Jamal Mahjoub, écrivain globe-trotter
En racontant les errances européennes d’un jeune journaliste anglo-soudanais, l’auteur du « Télescope de Rachid » signe le plus autobiographique de ses livres. Retour sur le parcours d’un romancier exceptionnel.
Jamal Mahjoub est le romancier de la mondialisation. Il en retrace inlassablement le passé, le présent et le futur dans des récits qui se situent au carrefour des mondes. Dans le désert, où les frontières s’estompent, comme dans son tout premier roman La Navigation du faiseur de pluie. Ou dans une bibliothèque, comme dans Le Télescope de Rachid, roman qui a fait connaître cet écrivain anglophone exceptionnel. Ses personnages, souvent nourris de plusieurs traditions et cultures, peinent à se définir et à trouver leur voie dans un monde suspicieux des pluralités, des mélanges et des métissages. L’odyssée à travers l’Europe qu’entreprend le héros de son dernier livre, Là d’où je viens, s’inscrit dans cette quête d’identité et de cohérence dans un monde en proie à de fortes turbulences.
Né d’un père soudanais et d’une mère anglaise, Mahjoub a grandi dans le Khartoum des années 1960 et 1970. C’était une ville cosmopolite où Anglais, Français, Chinois, Russes, Hongrois, Polonais et autres Américains se livraient une âpre concurrence pour remporter des marchés et asseoir durablement leur influence. « Le monde n’était guère un lieu abstrait et lointain. Au contraire, il nous faisait signe à chaque instant, affectant de mille manières notre quotidien », écrit-il.
Il en veut pour preuve les scènes auxquelles, tout jeune, il a assisté derrière les fenêtres de sa maison familiale. « De l’autre côté de la rue se trouvait une maison close, un bordel. Dans les années 1970, quand le gouvernement soudanais avait pris la fâcheuse habitude de changer d’alliance comme on change de chemise, une rivalité très forte opposait les Russes et les Américains, les uns et les autres cherchant à faire main basse sur le pays. Mais, s’agissant des bordels, ils avaient quand même réussi à s’entendre, puisqu’il n’était pas convenable qu’on puisse les surprendre en train de fraterniser. Certains après-midi, on voyait les conseillers militaires russes se garer devant la maison malfamée dans leurs Jeep vert olive qui faisaient un boucan d’enfer. Les autres jours, au rugissement des puissants moteurs Ford, on savait que c’étaient les Américains qui venaient rendre visite à nos voisines surmenées et visiblement au bout du rouleau… »
Mahjoub se souvient que son désir de devenir écrivain date plus ou moins de cette époque. Un désir sans doute stimulé par les dessous de la guerre froide en Afrique dont il fut un observateur privilégié, et surtout par le goût prononcé de sa mère pour la lecture. « Ma mère était une lectrice vorace, raconte le romancier. J’ai du mal à imaginer sa table de chevet sans la pile de livres qu’elle y laissait traîner en attendant d’avoir le temps de les terminer. Elle lisait tout ce qui lui tombait sous la main, d’Agatha Christie à Graham Greene, en passant par Neruda, Baldwin, Sartre, D.H. Lawrence… J’ai eu la chance d’avoir les oeuvres de tous ces grands auteurs à portée de main et j’ai commencé à les dévorer en même temps que j’entrais dans l’adolescence. Sans ces livres, je ne serais sans doute jamais devenu écrivain de fiction. »
De fait, les réminiscences littéraires constituent la texture de ses récits. Dans Le Télescope de Rachid, dont l’intrigue se déroule dans l’Europe de la Renaissance, les livres sont l’ultime refuge des intellectuels en guerre contre l’obscurantisme de l’Église toute-puissante. Dans Là d’où je viens, le personnage principal, Yasin, se déplace toujours avec son sac en toile élimé contenant quelques-uns de ses livres favoris dont seule la relecture peut apaiser son désespoir. Lord Jim, Le Quatuor d’Alexandrie, Le Procès cohabitent avec Confucius, Homère et Omar Khayyam, attestant de cette pluralité dont se réclament Yasin comme Mahjoub.
Là d’où je viens est en effet le plus autobiographique de ses livres. Son héros est, comme lui, d’origine anglo-soudanaise. Comme lui, Yasin vit et travaille en Europe. Alors que Mahjoub s’est installé à Barcelone après avoir vécu en Angleterre et au Danemark, Yasin est journaliste à la BBC et écrivain. Le roman raconte son errance quasi initiatique entre l’Espagne et le Danemark, où il s’est rendu pour participer à une fête de famille. Là, contre toute attente, son épouse danoise lui annonce qu’elle souhaite divorcer. Pris de panique à l’idée de perdre ses repères, Yasin se lance dans un voyage improvisé, emmenant avec lui son fils de 8 ans, Léo, qu’il craint de ne plus jamais revoir après le divorce. Au volant d’une vieille Peugeot brinquebalante, père et fils parcourent l’Europe du Nord au Sud, apprenant à mieux se connaître au fil des rencontres et des drames qui ponctuent leur périple.
« Je voulais écrire un roman qui soit aussi proche que possible de ma propre expérience, explique Mahjoub. Cela me permettait de dire sans ambiguïté qui je suis et quelles sont les valeurs auxquelles je tiens. Nous vivons dans un monde sans repères, où nous ne savons plus distinguer entre la gauche et la droite, entre la vérité et le mensonge. Face à cette confusion idéologique, j’ai éprouvé le besoin de clarifier ma position par rapport aux questions centrales de notre époque que sont le multiculturalisme, la mondialisation, la confrontation entre l’Islam et l’Occident. Je ne pouvais le faire qu’en partant de ce que je connaissais le mieux : mon propre vécu. »
Ce vécu est fait de découragements, de doutes et de frustrations. Le héros de Là d’où je viens traverse lui aussi ces différentes épreuves. Aux inquiétudes relatives à l’avenir de son mariage s’ajoutent des interrogations sur sa place en tant qu’Africain et Oriental dans une société européenne que les menaces terroristes poussent à se replier de plus en plus sur elle-même, à regarder les étrangers avec défiance, surtout s’ils ont la peau basanée et les cheveux bouclés. Avec son fils, il en fait l’amère expérience lors du franchissement des frontières. Mais Yasin est conscient que le racisme et la méfiance à l’égard de l’Autre ne sont pas spécifiques aux Français ou aux Allemands. N’a-t-il pas été qualifié de « traître » à sa culture et à l’islam par sa propre soeur parce qu’il a épousé une Européenne ? Il se souvient aussi de son père, journaliste et laïque, traqué par les fondamentalistes dans son pays et contraint à s’exiler en Angleterre. Ces souvenirs douloureux font douter un temps Yasin des valeurs universelles de tolérance et d’échange auxquelles il croit.
Un temps seulement, car, en passionné de littérature soufie et de philosophie taoïste, le jeune homme sait que que l’Orient et l’Occident sont « étroitement liés, complémentaires, inséparables » en dépit de tous les conflits qui les opposent. Ses convictions sont confortées par la découverte des liens passés entre l’Afrique et l’Europe dans l’Espagne mauresque vers laquelle ses pas le conduisent. À l’entrée de Tossa de Mar, où il débarque au terme de longues tribulations, il lit, gravés sur une dalle de pierre, ces vers du poète persan du XIIe siècle Omar Khayyam : « Le doigt continue d’écrire / Après avoir écrit, il s’en va / Ni ta piété ni ton esprit / Ne sauront le convaincre / D’effacer le moindre vers / Et toutes tes larmes ne pourront / Laver un seul de ces mots. » N’est-ce pas là la preuve que l’Orient et l’Occident ont d’autres choses à partager que les souvenirs des croisades ?
Ce brassage des cultures constitue une découverte majeure pour Yasin. Il le rassure, en lui faisant entrevoir par quel mystérieux processus de macération les contraires se rapprochent et les identités se forment. Cette prise de conscience n’est pas sans rappeler celle de l’auteur lui-même dans le Khartoum de son enfance d’où lui parvenaient, avec moult bruits et fureur, les signes du monde extérieur. Mais, contrairement à ce que croyait alors le petit Jamal, la véritable compétition n’opposait pas les Russes aux Américains, mais les visiteurs bruyants des bordels du Tiers Monde… aux livres qui l’attendaient dans le silence de la chambre de ses parents. De cette rencontre entre les Jamal du monde entier, grandissant dans les périphéries des anciens empires coloniaux, et les Joyce, les Woolf, les Proust, les Sartre, les Nabokov, les Melville, les Tolstoï, les Dostoïevski, les Kafka, les Goethe ou les Tagore est en train de naître une littérature mondiale dans laquelle se déploient, loin des prophéties sur l’inexorable choc des civilisations, les fragiles prémices d’une identité-monde !
Là d’où je viens, de Jamal Mahjoub, traduit de l’anglais par Madeleine et Jean Sévry, Actes Sud, 414 pp., 24,50 euros.
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