Jacques Delors : «Je n’ai jamais cru au « grand soir » »

Inspirateur de la « deuxième gauche » française, l’ancien président de la Commission de Bruxelles est réputé pour son franc-parler. Ses jugements sur Mitterrand, les socialistes, les États-Unis, l’Europe et les dirigeants du monde en témoignent.

Publié le 17 mai 2004 Lecture : 15 minutes.

Cet homme, qui vient de publier ses Mémoires, a toujours assumé de hautes responsabilités. Aussi bien auprès du gaulliste Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, dont il fut le conseiller pour élaborer une « nouvelle société », que de François Mitterrand, qui le nomma ministre des Finances. Puis il gagna son surnom de « Delors l’Européen » puisqu’il dirigea la Commission de Bruxelles pendant dix ans, de janvier 1985 à décembre 1994. C’est aussi un homme singulier dans la vie politique française. Son parcours, si particulier, ses choix, ses pensées, tranchent avec ceux des autres familiers du sérail politique. Surtout, il a la redoutable et rare habitude de dire ce qu’il pense, de croire à ses idées et de mener sa vie en accord avec ses convictions. Ce qui en fait souvent un iconoclaste. D’ailleurs, il se moque volontiers du qu’en-dira-t-on pour peu que celui-ci ne dénature ni ne trahisse ses idées. Car ce chrétien, ce militant de toujours, cet inspirateur, avec Michel Rocard notamment, de « la deuxième gauche », ce socialiste inscrit au PS sur le tard, à 49 ans, a beaucoup influencé la société tant française qu’européenne. Conseiller de Chaban, il est à l’origine de la politique contractuelle avec les syndicats et le père principal de la formation permanente. Ministre, il fait admettre aux socialistes les nécessités de la rigueur et les convertit à la politique de désinflation compétitive. Président de la Commission des communautés européennes, il inspire largement le traité de Maastricht et la naissance de l’euro. Chaque fois, il agit à sa manière, déterminée et discrète, dont la modestie d’apparence cache mal une volonté farouche, voire un orgueil réel. Aujourd’hui encore, à 79 ans, il conserve, intacte, son envie de combattre, animant en particulier son cercle de recherches « Notre Europe ».
Ce négociateur habile a toujours été un homme pudique. De lui, père de Martine Aubry, on ne connaît, au fond, que sa passion pour le jazz et le sport, son goût pour le cinéma, son besoin de marcher. Et son amour pour sa femme, Marie, épousée il y a cinquante-deux ans et dont les avis comptent toujours beaucoup. Peut-être, à la lecture de son dernier livre, le seul regret vient-il du fait que « l’homme Delors » se dévoile peu. Pourtant, qu’il se livre, et il « décoiffe . Ses confidences et ses jugements, livrés ici sur l’Amérique de Bush, l’Europe ou les dirigeants du monde, en témoignent.

