Libres et inégaux

Publié le 18 juillet 2006 Lecture : 3 minutes.

Il y a vingt ans, dans son premier classement du genre, Forbes avait identifié 140 milliardaires de par le monde. Le total atteint aujourd’hui 793, en augmentation de 102 en l’espace d’une seule année. En Asie, le nombre de millionnaires a augmenté de 700 000 entre 2000 et 2004. Pendant la même période, ce sont 500 000 millionnaires de plus qui sont apparus aux États-Unis et 100 000 en Europe. Selon Merrill Lynch, les Chinois se classeront, en 2009, au premier rang des acheteurs de produits de luxe.
Le monde est depuis toujours affligé d’une inégalité économique aiguë. Mais malgré tout l’étalage d’une consommation ostentatoire, l’inégalité globale n’a pas évolué de façon significative. Selon certains critères, elle aurait même régressé. La Banque mondiale a récemment conclu que « depuis la Seconde Guerre mondiale, l’inégalité internationale s’est énormément réduite ». Cette affirmation en choquera plus d’un, surtout parmi ceux qui observent que les pays riches, neuf fois plus riches que les pauvres il y a un siècle, le sont aujourd’hui cent fois plus. Cette question fait l’objet d’intenses discussions entre économistes et il n’est pas indispensable d’ajouter au débat. (Le problème est que les statistiques aboutissent à des conclusions différentes selon la méthodologie). Il est vrai qu’en certains endroits du globe les inégalités ont gravement empiré, tandis qu’ailleurs leur évolution est restée limitée. Mais même si les statistiques sur l’inégalité ne font pas ressortir de bouleversement, c’est notre façon d’en prendre collectivement conscience qui a substantiellement changé.

L’angoisse que le monde éprouve tout à coup devant les inégalités s’explique par plusieurs raisons. La plus évidente est que nous sommes aujourd’hui tous mieux informés des différences économiques qui nous séparent. Il nous suffit d’allumer notre télévision ou d’ouvrir un journal pour prendre conscience de notre rang dans la hiérarchie économique globale. L’angoisse de l’inégalité se trouve encore renforcée par la frayeur qu’inspirent aux gens le terrorisme ou l’explosion de l’immigration illégale. Dans les deux cas, quelqu’un d’autre qui ne joue pas le jeu va, selon la théorie, finir par menacer directement notre bien-être. En outre, aux États-Unis, l’inégalité est devenue progressivement le facteur dominant du débat politique. Du fait de l’immense capacité de ce pays à exporter ses ambivalences dans le reste du monde, l’angoisse de l’inégalité s’est étendue à des pays où celle-ci n’a guère varié.
La vague démocratique qui a secoué le monde depuis les années 1980 a également contribué à propulser dans maints pays le thème de l’inégalité au centre des débats. Davantage de démocratie a permis une plus grande liberté des médias, qui ont tôt fait de chiffrer les disparités économiques et de mettre au jour des cas de corruption publique. Pour les hommes politiques, peu de messages sont susceptibles de rallier les électeurs autant que la promesse de redistribuer la richesse nationale de ceux qui ont trop à ceux qui ont trop peu.
Là est bien le danger. Certes l’inégalité est moralement répréhensible et politiquement corrosive. Mais, en même temps, elle résiste obstinément aux interventions directes de l’État. Le monde a connu toute une série de tentatives infructueuses de réduction des inégalités en modifiant les lois fiscales, en intervenant sur le marché du travail, en réformant le droit de propriété, en accordant des subventions massives, en protégeant de la concurrence étrangère et en contrôlant les prix ; la liste est sans fin. Rien n’y fait. Les pays d’inégalité ont gardé leurs inégalités. Au cours des vingt-cinq dernières années, aucun pays souffrant d’une répartition inégale de la richesse n’est parvenu à la corriger durablement. Les bonnes intentions ont engendré à tout coup gâchis, corruption et encore plus d’inégalité.

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Que doit-on faire ? Cessons de livrer une bataille que nous ne pouvons gagner pour engager plutôt un combat que nous pouvons remporter. Les meilleurs instruments d’une réduction à long terme et continue des inégalités sont ceux qui sont aujourd’hui largement reconnus comme les meilleurs leviers permettant de sortir les gens de la pauvreté. Ouvrez leur l’accès à une meilleure éducation, à une meilleure santé, à une eau propre, à la justice, à des emplois stables, au logement, au crédit. La recette est connue au point d’ennuyer. Ces objectifs ne sont pas de ceux qui enflamment les discours. Et ils ne réduiront pas les inégalités aussi rapidement qu’on le souhaiterait. Mais en se concentrant sur ces objectifs indispensables, on réussira certainement à combler un important fossé, celui qui sépare nos bonnes actions de nos meilleures intentions.

* Rédacteur en chef de Foreign Policy.

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