Mourir dignement

L’hospice de Tapologo, en Afrique du Sud, accueille depuis 1992 des séropositifs déshérités en phase terminale.

Publié le 17 juillet 2006 Lecture : 5 minutes.

Malgré les stigmates de la maladie, son visage émaciée est comme empreinte de sérénité. Il s’autorise même à sourire, dévoilant une mâchoire édentée. Pourtant, William n’en a plus pour longtemps à vivre. Et il le sait. Ce malade du sida, qui a célébré ses 59 ans il y a quelques semaines, est venu ici pour mourir dans la paix et la dignité.
Ici, c’est l’hospice de Tapologo en Afrique du Sud, un centre qui accueille les séropositifs en phase terminale. L’endroit, installé en pleine nature à environ deux heures de Johannesburg, a quelque chose de la robustesse paisible d’une maison de campagne. Çà et là, défiant par leur parfaite symétrie la broussaille qui mange le vaste terrain, des potagers bien entretenus apportent une touche champêtre à cet ensemble aux murs couleur terre de Sienne. Devant l’entrée, une stèle en pierre portant le nom de l’hospice agrémenté d’un dessin. À quelques pas de la porte, installés sur des chaises en fer, un groupe de malades prend l’air. À l’instar de William, ils flottent dans des vêtements devenus trop grands pour leurs corps décharnés. De leurs yeux fiévreux et agrandis par le mal qui les ronge, ils fixent les buissons épineux roussis par le soleil. De temps à autre l’un d’eux, s’aidant d’un déambulateur, se déplace à petits pas incertains de vieillard ou de tout jeune enfant. Les infirmières ne sont jamais très loin. Elles veillent avec une sollicitude de mère sur ces pensionnaires que la maladie a contraint à se rapprocher précocement du crépuscule de leur vie. Lorsque l’un des malades manifeste des signes de fatigue, elles le raccompagnent dans un des dortoirs réservés aux hommes, une grande chambre immaculée qui peut accueillir six lits. Des peintures naïves représentant tortues, lézards, grenouilles et oiseaux bleus ornent les murs.
William, lui, ne quitte presque plus le dortoir. Assis sur son lit, une canne en bois à portée de main, il regarde pensif, le paysage à travers la fenêtre. « L’état de William s’est amélioré depuis qu’il est ici, explique Kevin Dowling, l’évêque à l’origine de ce programme. Je me souviens de sa condition lorsqu’on nous l’a amené le 25 mai dernier. Il vomissait continuellement, et sa peau était entièrement recouverte de plaques. Aujourd’hui, son état s’est stabilisé, même s’il est encore bien faible. »
William hoche la tête en regardant le prélat, dont le visage respire la bonté, de celles qui sortent du cur et nimbent un être de lumière, comme si on avait allumé une ampoule de l’intérieur. « Le fait d’être ici a été une expérience extraordinaire, car, à la maison, on ne prenait pas aussi bien soin de moi », confirme le malade en tendant la main, lentement, vers sa table de nuit. Sur celle-ci, une bouteille d’eau et plusieurs boîtes de médicaments. Cet ex-ouvrier agricole s’est vu contraint de quitter la ferme où il était conducteur de tracteur lorsque la maladie l’a frappé. « J’avais perdu toute sensibilité au niveau des mains. Il m’était devenu difficile de les utiliser », explique-t-il en tirant un peu plus sur le bonnet de laine qui lui tombe sur les yeux.
L’évêque le regarde avec gentillesse, lui pose doucement la main sur l’épaule, avant de se diriger vers l’aile réservée aux femmes. Là-bas, Joyce, 29 ans, se meurt. Enroulée dans une épaisse couverture, on n’aperçoit d’elle que le sommet de son crâne, moutonnement de cheveux en bataille. Sous son lit, des chaussons d’un rose criard semblent presque obscènes au milieu de ce décor où la vie se retire peu à peu. Debout près d’elle, comme pour l’accompagner dans ses derniers instants, une nurse la veille. « Elle n’en a plus pour longtemps, souffle l’évêque. Mais, au moins, elle part dans la dignité et la paix. »
C’est parce qu’il ne supportait plus de voir des malades mourir dans des conditions dégradantes, et à même le sol, que Kevin Dowling a créé, en 1992, ce programme qui vient en aide aux familles affectées par le sida, en ouvrant des cliniques spécialisées dans les zones ciblées autour de la ville de Phokeng, comme dans les régions des mines ou dans les townships. Il a tenu bon, malgré les écueils financiers. « Nous avons eu beaucoup de mal à trouver des partenaires pour mettre ce projet sur pied. Et ce n’est toujours pas facile, car nous ne recevons pas d’aide directe du gouvernement. Nous bénéficions uniquement des apports médicaux du TB, le programme de développement des soins de la tuberculose et de sa prévention. »
La modernisation du système de santé empêche le gouvernement de s’atteler à des aides par trop ciblées. Une quadrature du cercle, dont le coût total pour prendre en charge les malades, le salaire des infirmières et des employés ainsi que la nourriture s’élève à 30 000 dollars par mois. C’est grâce aux subventions privées et surtout aux importants dons de Sun International, une chaîne d’hôtels sud-africaine, que l’hospice de Tapologo fonctionne. Celle-ci contribue pour beaucoup à son financement en organisant des galas de bienfaisance ou des ventes aux enchères dont les bénéfices sont entièrement reversés à Tapologo. La somme paraît disproportionnée pour gérer un hôpital qui dispose de vingt lits, mais, outre le coût élevé des médicaments, le programme comprend aussi des dépistages communautaires, offre l’assistance de bénévoles à domicile et dispose d’autres ramifications comme le Orphaned and Vulnerable Children (OVC), qui prend en charge les orphelins du sida.
« C’est important pour une mère mourante de savoir que son enfant sera soigné et pris en charge. Cette pensée lui permet au moins de quitter la vie sereine », explique l’évêque. Aussi a-t-il tenu à réserver toute une aile de l’établissement aux mères malades et à leurs enfants. « On a beaucoup de douleur ici, mais il nous arrive aussi d’avoir de belles histoires, comme celle du petit Nelson ». Ce garçonnet de 9 ans, rendu aveugle par le sida, était arrivé à l’hospice dans un état désespéré. Si faible que le seul fait de parler lui coûtait un effort terrible. Il passait ses journées recroquevillé sur lui-même comme un ftus. Après plusieurs semaines de soins, il a commencé à aller mieux et à s’exprimer à nouveau. « Il a remercié les infirmières de le laver tous les jours et de prendre soin de lui. C’était vraiment touchant », conclut l’évêque d’une voix étranglée par l’émotion.
Nelson est mort quelques jours plus tard.

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