J.A./l’intelligent : Vous avez toujours été très populaire, vous avez toujours été un militant et, en même temps, vous avez toujours donné l’impression de vous situer à la lisière des partis politiques. Comment l’expliquez-vous ?
Jacques Delors : D’une certaine manière, je représente, comme le remarquaient les sondeurs à propos de Simone Veil, la face rêvée de la politique pour les Français. Ceux-ci aspirent profondément à ce que le monde politique se mette d’accord, et ce au bénéfice du pays. Car ils ont une haute idée de la France, de ce que doit être l’ambition française. Aussi ont-ils toujours de l’affection pour les hommes et les femmes qui, tout en étant engagés, se refusent à être des partisans aveugles. Ils sentent aussi que j’aime profondément la société. J’ai toujours pensé que celle-ci influence autant, voire davantage, la vie que la politique proprement dite. C’est que la société se fabrique un peu elle-même, et les politiciens devraient simplement avoir l’humilité de se demander dans quelle mesure ils peuvent l’aider. Ils doivent l’accompagner, mais ils ne doivent pas vouloir la diriger à tout prix. D’où mes désaccords et mes difficultés avec ceux pour qui tout est politique. Chirac est de ce bois-là, Jospin aussi, avec qui j’ai entretenu de ce fait des rapports tourmentés, bien qu’amicaux.
Dès ma jeunesse, quand, jeune catholique, j’ai décidé de militer, je n’ai jamais cru au « grand soir », à la révolution. Je me battais déjà contre l’idée qu’elle amènerait un homme nouveau. Tout au long de ma vie, j’ai rejeté le sentiment de supériorité qui saisit certains sous prétexte qu’ils sont encartés et donc enrégimentés. Au contraire, j’ai été partisan de la conviction et ennemi du sectarisme. Je me suis toujours refusé à combattre sous un seul étendard, celui du catholicisme ou un autre. Certains catholiques m’en ont fait reproche. Peut-être ai-je perdu des postes et des avantages à cause de cette attitude. Tant pis.
Les socialistes non plus ne m’ont pas toujours témoigné de la confiance. Leur méfiance m’a blessé. Car je militais, je me battais. Mon engagement était authentique. En réalité, ils n’ont jamais accepté que je sois populaire. Ils ne comprenaient pas la ferveur que l’opinion me manifestait alors que je préconisais la rigueur. Cela leur paraissait incompatible. C’est que les Français étaient plus intelligents qu’ils ne le croyaient. Eux, qui étaient entourés d’une nuée de conseillers en communication, ne sentaient pas la force d’un langage de vérité. Un jour, énervé, Mitterrand m’a demandé : « Pourquoi êtes-vous aussi bon à la télévision que Giscard ? » Je lui ai dit : « Comme je n’ai pas suivi de longues études, il faut que je comprenne ce que je dis, et donc les Français me comprennent. » Ma réponse l’a surpris.

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J.A.I. : Quels étaient vos rapports avec lui ?
J.D. : J’ai eu tout de suite l’intuition qu’il ne fallait pas que je sois un de ses proches, mais que je sois déférent. Jamais je n’ai fait partie d’un des cercles dans lesquels il rangeait ses fidèles selon leur degré d’allégeance. J’occupais des postes, j’avais mes responsabilités et je considérais que je pouvais lui dire ce que je voulais. Quand j’étais son ministre, il ne m’a jamais sermonné, ce qu’il n’hésitait pas à faire avec la majorité des autres. Lorsqu’il a pensé à moi, en 1983, pour diriger le gouvernement, il m’en a parlé. Je lui ai expliqué que, compte tenu de la gravité de la situation, je souhaitais avoir également le contrôle de la situation monétaire. Je pensais que c’était nécessaire et bon pour la France. Ma demande ne lui a pas plu. Il m’a dit, un an plus tard, que je voulais être le maire du palais et que lui serait alors réduit au rôle du roi fainéant. C’était évidemment absurde. En 1984, je lui ai dit qu’en aucun cas je ne voulais demeurer au gouvernement. Il a été surpris, il m’a demandé pourquoi. « Je ne veux pas que vos barons contrôlent mes services », ai-je répondu. Car il avait cette manie, très politique, de mettre partout des hommes à lui et de faire surveiller les uns par les autres. De même, à la fin de sa vie, il a cru que le démocrate-chrétien que je restais à ses yeux voulait prendre la tête des socialistes. Je n’ai bien sûr jamais eu cette idée. Mais il n’en démordait pas. En fait, je n’appartenais pas à la typologie de sa culture. Et il m’a toujours soupçonné de vouloir faire ami-ami avec ses adversaires. Il nourrissait le même procès à l’égard de Michel Rocard. Ce n’était vraiment pas un homme qui faisait dans la nuance ! Ses traits de personnalité ne doivent pas faire oublier ses convictions, sa vision européenne, sa profonde connaissance de la France et ses grandes qualités comme la force de son caractère et sa capacité à repérer les gens dont il jugeait nécessaire de devoir s’entourer. C’était un homme d’État.

