Poutine en échec
Après la disparition du président « autochtone » prorusse Akhmad Kadyrov, tué dans un attentat, le Kremlin n’aura probablement pas d’autre choix que d’imposer à la région une administration directe.
A chacun son Quisling. Ainsi se nommait, on le sait, le plus célèbre « collabo » d’Adolf Hitler, qui en fit le quasi-gauleiter (gouverneur local) de la Norvège sous occupation nazie. Ce qui lui valut, en 1945, après la Libération, d’être condamné à mort et exécuté. Celui de Vladimir Poutine, qui le choisit comme pseudo-président d’une Tchétchénie sous le joug russe, d’abord en 2000, puis au prix d’un simulacre d’élection en octobre 2003, avait pour nom Akhmad Kadyrov, 52 ans. Mais il n’aura pas à attendre la libération de son pays et le verdict de la justice : une bombe s’en est chargée alors qu’il osait célébrer, dans le stade de Grozny, l’anniversaire de la victoire sur l’hitlérisme, aux côtés du commandant des forces d’occupation russes en Tchétchénie, le général Valery Baranov, qui a perdu une jambe dans l’attentat.
Poutine, dans son oraison funèbre et en jurant de le venger, l’a qualifié de « héros ». On a les héros qu’on mérite : indépendantiste renégat qui s’était mis au service de l’occupant après avoir participé, en 1994, à la première révolte contre la Russie de Boris Eltsine, Kadyrov illustra parfaitement la tendance de toutes les puissances coloniales à s’appuyer sur des « collaborateurs » autochtones. À cet égard, la « tchétchénisation » du conflit proclamée dès juin 2000 par Vladimir Poutine, au début de la seconde guerre, n’est pas sans évoquer la « vietnamisation » tentée en Indochine par les autorités françaises. Mais son instrument, l’ex-empereur Bao Daï, comparé à Kadyrov, n’était guère qu’une marionnette inoffensive. Le Tchétchène, lui, ex-mufti de style extrémiste – ce qui donne la mesure du cynisme de Moscou – avait organisé une milice terroriste, les kadyrovtsy qui, de concert avec les unités spéciales de l’armée russe, multipliaient viols, enlèvements, tortures, assassinats et pillages, sous la direction de son fils Ramzan, 27 ans. Celui-là même avec qui Poutine n’a pas craint de s’exhiber à la télévision au lendemain du drame.
Ce faisant, le « Quisling » de Grozny ne se bornait pas à trahir son peuple. Il violait aussi, comme Poutine, les accords conclus avec la Russie elle-même. Il faut le rappeler, en effet : mettant fin à la première guerre de Tchétchénie, menée par Boris Eltsine, le général Aleksandr Lebed et le chef indépendantiste Aslan Maskhadov signèrent une trêve fin août 1995, suivie par le retrait des troupes russes, en janvier 1997, puis, le 12 mai suivant, au Kremlin, par un accord de paix entre Eltsine et Maskhadov, après l’élection de ce dernier comme président de Tchétchénie lors d’un scrutin légitimé par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Tout cela balayé le 1er octobre 1999 par une deuxième agression russe, due cette fois à Vladimir Poutine, qui prend prétexte d’une série d’attentats en Russie, très probablement organisés par ses services spéciaux. Et, le 5 février 2000, Grozny tombe à nouveau aux mains de l’armée russe, qui entame une véritable campagne d’extermination dans le silence déshonorant de l’ONU, de l’Union européenne et des États-Unis.
