« Il faut sauver l’Irak avant qu’il ne soit trop tard »

Alors que la guerre civile fait rage, l’ancien envoyé spécial de l’ONU dessine une solution qui tient compte des intérêts de tous.

Publié le 17 juillet 2006 Lecture : 34 minutes.

Lakhdar Barhimi, 72 ans, n’occupe aujourd’hui aucune fonction officielle et s’apprête à faire profiter de son expérience les étudiants d’un campus américain. Mais ce diplomate hors normes ignore le confort de la retraite et continue à se préoccuper des points chauds de la planète. A commencer par l’Irak. Avec courage et lucidité, les deux vertus que chacun se plaît à reconnaître au diplomate algérien, il voit ce qu’on ne voit pas et dit ce qu’on n’ose pas dire. Il soutient par exemple que les Américains sont paumés et que leur fameux pragmatisme dissimule mal leurs cafouillages. Et que l’opinion arabe, sacrifiant à la théorie du complot, leur prête une intelligence et un sens de l’anticipation qu’ils n’ont pas.
Certes, l’administration Bush se rend compte aujourd’hui qu’elle fait fausse route. Mais on n’est pas plus avancé pour autant. Les Américains vont désormais s’occuper de leur problème en Irak, ce qui ne règle pas ipso facto le problème de l’Irak et des Irakiens. Au contraire.
Que faire ? Brahimi lance des idées, préconise une méthode, esquisse même une solution. Ses analyses et suggestions reposent sur une conviction qu’on n’a aucun mal à partager : la plongée de l’Irak dans la guerre civile provoquera des ondes de choc dans toute la région et au-delà. Il faut donc agir vite.
Diplomate dans l’âme, Lakhdar Brahimi a à coeur de résoudre les problèmes de tous. Sera-t-il écouté ?

Jeune Afrique : Vous avez qualifié le régime de Saddam Hussein de « l’une des plus brutales dictatures de l’histoire contemporaine »
Lakhdar Brahimi : Dans la région, ce n’est pas en 2003 que l’on a découvert que Saddam était un homme extrêmement cruel. Les Irakiens ont raconté d’innombrables histoires personnelles et collectives sur la manière dont il tenait le pays. Dans son entourage, jusque parmi ses proches, le sentiment qui prévalait était la peur. Tous ceux qui ont fréquenté l’Irak ont des amis qui ont fait de la prison ; certains en sont sortis, d’autres pas.

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Comment faire la part des choses ? Dans quelle mesure cette brutalité tient-elle à son coefficient personnel et dans quelle mesure à la nécessité de gouverner un pays complexe d’une poigne ferme ?
Cette nécessité est l’argument que Saddam a utilisé après son arrestation, selon Adnan Pachachi, alors membre du conseil intérimaire de gouvernement, qui fit partie des trois personnes (avec Ahmed Chalabi et Mouaffak Rubai) qui lui avaient rendu visite dans sa cellule, en compagnie de Paul Bremer.

Et votre jugement ?
L’histoire de l’Irak moderne est celle d’un pays difficile et violent, et Saddam Hussein a fait monter la tension à des niveaux sans précédent.

Parleriez-vous de cruauté inutile ?
On prête à Saddam une phrase : « En Irak, on tue ou on est tué. » C’est quelqu’un qui ne se faisait pas d’illusions, qui savait qu’il était dictateur et qu’il était visé. Il en concluait qu’il valait mieux prendre les devants

À quoi attribuez-vous cette brutalité typiquement irakienne ?
Je ne veux pas faire de psychologie collective. Je ?sais seulement que, pendant les quarante ou cinquante ?ans au cours desquels je me suis trouvé proche de la ?chose publique, notamment dans le monde arabe, ?l’histoire de l’Irak a été particulièrement mouvementée et violente.

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La situation actuelle – dominée par le chaos et la barbarie – ne plaide-t-elle pas a posteriori en faveur de Saddam ?
C’est ce que disent certains Irakiens, qui ne peuvent pas être soupçonnés de sympathie pour lui. Sans dire qu’ils le regrettent, ils jugent que la situation est au moins aussi mauvaise, sinon pire.
Que peut-on inscrire à son crédit ?
Beaucoup de choses. Il est arrivé au pouvoir en 1969 et, en 1973, l’augmentation des cours du pétrole a accru considérablement les revenus du pays. Pendant les premières années – celles durant lesquelles Saddam était encore vice-président -, une bonne partie des revenus ont été bien utilisés : dans des domaines tels que l’enseignement des sciences et la recherche scientifique, la santé publique, les travaux d’infrastructure, l’Irak était en avance sur les autres pays de la région, même producteurs de pétrole.

Qu’est-ce qui a perdu Saddam ?
L’ignorance des réalités du monde : à cause de son régime de terreur, il n’était plus informé. Il échafaudait des plans et des projets, et personne ne le mettait en garde contre les risques impliqués.

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Dans la guerre avec l’Iran, sa responsabilité est-elle totale ?
Il porte une lourde responsabilité, même s’il a été victime d’une provocation. Khomeiny une fois au pouvoir, entendait établir alentour des régimes islamistes et, au passage, renverser les monarchies. Il en voulait en particulier à l’Irak, d’où il avait été expulsé trois mois avant le succès de sa révolution. Cette expulsion demeure incompréhensible. Comment les Irakiens ont-ils pu résister pendant vingt ans aux pressions du shah, qui leur demandait d’expulser l’ayatollah, et céder finalement, en septembre 1978, sans voir qu’il était sur le point de triompher ? On ne refait pas l’histoire, mais si Khomeiny était parti pour Téhéran de Nadjaf au lieu de Neauphle-le-Château, beaucoup de choses auraient peut-être été différentes.

Et pour l’invasion du Koweït ?
C’est encore plus énorme.

Il pensait qu’il avait le soutien américain
Ce n’est pas très clair. Dans la région, beaucoup de gens pensent qu’April Glaspie [ambassadrice des États-Unis, qui a dit à Saddam que Washington n’avait pas d’opinion sur la frontière irako-koweïtienne] avait des instructions pour tromper Saddam. Je crois que le président irakien s’est mis cela en tête. Il faut bien voir que la fameuse rencontre Saddam-Glaspie a eu lieu à sa demande à lui. Elle n’était pas venue lui délivrer un message. Au cours de l’entretien, Saddam a demandé : « Accepteriez-vous que dix mille Américains meurent pour le Koweït ? » C’est alors qu’elle a répondu ce que tout le monde a retenu.
J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Pierre Salinger, l’ancien porte-parole de John Kennedy. Je ne pense vraiment pas que les Américains aient poussé l’Irak à faire cette guerre.

Ne peut-on retenir le jugement de Régis Debray, à savoir que Saddam est un butor, qu’il n’a rien compris et qu’il a cru qu’il pouvait se permettre d’envahir le Koweït ?
Cela me paraît assez exact.

Reste-t-il de nombreux détenus politiques en Irak – il n’y a pas que Saddam Hussein – et pour quelles raisons ?
Les Américains doivent expliquer beaucoup de choses. Ces gens sont détenus par eux. Je ne sais pas quel est leur statut. On a dit qu’ils étaient prisonniers de guerre. Certains sont en cours de jugement par des tribunaux irakiens. Les autres n’ont été accusés de rien. Pourtant, ils sont encore détenus par la puissance occupante – qui n’est plus puissance occupante

Comment voyez-vous le procès de Saddam Hussein ? Est-ce la mise en scène d’une future exécution ?
Étant donné tous les projecteurs qui sont braqués sur l’Irak, les dirigeants irakiens d’aujourd’hui et de demain, aussi bien que les Américains, se doivent de faire un procès Mieux que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent.

Saddam y apparaît comme un héros de la résistance à l’occupation
Au tribunal, c’était aussi le cas de Milosevic. La notion de justice internationale en est à ses débuts.

Avec le recul, on peut dire beaucoup de choses du procès de Nuremberg, premier du genre, sauf qu’il y a eu du cafouillage
Il y a de très grandes différences entre Nuremberg et ce qui se passe à l’heure actuelle. Entre les Alliés et le Reich, c’était une guerre « à l’ancienne », si l’on peut dire. Une guerre déclarée en bonne et due forme, mettant aux prises des belligérants, qui se reconnaissaient en tant que tels. En fait, la comparaison entre la Seconde Guerre mondiale et l’invasion de l’Irak par les États-Unis est pleine de périls pour le camp de la guerre. Hitler avait envahi la moitié de l’Europe, surtout de petits pays comme la Tchécoslovaquie, en disant – pour simplifier – que ces pays représentaient une menace pour l’Allemagne ! La Serbie de Milosevic, l’Irak de Saddam lors de l’invasion du Koweït en 1990 pourraient éventuellement être comparés à l’Allemagne de Hitler, mais en 2003, on pourrait être tenté de comparer l’Irak à la Tchécoslovaquie ! Aujourd’hui, que l’on parle de la Serbie ou de l’Irak, quelles qu’en soient les raisons, ils ont été attaqués et les dirigeants ont été enlevés. Il n’y a pas eu, dans un cas ni dans l’autre, de reddition en bonne et due forme. La guerre en Irak, si c’était une guerre, quand et comment s’est-elle terminée ?
D’ailleurs, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les procès ne se sont pas déroulés à Tokyo comme à Nuremberg. Au Japon, le juge indien Radhabinod Pal n’avait pas voulu s’associer à la condamnation à mort des généraux, et aujourd’hui, les Japonais se posent des questions sur cette guerre que les Allemands ne se posent pas. En tout état de cause, Saddam fut d’abord déclaré prisonnier de guerre. Puis, tout en continuant à être détenu par l’occupant américain, il est jugé par un tribunal irakien. Quant à un détenu comme Tarek Aziz, il n’a pas fait l’objet, à ce jour, d’une accusation quelconque. Beaucoup de questions, donc, et bien peu de réponses

Selon une opinion largement répandue dans les pays arabes, les Américains ont attaqué Saddam parce qu’il était fort et qu’il était capable de tenir tête à Israël. Qu’en pensez-vous ?
Les sanctions contre l’Irak ont été prises en 1990 après l’invasion du Koweït. Elles ont été sans effet sur le régime. On peut même dire qu’elles lui ont été utiles. C’est le peuple irakien qui en a souffert. Lorsqu’on dit ces vérités d’évidence aux Américains, on n’obtient pas de réponse satisfaisante. On est donc obligé de chercher des explications. Des sanctions contre Saddam pour aider le peuple irakien ? C’est évidemment faux. De même pour la guerre déclenchée en 2003, parce que, disait-on, Saddam détenait des armes de destruction massive. La plupart des personnes informées, dans la région, disaient déjà que ces armes n’existaient pas. Elles ajoutaient que l’Irak avait été désarmé plus qu’il ne convenait, que ce n’était plus la force de l’Irak qui était redoutable, mais sa faiblesse qui créait des déséquilibres dangereux. Qu’est-ce que la guerre a rapporté aux Américains ? Le pétrole ? Saddam était prêt à le leur donner. Ce sont ces questions sans réponse qui font naître les prétendues « théories de la conspiration ». Celle-ci, par exemple : l’Irak disposait de la seule communauté scientifique dans la région ; les pays du Golfe ont du pétrole, mais pas d’hommes ; l’Irak a du pétrole, d’autres ressources minérales et des hommes – une combinaison dangereuse pour la pérennité de l’hégémonie occidentale.
D’aucuns poussent le raisonnement plus loin : Mais qui bénéficie de ce conflit ? Pas les États-Unis, semble-t-il, ni l’Europe. Alors, certains avancent : Israël, peut-être

Et que dit Lakhdar Brahimi ?
Je ne dis rien pour le moment.

Parce que c’est compliqué ? Parce que
Parce que je ne sais pas. Je dis souvent aux Américains : « Les gens, dans notre région comme ailleurs, savent que vous êtes une très grande nation, très riche, très puissante, hautement sophistiquée. Ils considèrent que chacune de vos actions est le fruit d’une mûre réflexion, qui s’appuie sur votre formidable potentiel humain, scientifique, technologique Alors, quand ils n’arrivent pas à trouver une explication rationnelle à votre action – comme en Irak -, ils sont bien obligés de spéculer. C’est le résultat de ces spéculations que vous appelez théories de la conspiration. »
Si vous y regardez de près, dans bien des cas, l’explication rationnelle existe. Mais on refuse de la prendre en considération parce qu’elle implique que la plus grande, la plus riche, la plus puissante nation sur Terre, peut, comme n’importe lequel de nos pays, agir irrationnellement, commettre des erreurs ou, encore plus bêtement, construire sa politique sur la base de données totalement fausses. Est-ce le cas en Irak ? Je ne sais vraiment pas en ce qui concerne les motifs de l’invasion. Mais, en ce qui concerne le comportement américain après l’invasion, il est évident qu’il y a eu, qu’il continue d’y avoir, beaucoup de cafouillage, beaucoup d’improvisation et, il faut le dire, beaucoup d’ignorance. Ce cafouillage, cette improvisation, cette ignorance font-ils l’objet d’une manipulation par des gens plus malins ?

Ces gens plus malins seraient les Israéliens ?
Peut-être bien. L’opinion est très répandue dans la région. Est-ce donc Israël qui manipule les États-Unis depuis le début ? Les arguments ne manquent pas. Richard Perle, qui a joué un rôle important, ne cache pas qu’il est autant israélien (pour ne pas dire likoudnik), qu’américain. Moins d’une semaine après le 11 Septembre, une réunion s’est tenue dans son bureau au Pentagone. L’Afghanistan, évidemment, fut alors désigné : il fallait y aller, puisque c’est de là qu’était venue l’attaque. Mais cela ne suffisait pas. Une explication est donnée maintenant du côté américain, c’est qu’il fallait absolument démontrer qu’on n’attaque pas impunément les États-Unis. Il fallait donc riposter contre un pays plus important que l’Afghanistan, où il pouvait exister, même potentiellement, même a terme, une conjonction entre terrorisme et armes de destruction massive. Bref, les États-Unis ont agi à la manière de Saddam, qui n’hésitait pas à se débarrasser d’un opposant qui risquait d’être dangereux dans cinq ans.

Washington avait trois motifs avoués pour attaquer l’Irak : l’existence d’armes de destruction massive, qui n’est plus soutenable, le pétrole, que vous écartez ; il reste l’établissement de la démocratie
Il y a, parmi les néoconservateurs, ce que j’appellerais des fanatiques de la démocratie, qui se sont convaincus que la meilleure manière de régler les problèmes du Moyen-Orient et d’assurer l’avenir d’Israël pour toujours est de créer des démocraties, car, n’est-ce pas, les démocraties ne se font pas la guerre. La théorie qui avait cours tout au long de la préparation de l’invasion, de 2001 à mars 2003, était que les combats seraient longs, que l’on enverrait des troupes de plus en plus nombreuses pour atteindre le chiffre de 250 000 hommes, après deux ou trois mois. Mais très vite après, vers la fin de l’été, cet effectif serait ramené à 30 000 parce que la situation serait stabilisée.
Comment expliquez-vous que, vous et moi, nous savions que la guerre serait courte, mais l’après-guerre longue et difficile, alors que les Américains pensaient que la guerre serait dure et l’après-guerre facile ? Selon la théorie de la conspiration, il n’est pas possible que les Américains aient eu un point de vue tellement différent du nôtre, qui était de bon sens. Si on ne veut pas retenir cette théorie, on est obligé de dire qu’ils se sont trompés, tout simplement.

Croyaient-ils vraiment qu’ils allaient être accueillis en libérateurs ?
Oui.

Parce que Ahmed Chalabi le leur avait annoncé ?
Pas seulement. Beaucoup d’Irakiens leur ont dit que toute la population les attendait. Je reconnais que, comme tout le monde, j’étais persuadé que personne, en Irak, ne souhaitait cette intervention. Et puis, j’y suis allé en février 2004, et je me suis rendu compte que beaucoup de gens voulaient la fin du régime. Chez certains, la peur et le désespoir étaient tels que même une invasion étrangère était acceptable.

Des Kurdes ?
Et des chiites, des sunnites Des gens qui n’avaient rien à voir avec Chalabi ni avec la diaspora, qui avaient perdu un ou plusieurs membres de leur famille, vivaient en permanence dans la peur. Toutefois, même des Irakiens qui avaient souhaité cette intervention n’ont pas tardé à s’opposer à la présence américaine. Ils se sont rendu compte que l’invasion les a débarrassés de Saddam, mais maintenant ils craignent de ne plus avoir de pays.

Comment expliquez-vous les pillages ? Était-ce délibéré, a-t-on cherché à détruire une vieille civilisation ?
Il est vrai que la théorie de la conspiration se renforce de ce que les Américains ont laissé faire, qu’ils ont protégé uniquement le ministère du Pétrole. Je ne vois quand même pas pourquoi la Maison Blanche aurait pu décider la destruction de la civilisation irakienne.

Par ignorance et mépris ?
C’est très difficile à soutenir. Si c’était arrivé en Afghanistan, on aurait pu comprendre que les Américains veuillent chercher à punir Ben Laden sans s’intéresser aux dégâts collatéraux. Mais en Irak, ils ont annoncé leur intention de créer un pays moderne.
Un million de questions sont encore sans réponse, mais il faut néanmoins résister à la tentation d’expliquer ce qu’on ne comprend pas par des théories de la conspiration trop faciles. Il faut continuer à se poser des questions. Il ne faut pas rejeter une explication simplement parce qu’elle impliquerait que les Américains ont été moins intelligents que nous le pensions. Ils sont comme tout le monde, ils peuvent être stupides, ignorants, ils peuvent être coupables de grande cruauté tout à fait gratuitement ; ils peuvent, comme tout un chacun, être capables du meilleur comme du pire. Vous me direz sans doute qu’en Irak, ils n’ont pas montré qu’ils pouvaient être capables du meilleur Pas encore, en tous les cas.

Autre question : pourquoi cette imprévoyance colossale de l’après-guerre ?
Ce n’est pas seulement de l’imprévoyance. Ce que disent les Américains n’a pas de sens. Si vous dites que vous serez accueillis à bras ouverts, que vous n’aurez pas besoin de troupes, que la stabilisation de l’Irak ne posera pas de problème, comment expliquez-vous que vous décidez tout de suite de détruire l’État et sa colonne vertébrale : l’armée ? On sait maintenant que tous ceux qui connaissaient l’Irak – ils sont nombreux dans l’administration, au département d’État, à la CIA, dans le parti républicain, sans parler des universités, des médias et aussi les Irakiens qui étaient leurs amis, à part Chalabi et compagnie, leur disaient : « Ne touchez pas à l’armée ni au Baas. »
Comment peut-on stabiliser un pays rapidement en commençant par faire disparaître tous les éléments qui le structuraient ? Voilà un argument supplémentaire en faveur de la théorie de la conspiration. J’essaie encore de résister dans l’espoir de trouver une autre explication, mais cet espoir est ténu.

Quand et comment votre mission a-t-elle commencé ?
J’étais chef de la mission de l’ONU en Afghanistan. Je suis rentré à la mi-janvier 2004, au moment où Bremer est venu à New York, accompagné par une délégation du conseil de gouvernement irakien. En novembre 2003, les Américains avaient décidé subitement de mettre fin au régime d’occupation et constaté qu’ils ne pouvaient pas le faire seuls.

Pourquoi ?
La résistance – on dit plus pudiquement l’insurrection – se manifestait dans les régions qu’on appelle sunnites, et l’ayatollah Sistani demandait des élections. Les Américains redoutaient que les régions du Sud se soulèvent à leur tour. Il fallait donc contenir l’insurrection, et aller au-devant des revendications de la majorité de la population. Pour ce faire, il était nécessaire d’engager un processus politique impliquant au moins la fiction de la restauration de la souveraineté irakienne. Autrement dit, les Américains se rendaient compte que l’après-occupation n’était pas ce qu’ils avaient imaginé.

Et l’ONU ?
En mai 2003, quand Kofi Annan avait nommé le pauvre Sergio Vieira de Mello [prédécesseur de Lakhdar Brahimi, disparu lors de l’attaque du quartier général de l’ONU à Bagdad, qui fit vingt-quatre morts, le 19 août 2003], j’étais de ceux qui avaient déconseillé au secrétaire général d’envoyer une mission en Irak alors que les Américains se proclamaient pays occupant ; je considérais qu’il n’y avait pas de rôle pour les Nations unies. J’avais ajouté que le moment viendrait où les États-Unis seraient demandeurs. C’est bien ce qui s’est passé en janvier 2004 : ils sont venus dire crûment : « Nous ne pouvons pas réaliser la phase suivante tout seuls. Nous avons besoin de l’aide des Nations unies. » À ce moment-là, c’était très difficile pour Kofi de dire non, et quand il s’est tourné vers moi, il ne m’était pas facile de dire oui, mais il m’était impossible de dire non.

Pourquoi pas facile de dire oui, alors que vos prévisions se confirmaient ?
J’étais contre la guerre, contre l’occupation. Étant donné d’où je viens politiquement, en tant que nationaliste algérien, ce n’était pas agréable de travailler avec une force d’occupation dans un pays arabe ou ailleurs dans le Tiers Monde. Mais, d’un autre côté, je ne pouvais pas dire non alors qu’il s’agissait d’aider l’Irak à recouvrer sa souveraineté.

Quels ont été vos rapports avec Bremer ?
Un peu distants, peut-être, mais corrects ; cela s’est plutôt bien passé, dans l’ensemble, dans le respect mutuel. Nous n’avons jamais partagé un repas. Nous savions l’un et l’autre que nous n’avions ni le même background ni les mêmes objectifs, mais nous avons cohabité.

Quel était votre objectif, à vous ?
D’aider à mettre en place un gouvernement. Je dis bien « d’aider » Par la suite, certains ont pensé que j’avais toute latitude à cette fin, ce qui est faux. Donc d’aider à mettre en place un gouvernement qui permette, dans un premier temps, la restauration des éléments constitutifs de la souveraineté et d’engager un processus qui mettrait fin aussi rapidement que possible à l’occupation

Qui mettrait fin à ce que vous avez alors appelé publiquement « la dictature de Bremer »
C’était au cours d’une conférence de presse. « Nous sommes dans un pays, avais-je dit, où Bremer a tous les pouvoirs. C’est un dictateur. »

L’ayatollah Ali Sistani était-il un partenaire essentiel pour essayer de rétablir la souveraineté ?
C’est d’abord un personnage. Certainement un homme de religion très respectable et très respecté. Il a passé trente-cinq années à Nadjaf. C’est un Iranien. Il parle l’arabe à la perfection, mais avec un fort accent persan. Il est extrêmement bien renseigné sur ce qui se passe non seulement en Irak, mais dans le monde entier. Quand je l’ai rencontré, il m’a dit : « Moi, je te connais, et pas seulement depuis que tu as été désigné pour venir en Irak. Je sais que tu as eu un entretien à Londres avec Mohamed Hassanein Heykal et Edward Saïd, et voici ce que vous avez dit » C’était en 1998 ou 1999.
Comme vous le savez, les chiites, à la différence des sunnites, ont une hiérarchie, une discipline, un système élaboré. Et des réseaux. Quand les Anglais sont arrivés, en 1922, les chiites ont refusé de coopérer avec eux. Ils disent ouvertement qu’ils ne veulent pas répéter la même erreur. Autrement dit, ils coopéreront avec l’occupant, cette fois-ci. S’agissant de Sistani, on se pose bien des questions à son sujet en Irak et ailleurs dans la région. Est-ce qu’il roule pour l’Irak, pour la hiérarchie en Irak, pour la hiérarchie en Iran, pour le gouvernement iranien ? En tout cas, Sistani fait extrêmement attention de ne pas prêter le flanc aux accusations selon lesquelles il travaillerait avec ou pour l’Iran, qu’il s’agisse de Qom, c’est-à-dire la hiérarchie religieuse, ou de Téhéran, c’est-à-dire l’État.
Veut-il être un Khomeiny et diriger l’Irak ? L’opinion la plus répandue est que Sistani ne partage pas du tout les vues de Khomeiny. Certains font observer, pourtant que, dans ses déclarations à Neauphle-le-Château, Khomeiny répétait à qui voulait l’entendre que le pouvoir ne l’intéressait pas, mais seulement la libération de son pays. Ce n’est pas très différent de ce que dit Sistani aujourd’hui.
Les partis religieux chiites en Irak, pour leur part, ne cachent pas qu’ils veulent instaurer une République islamique. C’est notamment le cas du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak d’Abdelaziz al-Hakim. Certains, en Irak même, n’hésitent pas à dire que ce dernier est totalement inféodé à Téhéran. Or Abdelaziz al-Hakim, comme tous les dirigeants des partis chiites religieux, essaie de maintenir des relations étroites avec Sistani et a utilisé son nom durant les consultations électorales. Sistani essaie de garder ses distances, et nie, en privé, être lié à ces partis. À ma connaissance, il n’a jamais vraiment déclaré publiquement sa neutralité. Bref, c’est très ambigu.

À ses yeux, les Américains sont des alliés objectifs
Oui, beaucoup parmi les chiites et, je suppose, Sistani en personne, considèrent que les Américains tirent les marrons du feu pour eux. Sistani a refusé de rencontrer Bremer ou n’importe quel responsable américain, mais il y avait des intermédiaires entre eux, comme il y en a encore entre lui et Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur actuel, qui est d’origine afghane.

Est-il favorable à une prédominance chiite ou à l’unité de l’Irak ?
Sistani se dit clairement favorable à l’unité de l’Irak.

Quelle place y ferait-il aux sunnites ?
Je lui ai dit que j’étais très préoccupé par le potentiel conflictuel entre chiites et sunnites dans l’ensemble du monde arabe, du risque d’une guerre civile qui, naturellement, ne s’arrêterait pas aux frontières de l’Irak.

Prenait-il toute la mesure de cette menace ?
Il la minimisait moins que les politiques, mais je ne peux pas en dire plus.

A-t-il fait ce qu’il pouvait pour empêcher la guerre civile ?
Il a empêché des représailles après le massacre de Karbala commis par des fondamentalistes sunnites.

Mais maintenant, les contre-représailles succèdent aux représailles
Nul ne sait s’il y a plus de sunnites tués par des chiites ou le contraire.

Sistani est-il irremplaçable ?
On parle de trois prétendants : un Afghan, un Irakien et un Pakistanais. Tous les trois sont à Nadjaf, et l’Afghan serait le mieux placé.

Pourquoi les Américains tenaient-ils tant à l’organisation d’élections ? Pour la montre ou vraiment pour démocratiser la région ?
C’est Sistani qui, le premier, a exigé les élections. ?Il voulait prouver que les chiites étaient la majorité et ?devaient donc gouverner le pays. Du côté américain et en ce qui concerne la communauté internationale, les élections, c’est un usage, une mode dans une situation d’après-conflit : on adopte une Constitution, on procède à des élections, et la démocratie est installée. En Irak, ce qui a coloré le processus, ce sont les élections américaines de 2004, qui ont influencé de manière déterminante le calendrier politique irakien. Il fallait absolument pouvoir dire, pendant la campagne électorale, qu’une évolution satisfaisante était en cours. J’ajoute que ce fétichisme des élections, les États-Unis n’en ont pas le monopole : on considère également à l’ONU que c’est une condition obligée de légitimité et de légalité. Personnellement, j’ai lutté contre la précipitation qui s’ensuivait. Il me semblait que les élections étaient nécessaires, mais sans hâte excessive, à leur place dans le processus politique. Et ce moment dépend de facteurs de lieu et de conjoncture. Il n’est pas le même en Angola, en Afghanistan et en Irak.
J’ai cité l’Angola. En 1992, on y a organisé des élections qui ont été considérées comme libres et transparentes par l’ONU, l’OUA et la CEE. Mais, alors que tout le monde attendait une victoire de Savimbi, à commencer par Savimbi lui-même, naturellement, c’est le MPLA qui a gagné, et Savimbi a refusé de reconnaître le résultat. Il s’est ensuivi dix années de guerre civile. Tout simplement, ce n’était pas le moment d’organiser les élections.

En Irak ?
Le processus auquel j’avais participé a créé un gouvernement, mais il y avait autre chose, dont on n’a pas beaucoup parlé : la formation de ce gouvernement devait être suivie d’une conférence nationale de réconciliation. Un Kurde, Fouad Massoum, a présidé à la préparation de cette conférence qui devait réunir un millier de personnes et aboutir à la formation d’un conseil consultatif. À l’origine de cette conférence et de ce conseil était le constat que le gouvernement d’Iyad Allaoui était très peu représentatif de la diversité irakienne. On avait, certes, écarté les éléments les plus contestés du gouvernement tels Ahmed Chalabi et des personnages particulièrement sectaires ou corrompus, mais cela était nettement insuffisant pour parvenir à un exécutif capable de conduire à un véritable processus de normalisation et de réconciliation pour remplacer le régime discrédité créé autour de Bremer. Finalement, rien n’a été fait en faveur d’une ouverture politique sérieuse. Au contraire, les éléments les moins recommandables, qui avaient été chassés par la porte, sont rentrés par la fenêtre. En tant que Premier ministre, Iyad Allaoui aurait pu, aurait dû faire beaucoup plus et beaucoup mieux pour permettre cette ouverture politique.
La conférence s’est réunie en septembre 2004, consacrant le retour de tous les mauvais sujets. On peut reprocher à l’ONU, et peut-être à moi-même, de n’avoir pas participé à ce processus. Mais j’avais dit clairement et fermement, dès le début, que je ne resterais pas un jour de plus après la formation du gouvernement. Rétrospectivement, je me dis que si j’étais resté, si nous avions organisé cette conférence, elle aurait pu être efficace.

Dans cette conjoncture, que pouvait faire l’ONU que ne pouvaient faire les États-Unis ?
Pas grand-chose, sauf si les Américains comprenaient que, malgré la formation du gouvernement Allaoui, les Nations unies étaient mieux placées pour mener certaines entreprises, notamment les contacts avec ceux qui étaient opposés à la présence américaine et au système politique qu’ils essayaient de mettre en place. La force, même celle de la toute-puissante Amérique, ne pourrait jamais imposer une solution et ramener la paix. Pour que la paix revienne, il fallait absolument parler à ceux qui résistaient.
Je pensais, pour ma part, à des Irakiens patriotes dont certains étaient dans l’insurrection, mais qui n’étaient ni Zarqaoui, ni al-Qaïda, ni même des proches de Saddam. Il aurait peut-être suffi de retarder les élections d’un mois. Les Américains s’y sont opposés, estimant qu’un report aurait été une victoire pour l’insurrection. Ils avaient une peur bleue de Sistani, alors que celui-ci ne se serait pas opposé à un tel report, puisque les chiites gagneraient de toutes les manières. Les Américains n’ont rien voulu savoir et ont maintenu la date des élections au 30 janvier.
Des élections libres, dans un pays comme l’Irak, à l’heure actuelle, cela a des limites. Le premier problème de l’Irak n’est pas une Assemblée ou une Constitution. C’est l’insécurité et le risque d’éclatement du pays.

Qu’est-ce qui alimente la violence ?
On a mis fin en Irak à un régime de parti unique, mais pour se trouver en présence de plusieurs « partis uniques ». On peut dire même qu’on a mis fin à la dictature de Saddam, mais qu’il y a des petits Saddam qui attendent de devenir grands.

Quel jeu jouent les Kurdes ?
Ils ont créé leur parti unique pendant la période d’autonomie effective dont ils ont joui sous la protection américaine. C’est un parti unique qui s’est scindé en deux et qui vient de se ressouder.

Sont-ils séparatistes kurdes ou nationalistes irakiens ?
Lors des législatives de décembre 2005, les Kurdes ont installé, à l’extérieur des bureaux de vote, des urnes pour un scrutin référendaire non officiel. Le résultat a été 98 % de voix en faveur de l’indépendance du Kurdistan. Maintenant, ils disent : nous ne voulons pas trois provinces, mais une région unifiée, comprenant Kirkouk avec sa province et son pétrole.

Comment a été élaborée la Constitution irakienne ?
Exactement comme les élections : dans l’improvisation et la précipitation. Le résultat est un texte inapplicable.

Une Constitution, c’est pour vivre ensemble
Celle-ci désorganise l’État ou ce qu’il en reste. En Irak, la Constitution stipule que le pouvoir central est au-dessous des pouvoirs locaux

Comment cela fonctionne-t-il ?
Cela ne fonctionne pas. Les Kurdes ont obtenu plus que les demandes minimales avec lesquelles ils étaient venus à la Constituante. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’ex-ambassadeur américain John Galbraith, conseiller officiel des Kurdes et fils du célèbre économiste John Kenneth Galbraith, qui fut lui-même ambassadeur de John F. Kennedy en Inde. Les Kurdes ne cachent pas qu’ils s’intéressent très peu au fonctionnement de l’État central, mais au statut de leur région. Et là, comme je l’ai dit, ils ont tout obtenu. Par exemple, la région kurde a le droit d’avoir une représentation propre au sein des ambassades irakiennes. C’est ainsi que le fils du président irakien Jalal Talabani représente le Kurdistan à Washington, en toute indépendance par rapport à l’ambassadeur d’Irak.
Ce qui est plus difficile à comprendre, c’est la position des partis chiites. Ne me demandez pas de vous l’expliquer : je ne saurais pas le faire.
Et puis, ne trouvez-vous pas extraordinaire que l’on rédige une Constitution et qu’on la soumette aux électeurs en leur disant : « S’il vous plaît, acceptez cette Constitution, mais nous la réviserons dans trois mois » ? C’est assez significatif de la précipitation, de l’improvisation et des dangers que cela comporte. En fin de compte, la seule chose qu’on peut dire de cette Constitution est qu’elle est inapplicable. Une Constitution qui crée, dans un pays menacé de dislocation, un État où le pouvoir central n’existe pas est éminemment dangereuse. Il est à cet égard préoccupant que la coalition des Kurdes et des partis religieux chiites semble dire maintenant que la révision de la Constitution n’est pas une urgence

Que pensez-vous de l’ambassadeur américain Zalmay Khalilzad ?
Lorsqu’il est arrivé, le processus était déjà engagé. Il a pris le train en marche. Tout en respectant la ligne américaine, il a fait de son mieux pour rééquilibrer le processus. C’est lui qui avait inventé ce mécanisme de révision presque immédiate. Il a été le premier responsable, irakien ou américain, qui a dit : « Il n’y a pas de solution militaire en Irak. » Il a dit aussi que les milices des partis politiques « constituent un projet de guerre civile ». C’est lui qui a révélé l’existence des prisons secrètes du ministère de l’Intérieur. C’est lui, enfin, qui a dit, à propos de la formation du gouvernement : « C’est la dernière chance, alors cessons de nous précipiter et prenons le temps nécessaire pour constituer un gouvernement viable. » Bref, c’est la première fois que les Américains essaient de faire quelque chose en tenant compte de l’ensemble des réalités de l’Irak.

Diriez-vous que Khalilzad est l’anti-Bremer ?
En tout cas, Khalilzad sait où il est ; il a fait ses études à l’université américaine de Beyrouth. Il parle persan même s’il ne connaît que quelques mots d’arabe. Il a été ambassadeur en Afghanistan.

Il est musulman
On commence même à dire qu’il est sunnite Sérieusement, il me semble que Bremer et Negroponte (qui avait succédé à ce dernier et précédé Khalilzad en tant qu’ambassadeur à Bagdad) seraient les premiers à reconnaître que Khalilzad a une sensibilité qu’ils n’avaient pas eux-mêmes. Mais l’influence américaine baisse chaque jour un peu plus…

La guerre civile est déjà là, mais on ne veut pas l’admettre…
La guerre civile, ce sont des civils qui s’entre-tuent. On soutient qu’il n’y a pas de guerre civile parce que tous les Arabes sunnites ne sont pas contre tous les Arabes chiites. Or aucune guerre civile n’a jamais été ainsi. Heureusement, d’ailleurs. Dans une guerre civile, une minorité de chaque camp s’attaque à tout ce qui appartient à l’autre camp.
En avril 2004, dans une conférence de presse à Bagdad, j’avais dit à peu près ceci : « Je vois que les Irakiens veulent reconstruire leur pays, veulent oublier le passé, mais je vois aussi beaucoup de tensions, qui pourraient conduire à une guerre civile. La guerre civile, ce n’est pas des gens qui se réveillent un matin en disant on va commencer une guerre civile. Il y a un premier incident, un deuxième, un troisième, et la situation s’embrase. Les premières représailles apparaissent et l’engrenage infernal est là. »
En 2005, la guerre civile battait déjà son plein. Or les responsables irakiens et les Américains continuent à dire encore aujourd’hui, qu’il y a « risque » de guerre civile, alors que des dizaines, parfois des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants, meurent chaque jour. Ce n’est pas tout. Il y a déjà 100 000 déplacés intérieurs, certains parlent de 200 000, voire d’un demi-million de personnes : des familles entières chiites ont quitté des zones en majorité sunnite, et vice versa.
Naguère, les Irakiens étaient très fiers de leur unité, de leurs nombreux mariages intercommunautaires. Maintenant, on ne parle plus que de divorces. Un signe qui ne trompe pas est l’extension des milices. Elles sont nombreuses, incontrôlées et elles ont infiltré les forces de sécurité, tant la police que l’armée. Ces miliciens qui portent l’uniforme n’accordent pas leur loyauté à l’État. Le chef de la police de Bassorah a déclaré : « Dans la police, que je commande ici, dans la deuxième ville du pays, il n’y a pas plus de 20 % ou 25 % des policiers qui prennent leurs ordres chez moi. Les autres obéissent aux chefs des milices. »

Qu’en est-il des escadrons de la mort du ministère de l’Intérieur ?
C’est Khalilzad, on l’a vu, qui en a révélé l’existence. En fait, les Irakiens en parlaient depuis longtemps. Le ministre de l’Intérieur, qui est l’un des dirigeants de la milice chiite Brigades de Badr fut accusé d’entretenir des prisons secrètes où l’on torturait à plaisir et de commander des escadrons de la mort chargés de liquider les opposants. Aucune enquête sérieuse n’a été menée à ce sujet. Les longues tractations pour former le gouvernement, suite aux élections de décembre 2005, avaient buté, notamment sur la détermination de ce ministre et de ses puissants amis de lui garder l’Intérieur. Ils ont finalement cédé en le remplaçant par l’un des leurs. Quant au ministre sortant, il s’est vu attribuer l’important portefeuille des Finances !
À quoi sert le groupe d’étude sur l’Irak créé au mois de mars par le Congrès américain et constitué de dix personnalités appartenant à parité aux deux partis américains ?
L’Iraq Study Group (ISG) est chargé de présenter un rapport au Congrès vers la fin de l’année. Il a toute latitude de consulter qui il veut, où il veut, et a tout loisir de faire des recommandations que le gouvernement pourrait prendre en compte. Ce groupe est dirigé par James Baker, l’ex-secrétaire d’État de Bush père, pour les républicains, et Lee Hamilton, qui fut longtemps président (démocrate) de la commission des Affaires étrangères du Congrès. À vrai dire, les nouvelles idées ne manquent pas

Par exemple ?
Cela tourne toujours autour de l’internationalisation. Trois des personnalités les plus respectées dans le monde de la diplomatie en Amérique, les anciens secrétaires d’État Kissinger et Brzezinski, et l’ambassadeur Tom Peckering, s’accordent pour dire que les États-Unis ne peuvent plus régler le problème tout seuls et qu’il faut associer d’autres pays à la recherche d’une solution. Ils divergent dans les détails, mais l’idée centrale est là.

On pense à l’ONU
L’ONU pourrait être le maître d’uvre, mais ne pourrait pas agir seule.

On pourrait faire intervenir des troupes étrangères, musulmanes ?
Il faudrait mettre au point, d’abord, un processus politique. Ce qui implique une approche nouvelle, sinon une reconnaissance explicite que le processus actuel n’est pas valable. Les troupes, c’est secondaire.
En tout cas, il faudrait associer tous les pays voisins et les grandes puissances à l’élaboration de cette politique nouvelle. Les Américains disent : « Nous demandons à tout le monde de nous aider » Or ils demandent à tout le monde de les aider à appliquer leur politique, qui a échoué. C’est pour cela que les invités ne viennent pas. Mais si on leur proposait de participer à l’élaboration d’une nouvelle politique, ils viendraient. Naturellement, les Irakiens devront être partie prenante. Mais il est déjà clair qu’à eux seuls les Irakiens, dans leur représentation officielle actuelle, ne sont guère en mesure de régler leurs problèmes.
Un ami irakien me faisait récemment une remarque intéressante : « Maintenant, grâce à ces fameuses élections, toute une classe politique s’est formée, qui se considère comme légale et légitime. Lui apporter quelque chose de l’extérieur sera de plus en plus difficile ». Cet ami irakien me dit encore qu’il avait fait parvenir un message à Baker et Hamilton pour leur dire que leur commission ne pourra pas faire uvre utile si, selon l’usage, elle mettait des mois pour remettre son rapport. Ce serait trop tard.

Est-ce que le temps américain – l’approche des élections de mid-term – peut être un facteur d’accélération ?
Pour une fois, on a besoin d’un accélérateur. Et pour une fois, je crains que les Américains n’accélèrent pas.

L’opinion américaine peut-elle peser sur le processus ?
Cela commence enfin. Un mois avant la guerre, aussi étonnant que cela puisse paraître, la majorité des Américains ne savaient pas qui était Saddam Hussein. Aujourd’hui, je crois qu’ils savent où se trouve l’Irak.

Le risque n’est-il pas, pour reprendre une formule de vous, de régler un problème américain au lieu du problème irakien ?
C’est ce que l’on constate depuis que la situation s’est dégradée et que l’opinion publique a tourné. À lire la presse américaine et à écouter ce que disent les Américains à tous les niveaux, on s’aperçoit qu’il est de plus en plus question de régler le problème que les Américains se sont créé à eux-mêmes. Ce problème est grave et ils ne savent comment s’y prendre. Il est donc légitime et compréhensible qu’ils s’inquiètent : comment se sortir de ce terrible bourbier, voilà la question primordiale. Cependant, on constate que les Américains parlent de moins en moins de l’Irak. Mais si l’on ne parle pas de l’Irak, il va de soi qu’on ne pourra pas régler ses problèmes ! À supposer que les Américains parviennent à régler les problèmes qu’ils se sont créés à eux-mêmes en Irak, il ne s’ensuivra pas nécessairement que les problèmes qu’ils ont créés pour les Irakiens vont être réglés. En revanche, si on se penche sérieusement sur les problèmes irakiens et qu’on parvient à les régler, les difficultés américaines disparaîtront du même coup.

Comment sensibiliser les Américains au problème irakien ?
Je ne sais pas. Sur le plan international de manière générale, les Américains établissent l’ordre du jour de tout ce qu’il y a d’important. Le reste du monde suit ou, au mieux, réagit. Il est grand temps que le reste du monde prenne l’initiative. Pourquoi, par exemple, ne s’adresserait-on pas aux Américains pour leur dire, s’agissant de l’Irak : « La situation est suffisamment grave, dangereuse, urgente pour que l’on ne se contente pas de parler uniquement ou en priorité des problèmes que vous vous êtes créés à vous-mêmes. Il convient au contraire de parler de l’Irak, d’examiner en priorité les problèmes qui y ont été créés et d’aider le peuple irakien dans toute sa diversité à résoudre ces problèmes dans l’intérêt du peuple irakien lui-même. » Dans le reste du monde, il y a les Arabes, qui sont désespérément absents

La Ligue arabe se propose d’organiser une conférence pour la réconciliation nationale en Irak.
Le projet, qui devait se tenir à Bagdad, a été ajourné à plusieurs reprises. Le Premier ministre Nouri Maliki parle lui-même de réconciliation nationale. Khalilzad a confirmé que des contacts étaient établis entre le gouvernement et certains groupes de résistants. Une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays voisins de l’Irak devait se tenir à Téhéran. Et les Américains parlent eux-mêmes d’une Conférence internationale, mais j’ai l’impression qu’ils pensent surtout à lever des fonds auprès des donateurs arabes et étrangers qui voudront bien les aider à supporter le poids de la reconstruction du pays. En tout cas, les initiatives ne manquent pas. Lesquelles sont bonnes, sérieuses ? Dans quelle mesure tous ces acteurs sont-ils disposés à travailler ensemble, en faveur du peuple irakien plutôt que les uns contre les autres, chacun voulant utiliser les malheurs de ce pauvre peuple pour servir ses propres intérêts ? À l’évidence, les initiatives fractionnées n’ont pas beaucoup de chances de réussir.
Je pense qu’on peut arrêter la guerre civile. Si on ne l’arrête pas, c’est toute la région qui sera atteinte. Il est donc compréhensible que les pays voisins fassent valoir les intérêts qu’ils ont à défendre. Mais il faut qu’ils sachent – et pas seulement les voisins, mais les Américains, toutes les puissances responsables, et les Arabes – qu’on ne peut aider l’Irak à sortir de cette situation extrêmement grave dans laquelle il a été placé, et en même temps, promouvoir les intérêts des uns et des autres, qu’à la condition de mettre sérieusement, sincèrement et en toute transparence les intérêts de l’Irak au centre de l’action de paix.

Il s’agirait d’une conférence de l’ONU ?
Il n’y a que l’ONU qui soit capable de l’organiser, de réunir l’Irak, ses voisins et les grandes puissances. C’est bien le point de vue de Kissinger, de Brzezinski et de Peckering que j’ai déjà évoqué. Maintenant, il faut creuser l’idée, rassembler les bonnes idées que peuvent apporter les Américains, les Européens, les Arabes et, bien sûr, les Irakiens. C’est le travail de l’ONU.

Pour aboutir à quoi ? À une réforme institutionnelle ?
Bien sûr. Il faut encourager les Irakiens, les pousser, un peu plus à faire ce qu’ils ont prévu de faire : réviser sérieusement cette Constitution bâclée et provisoire qu’ils se sont donnée. Cela doit commencer par une approche de tous ceux qui sont ouverts y compris ceux qui sont actuellement en dehors du processus de paix : ceux qui résistent passivement et ceux qui résistent les armes à la main.

Cela suppose que les Américains aient pris conscience de la nécessité de chercher une solution en dehors du cadre qu’ils ont défini
Maintenant, il y a un processus irakien, il y a eu des élections, il y a un gouvernement pour cinq ans, mais cela ne peut pas marcher. Il faut aider les Irakiens à amender et améliorer le processus. Il faut que tout le monde soit là.

Les Arabes ?
Pas « les Arabes », les pays voisins, y compris l’Iran et la Turquie. La Ligue arabe en tant qu’organisation régionale. L’Europe, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, bref, tous les pays intéressés.

La Chine, la Russie ?
Nécessairement. Kissinger pense à l’Inde, on peut dire les non-alignés : l’Algérie, l’Afrique du Sud

Y a-t-il un calendrier ?
Le plus vite possible, car la guerre civile est en train de s’installer.

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