Derrière les clichés, un Pakistan moderne

En visite à Islamabad, fin juin, Condoleezza Rice a beaucoup parlé de terrorisme. Mais le pays de Pervez Musharraf, en pleine croissance, ne se limite pas aux foules hurlant leur haine de l’Occident.

Publié le 17 juillet 2006 Lecture : 7 minutes.

Pour un exilé rentrant au pays, le Pakistan offre un kaléidoscope d’images en complète contradiction avec les stéréotypes occidentaux. Le grand public américain est généralement convaincu que ce pays est au bord d’un conflit nucléaire avec l’Inde, qu’il sert de sanctuaire aux talibans afghans et que son gouvernement, dominé par les militaires, n’exerce sur les provinces frondeuses qu’un contrôle incertain. Quand elles évoquent le Pakistan, les chaînes télévisées ne montrent guère que des images d’émeutes sanglantes ou de foules de barbus éructant leur haine de l’Amérique et de l’Occident.
Le Pakistan est presque toujours présenté comme un État en faillite. Et un allié peu sûr dans la « guerre contre le terrorisme ». Mais, dans le même temps, les États-Unis font pression sur le président Pervez Musharraf – qui est aussi le chef des armées – pour qu’il boute al-Qaïda hors des régions frontalières de l’Afghanistan. Bien sûr, la réalité est singulièrement plus complexe.
Ce pays est aujourd’hui en pleine expansion, comme en témoignent la spectaculaire croissance de ses villes, le dynamisme de son secteur privé et la progression soutenue de son PIB (6 % par an). En dépit des menaces qu’al-Qaïda et la nébuleuse de réseaux islamistes qui lui sont plus ou moins affiliés font peser sur la sécurité, des investisseurs étrangers ont récemment fait main basse sur des pans entiers d’anciennes entreprises publiques, comme Karachi Electric Power Supply Company ou Pakistan Steel Mills, ainsi que sur d’anciens monopoles d’État comme Pakistan Telecommunications.
Diverses organisations non gouvernementales multiplient les interventions dans les domaines des droits de l’homme, de la santé et de l’éducation. Elles se concentrent plus particulièrement sur les femmes et les jeunes filles, un secteur jusqu’ici très négligé de la société et de l’économie pakistanaises. L’efficacité des secours apportés par les ONG aux victimes du dernier tremblement de terre dans le nord du pays leur a donné un nouvel élan et a beaucoup contribué à accroître leur « visibilité », tandis que la presse, largement indépendante, contraignait le gouvernement à ne pas relâcher sa vigilance.
Le Pakistan est pourtant confronté à de nombreux défis. Plus de la moitié de ses 160 millions d’habitants sont par exemple âgés de moins de 20 ans. Mais ce handicap est aussi une chance : à la différence des pays occidentaux, dont les économies sont à l’évidence vieillissantes, il peut espérer au cours des prochaines décennies faire reposer la croissance sur les épaules d’une jeunesse libérée et bien formée. Car les jeunes Pakistanais de toutes obédiences politiques et de tout niveau social ont soif de connaissances. Pour eux, le savoir constitue un passeport vers une vie meilleure. Leur revendication d’une éducation de qualité s’exprime de manière souvent véhémente. Elle a contraint le gouvernement à débarrasser les programmes scolaires des dogmes religieux qui les encombraient depuis l’époque de la dictature islamique du général Zia ul-Haq (1977-1988). Curieusement, le fils de Zia est aujourd’hui ministre des Affaires religieuses, tandis que le très réformiste ministre de l’Éducation est un général en retraite.
La société pakistanaise est aujourd’hui infiniment plus ouverte qu’à l’époque de Zia ul-Haq, en dépit de la présence à la tête de l’État d’un président en uniforme. Musharraf, que l’éditorialiste [américain] Fareed Zakaria a qualifié un jour d’« autocrate libéral », ne cache pas son intention de transformer le paysage politique et social de son pays. Pourtant, en dépit de ses bonnes intentions, il est contraint à un périlleux exercice d’équilibrisme : il doit, à la fois, satisfaire sa base politique, remplir ses obligations antiterroristes vis-à-vis des États-Unis, apaiser les craintes d’un conflit nucléaire avec l’Inde tout en rétablissant l’ordre dans les zones frontalières de l’Afghanistan, du Baluchistan aux provinces du Nord-Ouest.
Le chef de l’État doit également veiller à ne pas se couper des officiers de l’armée pakistanaise. Recrutés dans les années 1976-1977 et formés au temps de la dictature de Zia ul-Haq, la plupart d’entre eux sont en effet très conservateurs. Au mois de février, vingt-neuf généraux de brigade (brigadiers) ont été promus au grade de général de division (major-general). Dans cinq ans, quand un certain nombre d’entre eux auront été nommés général de corps d’armée (lieutenant-general) et auront pris des postes de premier plan à l’état-major ou à la tête de tel ou tel corps, ils formeront le commandement de l’armée.
Musharraf appartient à cette espèce en voie de disparition des officiers supérieurs pakistanais partiellement formés à l’étranger. Leurs cadets ont en effet été interdits de séjour dans les écoles militaires américaines pendant plusieurs décennies. Du coup, l’ouverture sur le monde de la plupart des nouveaux chefs militaires est fort restreinte. Tout a changé après les attentats du 11 septembre 2001. Désormais, trois cents officiers supérieurs pakistanais reçoivent chaque année un entraînement aux États-Unis. Mais les résultats de cette nouvelle politique ne se feront pas sentir avant de nombreuses années.
Des militaires ont participé à plusieurs attentats récents contre Musharraf. Pourtant, à en croire plusieurs officiers avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir, l’islamisation entreprise par Zia n’est guère plus qu’un vernis. L’armée reste attachée à ses racines musulmanes, mais son « moteur », c’est le professionnalisme, pas le fondamentalisme. Par ailleurs, son influence sur la société reste forte, voire envahissante. Des officiers en retraite dirigent par exemple de nombreux établissements paraétatiques et même certains organismes de formation aux métiers de la fonction publique.
S’efforçant, dans une interview récente, de conforter son image de libéral, Musharraf a promis de travailler la main dans la main avec les défenseurs des droits de l’homme à l’amélioration de la protection des femmes et des enfants. Ce n’est pas la première fois qu’il prend un tel engagement, mais l’Assemblée nationale et la Ligue des musulmans du Pakistan, sa base politique, ont toujours obstinément refusé d’abroger la moindre loi islamiste et/ou sexiste héritée de l’ère Zia.
Le chef de l’État ne dispose pas actuellement au Parlement de la majorité des deux tiers qui lui permettrait d’imposer ses vues. Il lui faut donc trouver des alliés dans la classe moyenne, très active et bien éduquée, et dans les élites urbaines – lesquelles aspirent d’ailleurs à un tel leadership. Les intellectuels, qui avaient réagi avec circonspection à sa prise du pouvoir, en 1999, ont préparé le terrain à l’instauration d’un Pakistan modéré et aspirant à la paix.
Trois événements révélateurs de l’évolution du pays ont eu lieu au mois d’avril, sans susciter le moindre écho dans les médias occidentaux.
Un festival théâtral organisé conjointement par des Pakistanais et des Indiens a fait salle comble au Théâtre Al-Hamra, à Lahore. Le nom de la manifestation – Punj Pani est à lui seul tout un programme, puisqu’il fait allusion à la province du Pendjab, aujourd’hui partagée entre les deux pays.
Le 4, un grand rassemblement s’est tenu au Stade Kadhafi, toujours à Lahore. Un observateur a cru pouvoir le comparer à une « longue lettre d’amour » adressée au peuple indien par le peuple pakistanais. Enfin, le 22 avril, au Royal Palm Golf Club de Lahore, un concert a réuni la rock star pakistanaise Ali Azmat et son alter ego indien Rabbi Shergil (un Sikh). Pendant tout le spectacle, jeunes gens et jeunes filles ont dansé en toute liberté. Bref, la modernité est une réalité, aujourd’hui, au Pakistan. Elle y cohabite avec des valeurs culturelles et des sensibilités beaucoup plus traditionnelles, sur fond de religiosité « basique ». Pendant la journée, les mosquées ne désemplissent pas, mais, le soir, cafés chic et restaurants branchés débordent d’activité.
L’affaire des caricatures du Prophète a récemment fait descendre dans la rue des foules de contestataires, opposants islamistes ou partisans d’hommes politiques en exil. Des banques étrangères, des fast-foods et même les bureaux d’un opérateur norvégien de téléphonie mobile ont été incendiés. Le but inavoué des manifestants était à l’évidence de déstabiliser le régime en place en faisant apparaître Musharraf comme pro-occidental et anti-islamique. Le défi auquel le chef de l’État et ses alliés locaux et étrangers sont confrontés est de réussir à surmonter ces turbulences sans renoncer à son programme libéral. De ce point de vue, il est indiscutablement sur la même longueur d’onde que Shaukat Aziz, son Premier ministre, un technocrate qui travailla naguère à la Citibank.
Mais l’Occident aurait tort de surestimer la capacité de Musharraf à résoudre le problème al-Qaïda sans, à terme, exposer le Pakistan à de nouvelles difficultés et sans mécontenter davantage ses compatriotes. L’enjeu est de taille. Si le chef de l’État refuse de devenir l’otage des forces politiques et religieuses les plus rétrogrades, le Pakistan peut devenir un îlot de stabilité dans un environnement en proie aux pires turbulences. S’il capitule devant ces forces, les conséquences risquent d’être désastreuses pour son pays, pour l’Asie méridionale dans son ensemble et, au-delà, pour l’Occident.
Ce qui s’est passé au cours de ce printemps montre que les forces modérées sont actuellement en pleine renaissance. L’intérêt de Musharraf est de faire cause commune avec elles et de contribuer à leur future victoire. La guerre contre le terrorisme ne pourra être gagnée que si, dans ce pays clé de la ligne de front, l’Amérique parvient à gagner les curs et les esprits de tous les modérés.

* Journaliste, l’auteur a travaillé pendant trente-deux ans pour le Fonds monétaire international (FMI) et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Il est récemment retourné à Lahore en vue de la rédaction d’un livre consacré au Pakistan et à son armée.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires