Un arc-en-ciel inachevé
J’usqu’à quel point l’Afrique du Sud est-elle vraiment devenue un pays Arc-en-Ciel, libéré de l’héritage raciste, après dix ans de démocratie et trois élections multiraciales ? La question est cruciale, non seulement pour sa population, mais pour tous les pays préoccupés par leurs minorités, qui considèrent l’Afrique du Sud comme un modèle de réconciliation et de collaboration raciale. L’Afrique du Sud a tellement de visages différents que les visiteurs peuvent toujours y trouver la réponse qu’ils cherchent.
Les hommes d’affaires et les journalistes étrangers qui viennent à Johannesburg, la capitale commerciale, séjournent généralement dans le quartier blanc de Sandton, à une quinzaine de kilomètres, construit à l’apogée de l’apartheid et qui compte des galeries commerciales et des palaces coupés du monde noir. Ils passent devant des propriétés blanches entourées de fils de fer barbelés, mangent dans des restaurants où des serveurs blancs s’occupent de clients blancs et témoignent que l’apartheid est toujours là.
Bidonvilles noirs
Les visiteurs du Cap, la destination touristique la plus recherchée, longent rapidement des bidonvilles noirs sur la route de l’aéroport, séjournent dans des stations balnéaires ou des banlieues vertes entourées de vignobles. Ils ne rencontrent jamais un représentant de la classe moyenne noire, mais fréquentent beaucoup de Sud-Africains blancs qui parlent comme si la transformation de 1994 n’avait jamais eu lieu.
La ségrégation traditionnelle des Blancs a été à bien des égards renforcée et justifiée par l’afflux croissant des touristes, qui préfèrent les hôtels bien protégés, à l’abri de la criminalité. L’édouardien Mount Nelson, d’abord destiné aux passagers britanniques des paquebots, garde son atmosphère coloniale loin de l’agitation du centre-ville du Cap. Les touristes se font conduire en taxi directement au Waterfront, le front de mer, avec ses boutiques de souvenirs et ses entrepôts convertis en galeries commerciales, comme les quais de Boston ou de San Francisco, où ils croisent d’autres touristes. Ils peuvent facilement se dire que l’arc-en-ciel n’est qu’une illusion.
Et pourtant, les visiteurs qui ont un autre emploi du temps peuvent voir un pays très différent. Depuis dix ans, je retourne passer une semaine en Afrique du Sud au moins une fois par an, et je vois des Blancs et des Noirs, des politiques, des journalistes et des gens du spectacle. Et je suis frappé par les extraordinaires changements mais aussi par l’inertie du pays.
Le changement le plus remarquable s’est produit, évidemment, au Parlement du Cap, à quelques minutes à pied du Mount Nelson, bien que rares soient les touristes qui le visitent. Le Parlement est la vitrine de la coopération multiraciale. Les bancs de l’opposition sont largement blancs, mais sur les bancs de la majorité siègent des Noirs, des Indiens et des Blancs, unis par la lutte commune. Les restaurants, les couloirs et les bureaux, qui étaient jadis la forteresse de l’apartheid, accueillent aujourd’hui des gens de toutes couleurs et de toutes religions, chrétiens, musulmans et juifs, sans tension visible.
Lieux de rencontre
Les élections générales du 14 avril ont souligné la confiance qu’a la population dans cette démocratie, non seulement par une participation de 77 % des inscrits qui a fait honte à la plupart des électorats européens, mais par l’importance du vote croisé entre les races, beaucoup de Blancs votant pour le Congrès national africain (ANC) et de Noirs pour les partis d’opposition.
Dans le domaine commercial aussi, il y a eu des transformations évidentes, pour ceux qui veulent les trouver. Nombreux sont à Johannesburg, loin de l’enclave blanche de Sandton, les lieux de rencontre entre Noirs et Blancs.
Le capitalisme, avec un coup de pouce de discrimination positive, a encouragé le développement d’une classe moyenne noire, qui a bénéficié du boom de Johannesburg et du Cap l’an dernier et a été encouragé par la rapide consolidation du rand. Dans les hôtels les plus multiraciaux, comme le Hyatt et le Rosebank, Blancs et Noirs font en permanence des affaires sans le moindre signe de tension.
Signes d’espoir
Dans les milieux de la musique et du spectacle, qui ont toujours ignoré les barrières de l’apartheid, il est difficile d’imaginer que celle-ci a existé. Dans les bars musicaux ou les restaurants de Melville, le quartier des médias de Jo’burg, ce sont les orchestres et les chanteurs noirs qui ont la cote.
Même dans certains des endroits les plus pauvres d’Afrique du Sud, on note des signes d’espoir qui n’existaient pas autrefois. Les bidonvilles du Cap sont moins misérables qu’ils ne le paraissent. On y trouve une créativité et une volonté d’entreprendre confirmées par les artistes et les écrivains qui en sont issus. Le coeur de Jo’burg, qui, au fil des années, était devenu un quartier noir à l’abandon, retrouve de la vie grâce à des investisseurs audacieux, comme les centres-ville américains qui tombaient en ruine dans les années 1970.
Mais l’entreprise capitaliste, quel que soit son dynamisme, ne créera pas à elle seule une société plus multiraciale. Le marché mondial, pour sa part, a eu tendance à creuser les inégalités, comme dans les autres pays en développement. Les nouveaux chefs d’entreprise qui ont réussi, dont plusieurs multimillionnaires, se sont inévitablement éloignés de leurs compatriotes les plus pauvres.
Système économique dual
L’Afrique du Sud a encore deux systèmes économiques distincts, une économie de pays développé et une autre de type tiers-monde, dont les différences de revenus sont énormes et s’aggravent. Pour les rapprocher, comme le souligne le maire noir du Cap, une intervention constante des pouvoirs régionaux est indispensable. Les promoteurs qui construisent des hôtels de luxe et des bureaux sont invités à prévoir aussi des logements décents pour les Noirs.
Les dirigeants de gauche restent les principaux porte-parole des plus démunis. Le Parti communiste sud-africain, quelles qu’aient été ses illusions et ses erreurs, a été historiquement plus efficace que les patrons capitalistes pour rapprocher les races. Il a toujours soutenu qu’il y avait en Afrique du Sud davantage une lutte des classes qu’un conflit racial, et il a fait plus qu’aucun autre parti pour briser les barrières raciales. Il a perdu la bataille des nationalisations et du contrôle d’État, mais il est encore le défenseur le plus éloquent des plus misérables – et le premier à dénoncer les ravages du sida. Et ce sont les communistes, plus que tout autre groupe, qui ont transformé le parti majoritaire, l’ANC, en une coalition arc-en-ciel dans laquelle des camarades de toutes couleurs se sont retrouvés pour mener le combat. Ce sont eux qui ont permis à Mandela et à Mbeki de composer leurs gouvernements multiraciaux avec des hommes et des femmes qui avaient appris à se faire confiance et à se respecter.
Minorité indienne
À présent qu’a été écarté le spectre d’une révolution communiste, les hommes d’affaires blancs – comme Mandela l’a souvent fait remarquer – retrouvent leurs vieilles habitudes. Ils préfèrent naturellement travailler avec leurs pareils blancs que partager leur pouvoir et leur argent avec des cadres et des entrepreneurs noirs moins privilégiés et moins cultivés.
Les vieilles tensions et rivalités raciales – entre Blancs et Noirs, ou entre Noirs et Indiens et métis – risquent toujours de réapparaître. Les Indiens se sont toujours sentis particulièrement vulnérables : ils forment une minorité prise entre les Blancs et les Africains. Ils ont joué un rôle décisif dans le mouvement de libération, mais ils craignent maintenant que les anciens préjugés ne ressurgissent, sans cause commune pour faire l’unité.
C’est le danger le plus grave – le sida mis à part – auquel le président a dû faire face lorsqu’il a constitué son gouvernement. Son action passée doit beaucoup à la collaboration entre ministres et responsables de races différentes. Et il a personnellement travaillé de près avec des Indiens et des Blancs qui avaient été ses camarades de combat.
Effort constant
Dans le domaine crucial de l’économie, le très admiré ministre des Finances Trevor Manuel, qui a l’air très blanc, est un ancien syndicaliste qui sous l’apartheid avait été classé comme un Coloured – métis -, ce qui lui permet maintenant d’avoir la confiance des électeurs non blancs.
Mbeki est toujours soumis à la pression des « africanistes », qui ne supportent pas que se perpétue la domination blanche sur l’économie africaine et réclament une promotion plus rapide des Noirs, dans l’administration et dans les affaires.
Le pays Arc-en-Ciel reste le modèle exceptionnel d’une nation bâtie sur des principes non raciaux, après l’expérience traumatisante de l’apartheid et d’une confrontation raciale qui l’a presque tuée. En dix ans, elle a acquis une stabilité politique et une prospérité que peu de ses adversaires prévoyaient. Mais elle ne peut s’en remettre au seul capitalisme mondial et au marché libre pour perpétuer et étendre la coopération interraciale. Il faudra un effort constant de la part du gouvernement et des responsables économiques, pour briser les barrières et réduire les graves inégalités qui menacent la paix future.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- L’arrestation du PDG du groupe CHO secoue l’huile d’olive tunisienne
- Les Obiang et l’affaire des sextapes : vers un séisme à la Cemac ?
- La DGSE française dans la tourmente après les accusations du Niger
- Sextapes et argent public : les Obiang pris dans l’ouragan Bello
- Comment Air France compense son absence des États du Sahel