge portugaise, on ne sait plus qui est qui. Bref, on nage dans la schizophrénie totale.
Pour ajouter à la confusion, la romancière apparaît elle-même, sous des noms d’emprunt à peine voilés (Louisa, Lisa, Loubna), à tout moment du récit. Peut-être Leïla Marouane a-t-elle trouvé ainsi un moyen de souligner le rôle ambigu de l’écrivain : voleur de vies, certes, mais aussi ultime recours contre la folie et le désespoir.
Comme dans ses livres précédents (lire l’encadré), l’auteur règle ses comptes avec la société algérienne, qui, selon elle, brise les individus et les rend incapables de s’épanouir. Dans Ravisseur, elle mettait en scène une mère de huit enfants que son mari répudiait pour une faute imaginaire avant de trouver un subterfuge pour l’épouser de nouveau. La Fille de la Casbah montrait une jeune fille qui, refusant le mariage arrangé par sa famille, se donne à un homme aussi riche que cynique.
Avec Le Châtiment des hypocrites, Leïla Marouane racontait l’histoire d’une sage-femme dont le destin bascule le jour où elle est enlevée et séquestrée par des terroristes. Une fois libérée, parce qu’elle est incapable d’assumer devant ses proches ce qui lui est arrivé, Fatima change complètement de vie, traîne dans les bars, se livre à la prostitution. Jusqu’à ce qu’elle retrouve un ami d’enfance qui l’épouse et l’emmène avec lui en France. Pendant quelques années, tout semble aller pour le mieux. Rachid se montre un mari exemplaire. Mais le rêve était trop beau. Le mari ayant fait de très mauvaises affaires, il devient odieux. Le couple se disloque, Fatima sombre dans la folie.

la suite après cette publicité

La Jeune Fille et la mère n’avait rien de franchement gai non plus, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans une ville du Sud algérien écrasée par les tabous autant que par la chaleur, une adolescente est surprise en train de folâtrer avec un garçon du voisinage. Si son père a surtout hâte de s’en débarrasser en lui trouvant un mari, la mère, ancienne militante de la guerre de libération, se déchaîne contre son enfant et retourne contre celle-ci toutes les frustrations accumulées en elle.
Jusqu’ici, donc, Leïla Marouane a surtout parlé de la violence faite aux femmes. Sans d’ailleurs faire preuve d’une indulgence excessive à leur égard. Elle se désole de leur propension à subir le machisme de leurs compagnons, et s’irrite des problèmes qu’elles ont avec leur corps, lequel leur inspire souvent plus de dégoût que de plaisir.
Malgré ses velléités, l’homme n’est guère mieux loti. Mère castratrice, père absent ou indifférent, préceptes religieux débilitants, inhibitions en tout genre : tout concourt à entraver son épanouissement. Dans La Vie sexuelle d’un islamiste à Paris, le « héros », tiraillé entre Occident et tradition musulmane, bien que ne manquant pas d’atouts, est incapable de s’en sortir.
Comme dans la plupart des fictions, la part du vécu n’est pas négligeable dans ces différents récits. Pour composer la figure de Mohamed-Basile, Leïla Marouane avait en tête un ami qui, justement, habitait dans le quartier où se déroule le roman et qui a, lui aussi, cédé aux pressions de sa génitrice en regagnant le logis familial. Le personnage de la mère dans son précédent livre n’est pas sans rappeler, par certains côtés, l’histoire de sa propre mère, qui a joué un rôle actif lors de la guerre de libération. Leïla Marouane a elle-même été agressée en plein Alger en 1989. C’est en partie pour exorciser ce traumatisme qu’elle a écrit Le Châtiment des hypocrites.
La romancière refuse de remettre les pieds dans son pays, qu’elle a quitté pour la France en 1990, tant que la situation des femmes y sera, estime-t-elle, aussi déplorable. En attendant, de livre en livre, cet auteur à l’écriture soignée et vigoureuse construit une des uvres les plus fortes de la littérature algérienne actuelle.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires