Le phénomène « Marock »

Virulentes polémiques et énorme succès commercial : l’audacieux film de Laïla Marrakchi en dit plus long que bien des discours sur la société d’aujourd’hui.

Publié le 17 juillet 2006 Lecture : 5 minutes.

Le tir de barrage déclenché par les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) – et leurs appels au boycottage – auront donc eu l’effet inverse de celui recherché : loin de le bouder, les Marocains se sont rués dans les salles pour découvrir Marock, le film de la jeune réalisatrice Laïla Marrakchi. Un premier long-métrage libre, audacieux, parfois iconoclaste, fondé sur les souvenirs autobiographiques de la cinéaste, née en 1975 à Casablanca et ancienne élève de « Lyautey », le grand lycée français de la capitale économique.
L’intrigue se résume à une banale histoire d’amour entre deux adolescents, Ghita, l’héroïne du film, remarquablement campée par la prometteuse Morjana Alaoui, et Youri, interprété par Matthieu Boujenah, le neveu de Michel Boujenah, le célèbre acteur français d’origine tunisienne. Elle se déroule en plein mois de ramadan à Anfa, un quartier huppé de Casa, fief d’une jeunesse dorée, insouciante et souvent arrogante, qui s’affranchit allègrement des codes et des convenances d’un Maroc profond dont elle ignore tout, ou presque. Et dont elle ne veut rien savoir. On mange, on boit, on fume, on se moque pas mal des préceptes religieux – quand on ne les tourne pas en dérision -, on joue aux cartes et aux jeux de hasard. Et l’on batifole, bien sûrÂ
Les bien-pensants ont voulu voir dans ces scènes une attaque en règle contre l’islam, alors que la réalisatrice n’a fait que porter à l’écran une réalité bien ancrée dans certains milieux, certes pas très représentatifs du « Maroc d’en bas ». Sans prendre explicitement position et sans faire oeuvre militante, Laïla Marrakchi jette simplement un pavé dans la mare de l’hypocrisie ambiante et montre, sans le dénoncer ni d’ailleurs le défendre, le fossé existant entre les classes.
On peut comprendre que certaines images aient choqué. Celles notamment où l’on voit Ghita apostropher son grand frère Mao (Assaâd Bouab, remarquable), fraîchement rentré d’une université londonienne, alors que celui-ci s’est prosterné pour prier : « Mais tu es devenu fou ? Tu te crois en Algérie ou quoi ? Tu vas devenir barbu ? » Tout est dit. Le malentendu est total, l’incompréhension mutuelle.
Là où les choses se corsent vraiment, c’est lorsque Ghita tombe amoureuse de Youri, sorte de James Dean casablancais (la filiation de Marock avec La Fureur de vivre, le film de Nicholas Ray, est pleinement assumée, revendiquée), faux macho, mais vrai coeur tendre. Problème : Youri est juif. Un juif avec une musulmane ? N’en jetez plus ! Les détracteurs du film s’en donnent à coeur joie. Leur angle d’attaque est tout trouvé : Marock est un « film sioniste ».
Ces anathèmes, qui n’émanent pas seulement des milieux islamistes mais aussi d’une partie de la gauche, n’ont pas nui à la carrière du film. Projeté d’abord en France, en février, il a enregistré 150 000 entrées. Il devrait rééditer cette performance au Maroc, bien que le royaume ne compte qu’environ 70 salles, contre plus de 5 000 dans l’Hexagone. « Nous n’en sommes qu’à la huitième semaine d’exploitation et le cumul des entrées s’élève déjà à 127 000. Le film devrait franchir le cap des 150 000 spectateurs. Deux fois plus que Chouchou [le drolatique opus de Gad Elmaleh] », s’enthousiasme Hamid Marrakchi, l’oncle de la réalisatrice, qui exploite le complexe Mégarama (14 salles), sur la Corniche de Casablanca. Marock n’a pas encore détrôné À la recherche du mari de ma femme, la comédie d’Abderrahmane Tazi, plus gros succès obtenu à ce jour par un film marocain, mais il est déjà devenu un phénomène de société.
L’affaire est intéressante à plus d’un titre. La polémique qui a précédé la sortie du film s’explique, d’abord et avant tout, par des considérations corporatistes. Elle a pris naissance en décembre 2005, lors de la 8e édition du Festival de Tanger, où il était en compétition, après la virulente mise en cause par Mohamed Asli, le réalisateur de À Casablanca, les anges ne volent pas, de sa « marocanité » et de son prétendu financement « sioniste ». Une sortie parfaitement nauséabonde. « C’était surtout de la jalousie, analyse un patron de presse marocain. Marrakchi a réuni un budget de 1,8 million d’euros grâce à des financements essentiellement français, après s’être heurtée à un refus de la part de la Commission d’aide au cinéma marocain. Comme ses confrères, Asli était indigné que le film ait été autorisé à concourir et qu’il ait raflé des prix dans un festival national. » La polémique prenant de l’ampleur, Noureddine Saïl, le directeur du Centre cinématographique marocain (CCM), monte au créneau pour défendre Marock. Fin du premier acte.
La commission de censure, l’instance qui statue sur la correction et la moralité des oeuvres avant d’autoriser leur projection, accorde, sans discuter ni exiger de coupes, son visa au film, qui est simplement interdit aux moins de 12 ans. La sortie devait avoir lieu simultanément au Maroc et en France, au mois de février, mais elle est différée de quelques semaines dans le royaume, le temps d’apaiser les passions allumées à Tanger. C’est alors que les islamistes entrent en scène.
Interrogé dans J.A., Saad Eddine Othmani, le secrétaire général du PJD, déclare qu’il n’a pas vu le film, mais qu’il n’est pas question de recourir à la censure. Un discours très modéré qui provoque des remous dans son parti. La réplique ne se fait pas attendre. Dans son édition du 3 mai, At-Tajdid, le journal dirigé par Abdelilah Benkirane, l’un des principaux responsables du PJD, déclenche une attaque en règle. Au Parlement, les députés islamistes posent au gouvernement la question de l’interdiction du film. Nabil Benabdallah, le ministre de la Communication, leur oppose une fin de non-recevoir. Le PJD demande alors à ses partisans de manifester devant le Mégarama, avant de se raviser. Tel Quel, l’hebdomadaire francophone d’Ahmed R. Benchemsi, et Al-Ahdat Al-Maghribiya, le quotidien arabophone de Mohamed Brini, l’un et l’autre farouches adversaires des islamistes, prennent la défense de Marock, ce film qui ose braver tabous et interdits. Le public, jeune surtout, se déplace en masse : Marrakchi a gagné son pari.
Tempête dans un verre d’eau ? Sans doute, mais pas seulement. Car rien n’interdit de tirer de l’affaire quelques leçons. En politisant l’affaire, les islamistes espéraient mobiliser les foules, au nom de la défense de l’islam, des valeurs identitaires et de l’authenticité marocaine, thèmes qui leur avaient jusqu’ici plutôt bien réussi. Ils se sont trompés. Depuis les attentats du 16 mai 2003, le PJD s’efforce de présenter de lui l’image rassurante d’un parti conservateur bon teint, faisant de la moralisation des moeurs son cheval de bataille. Une posture populiste qui lui a permis de marquer de précieux points. Sa dénonciation du tourisme sexuel et, surtout, de la pédophilie, a par exemple rencontré un large écho et a sans doute contribué à une salutaire prise de conscience. « Le PJD était une force politique promise à un bel avenir, constate, amusé, notre patron de presse. Rien ne semblait pouvoir contrarier son ascension. Mais il a fini par se couper bêtement de la jeunesse. D’abord en partant en guerre contre les festivals de la débauche, en particulier celui d’Essaouira, qui connaît chaque année une très forte affluence populaire. Ensuite, en jetant l’anathème sur un film qu’ils ne se sont même pas donné la peine de voir. Or les Marocains ont mûri, ils veulent juger sur pièce. »

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