Ainsi les Tchétchènes renouent-ils aujourd’hui avec les plus sombres chapitres de leur histoire nationale. Surnommés au XIXe siècle « les Français du Caucase » pour leur humour et leur joie de vivre, ils n’ont guère cessé, depuis deux siècles, d’opposer une résistance multiforme à l’expansion tsariste, puis soviétique, dans leurs montagnes du Caucase. Ralliés au XVIIIe siècle à un fervent islam soufi, qui se greffa sur un système coutumier de clans locaux sans aristocratie, et proches, ethniquement, de leurs voisins ingouches, ils se heurtèrent pour la première fois en 1772 aux forces russes d’une expédition contre la Perse lancée par Pierre le Grand. Suivirent les cosaques de Catherine II, combattus par le premier chef de guerre montagnard, Ushurma, qui lança contre eux la « guerre sainte » tout en prenant le nom de Cheikh Mansour (« le Victorieux »). En 1785, il anéantit, près d’Aldy, le détachement russe de six cents hommes qui venaient de raser ce village sous le commandement du colonel Pieri, envoyé par l’impératrice, laquelle subit ainsi son plus cruel échec militaire. Mais, capturé ultérieurement par l’envahisseur, Cheikh Mansour mourut en 1791 à la prison de Schlusselburg.
L’imam Shamil, en revanche, conduisit pendant plus de vingt-cinq ans ce qui est sans doute la plus longue campagne de guérilla de l’Histoire : d’abord contre un héros des guerres napoléoniennes, le général Alexei Yermolov, nommé en 1818 vice-roi et commandant en chef du Caucase ; puis contre son successeur, le baron Pavel Grabbe, choisi en 1839 par le tsar Nicolas Ier, réussissant même, cinq ans plus tard, à créer une sorte de mini-État, avec ses lois, ses impôts plus une armée de 5 580 cavaliers et 8 870 fantassins, avant de devoir se rendre en 1859 et de mourir à Médine, en 1871, à l’issue d’un pèlerinage à La Mecque. La Révolution d’octobre, bientôt confisquée par Staline, n’apporta qu’un bref répit, bien que les Tchétchènes eussent efficacement combattu contre l’armée « blanche » du général Denikine.
Et se déroule alors un des pires crimes du stalinisme, dont le souvenir reste vivace aujourd’hui. Sous le fallacieux prétexte de collaboration avec les nazis, le dictateur décide la déportation de la totalité des Tchétchènes et des Ingouches – comme d’ailleurs, entre autres, des Allemands de la Volga ou des Tatars de Crimée, soupçonnés eux aussi d’hostilité à la domination soviétique. Durant une semaine, à partir du 23 février 1944, plus de 500 000 hommes, femmes et enfants seront chargés sur quelque douze mille trains et expédiés au Kazakhstan et au Kirghizistan, souvent sans nourriture et par des froids de – 30 °C. Près d’un quart en mourront en deux mois. Rayée de la carte, la « région autonome de Tchétchénie-Ingouchie » ne sera rétablie qu’en janvier 1957 par Nikita Khrouchtchev, qui autorise ses survivants – ou leurs descendants – à revenir. Sans oser, évidemment, aller aussi loin, Vladimir Poutine a donc de qui tenir. Devant le misérable échec de sa politique caucasienne, il n’aura probablement pas d’autre choix que de renoncer aux faux-semblants et d’imposer à cette région une administration directe.
Il n’en aura pas pour autant fini avec le Caucase. Même si l’ampleur des deux événements n’est pas comparable, il est significatif que le drame de la Tchétchénie coïncide, pour la confusion du Kremlin, avec l’épanouissement de la Géorgie. Après le triomphe pacifique de Mikhaïl Saakashvili, une seconde « révolution des Roses » a vu, le 6 mai, la fuite à Moscou du tyranneau local de la province sécessionniste d’Adjarie, Aslan Abachidzé, longtemps soutenue par le pouvoir russe, comme celles d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, pour affaiblir le gouvernement de Tbilissi. Ici, comme là, Poutine va devoir, s’il le peut, repenser sa stratégie. En Tchétchénie, parlant des combattants de l’indépendance, il avait juré d’aller « les buter jusque dans les chiottes ». Ainsi s’exprime le président russe. Las ! ce sont ses hommes de main qui se retrouvent dans les poubelles de l’Histoire.
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