J.A.I. : Parcourons le monde. L’Asie est-elle le géant de demain ?
J.D. : Cette partie de la planète est dominée par la Chine. Au fond, la position de principe de Kissinger détermine toujours les rapports du reste du monde avec elle : on n’en aime pas le régime, mais on fait avec. Les Américains ont toujours pris en compte ce pays. Le fait, par exemple, qu’ils ne demandent pas une réévaluation de la monnaie chinoise témoigne de cette position. Pour le reste, il est évident que l’économie de marché va exercer de l’effet. On ne doit pas se faire d’illusions : la Chine sera bientôt un acteur aussi puissant, aussi « ennuyeux », aussi important que les États-Unis.
Je suis également convaincu que l’Asie va s’organiser comme l’Europe l’a fait. Toutes les nations de cette zone sentent qu’elles doivent davantage coopérer entre elles et se structurer ensemble. Même la Chine y est prête. Mais actuellement, nous négligeons trop deux grands pays : l’Australie et l’Inde. La première, qui a de fortes capacités, notamment technologiques, se sent de plus en plus marginalisée. La seconde, essentielle par sa démographie, sa culture, son esprit subtil et sa sagesse, souffre beaucoup de l’attitude des Américains et des entreprises européennes qui privilégient la Chine. On oublie qu’elle peut causer d’importantes perturbations si elle n’est pas davantage prise en compte. En tant que président de la Commission européenne, j’aurais aimé faire davantage pour l’Inde, mais je n’ai pas toujours été suivi sur ce sujet. C’est un de mes regrets.
L’Indonésie, elle, constitue une inconnue et un foyer d’incendie. C’est un des lieux d’agitation constante d’un monde islamique qui devrait rapidement déterminer la place respective de la politique et de la religion. Pourtant, à mes yeux, le véritable mystère de l’Asie reste le Japon. J’y suis souvent allé, et il y a toujours quelque chose qui m’échappe dans ce pays extraordinairement complexe. Même s’il exerce une moins grande influence qu’il y a vingt ans, il n’a pas dissipé l’interrogation fondamentale qu’il pose : cette société-là peut-elle changer ?

J.A.I. : Pour parler familièrement, l’Afrique est-elle fichue ?
J.D. : Ceux qui le prétendent me navrent. Je ne le crois pas. Mais ce continent est une tragédie et notre honte tant nous l’aidons insuffisamment. Il faut faire de très gros efforts pour lui. Les Africains ne s’en sortiront pas seuls. Dans sa partie française, l’Afrique a gardé tous les défauts de la France, et sa partie anglaise ne va guère mieux. Ces pays doivent apprendre à se rassembler, à lutter contre la corruption, à vaincre leurs maux. Mais quelle dignité chez leurs peuples ! Quelle richesse chez leurs femmes grâce auxquelles ils ne sombrent pas tout à fait ! Plus qu’aucune autre partie du monde l’Afrique subsaharienne est une responsabilité française. Si la France ne s’en occupe pas, personne d’autre ne le fera. Les Américains ne s’y intéressent que quand elle dégage une odeur de pétrole, mais, fondamentalement, ils ne la comprennent pas.

J.A.I. : Les États-Unis, justement. À quoi attribuez-vous leur évolution idéologique actuelle ?
J.D. : Il faut savoir que les gens qui influencent la présidence Bush mènent leur entreprise depuis l’ère Reagan. Je ne sais pas par quel miracle ce dernier a échappé à leur totale emprise. Sous Clinton, ils ont encore accru leur poids. Ils sont inquiétants, car ils considèrent que les États-Unis ont non seulement la supériorité économique, ce qui n’est pas contestable, mais aussi la supériorité morale, ce qui n’est pas acceptable. Si l’Amérique n’échappe pas à leur domination, elle court de grands risques. Pourtant le fondamentalisme actuel s’appuie sur un terreau qui a construit l’Amérique et qui est lui-même contradictoire. Depuis leur fondation, les États-Unis sont à la fois un frère prêcheur et une terre d’accueil. Ils ont toujours vécu cette dualité, ils ont toujours hésité entre ces deux tendances et, chez eux, le catholicisme et le protestantisme n’ont pas les mêmes caractéristiques qu’ailleurs. D’une manière plus générale, le drame survient toujours lorsqu’une société ne sait pas distinguer entre le politique et le religieux. C’est ainsi que naissent les intégrismes. La distinction est essentielle. Elle seule permet à chacun d’accepter l’autre et à tous de vivre ensemble. Ce qui ne doit pas empêcher un État de faire preuve d’autorité si besoin est. En ce sens, par exemple, moi je ne ferai pas de procès à Ben Ali, le président de la Tunisie. D’un côté, son régime a des aspects autoritaires. De l’autre, il a permis au pays d’échapper aux drames de l’Algérie et du Maroc.

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J.A.I. : La nouvelle donne du monde n’est-elle pas inquiétante pour l’Europe et son influence ?
J.D. : Comment ne pas s’en apercevoir ? Outre le développement de l’Asie, nous allons vers un accord de puissances entre Washington et Moscou. Or l’Amérique de Bush et la Russie de Poutine, ça va bien, non ? Ça suffit, on sait ce que ça donne. Et que fait l’Europe ? Les Anglais vivent sur la nostalgie, les Allemands n’ont pas une grande connaissance de la planète et les Français sont agités. Une des solutions pour que l’Europe évite une marginalisation croissante serait justement de prêter attention à l’Inde et de l’aider. Hélas ! elle ne prend pas ce chemin-là.

J.A.I. : Peut-elle avoir une politique étrangère commune ?
J.D. : Certainement pas pour le moment, hélas ! L’Europe n’en est pas capable. Au mieux, elle peut mener des actions communes. Aussi, je ne crois guère à l’espèce de coopération politique qui s’esquisse entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. C’est désobligeant pour les autres et c’est de la poudre aux yeux. En tout cas, l’Union européenne telle que je la concevais n’était pas celle-là. Je suis également malheureux de l’attitude des responsables français concernant l’élargissement européen. Ils n’en ont pas expliqué la portée. Et pourtant ! À Yalta, il y a près de cinquante ans, l’Europe a été coupée en deux. La voilà maintenant réunie. Et personne ne souligne l’importance de cet événement considérable et ne se félicite d’un tel bonheur pour les peuples !

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J.A.I. : Comment expliquez-vous cet état de fait ?
J.D. : Le drame est que nous n’avons plus en France de politiciens ayant une vision et se situant dans une perspective historique, à la de Gaulle. Lorsque je présidais la Commission européenne, j’ai eu la chance, que j’ai su saisir, d’avoir affaire à des hommes comme Mitterrand, Kohl ou González, profondément soucieux du devenir de l’Europe. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas cette ambition. D’une manière générale, à quoi assistons-nous ? Au repliement sur soi, à un manque de foi européenne, au retour des nationalismes, au refus de prendre des risques. La France a construit l’Europe, mais aujourd’hui, le fait qu’elle n’en soit plus capable est indéniable et terrible. Car il faut voir les choses comme elles sont, l’Europe est le seul moyen pour nous d’exister encore dans vingt ans. Or que fait la France vis-à-vis des nouveaux Européens ? Elle leur donne des leçons de morale, elle leur rabat le caquet, elle leur ordonne de se taire. C’est un peu court.
Les Français, qui sont capables de faire des sacrifices, ont longtemps été totalement en faveur de l’Europe. Ils y voyaient le prolongement de l’ambition française. La France est un pays qui ne se réalise que parce qu’elle a une volonté pour l’avenir. Encore faut-il la canaliser. Encore faut-il la conduire. Or maintenant ses responsables sont incapables de sortir du système politicien, voire de le maîtriser. Ils sont convaincus également qu’une position trop déterminée n’est pas électoralement payante. D’où une politique indigente, dont seul l’aspect de comédie humaine est traité par les médias.
Pourquoi ne pas le dire ? Chirac est très représentatif de cette tendance. Au moins ne se prend-il pas au sérieux. Il doit s’étonner lui-même de la formidable carrière qu’il a faite, mais il n’a pas une grande confiance en lui. À la différence de Giscard, qui comprenait la politique mais pas la France. Ce qui sauve Chirac est son souci sincère des gens qu’il rencontre personnellement. En ce sens, il n’est pas un cynique intégral. Et puis, quelle énergie, quelle impulsion, quel cheval de concours ! J’ai compris dès que je l’ai rencontré pour la première fois, en 1966, que cet homme irait loin. Il avait tellement envie d’arriver. C’est un chef d’État quelconque et, en même temps, un extraordinaire animal électoral. C’est pourquoi, dès le début de la campagne présidentielle de 2002, j’ai pensé que Jospin serait battu. J’espérais me tromper, mais je n’y croyais pas. Rappelez-vous : Chirac avait rajeuni de dix ans, il disait n’importe quoi avec une formidable aisance. Au fond, seul un homme aussi cynique, aussi habile que Mitterrand pouvait le battre. D’ailleurs, par plusieurs aspects, les deux hommes se ressemblent. Sur l’affaire Juppé, Chirac a eu la réaction qu’aurait eue Mitterrand. Elle consiste à se dire : « D’abord, tenons bon. On verra ensuite. » L’un et l’autre sont des personnages qui en veulent, des durs à cuire, des « méchants », en ce sens qu’ils pratiquent une dichotomie absolue entre amis et adversaires politiques.

J.A.I. : La politique étrangère ne tient pas qu’au chef de l’État. Les ministres aussi jouent un rôle…
J.D. : Chacun a son tempérament. Hubert Védrine incarnait le Quai d’Orsay traditionnel, nostalgique du passé, pour qui la France produit des idées universelles et n’a rien à apprendre des autres. Dominique de Villepin, excessif, ressemblait à Victor Hugo : il entendait conduire la France avec des rêves. Au fond, le seul bon ministre des Affaires étrangères récent a été un homme rigide, Alain Juppé. Je crois beaucoup au nouveau responsable de la diplomatie française, Michel Barnier : il connaît ses dossiers, il est travailleur et sérieux.

J.A.I. : Avez-vous été tenté d’occuper ce poste ?
J.D. : Jamais. Et ce même si j’ai du goût pour le monde, la négociation et le compromis.

J.A.I. : En tout cas, par votre fonction à Bruxelles, vous avez connu tous les responsables européens. Donnez-nous votre sentiment sur eux. Tony Blair ?
J.D. : Un eurosceptique, au fond, et un homme remarquable. Le politicien le plus intéressant des dix dernières années. Ses défauts sont de deux ordres : d’une part, il confond trop la politique et la religion ; de l’autre, il aime trop la communication. Mais je ne souhaite pas qu’il quitte le scène : pour le mouvement socialiste européen, c’est un élément essentiel, qui « titille » les hommes et les idées.

J.A.I. : Schröder ?
J.D. : Un intuitif, un spontané, réagissant sur l’instant, comme Chirac. C’est la seule raison pour laquelle ces deux-là s’entendent bien. L’un et l’autre croient que l’intuition politique domine tout. Pour le moment, elle a fait d’eux des gagnants. Cette certitude les conduit aussi à beaucoup relativiser ce que disent leurs collaborateurs et à avoir un mépris populiste pour la technocratie. Bien évidemment les pays qu’ils conduisent sont différents. L’Allemagne a un goût profond du consensus et des ressources insoupçonnées. Je n’ai jamais oublié ce que m’en avait dit Pierre Mendès France : « Ne spéculez jamais sur une faiblesse constante de l’Allemagne. » Il avait raison.

J.A.I. : Berlusconi ?
J.D. : Tout a été dit. Il a en quelque sorte acheté l’Italie un pays qui s’était merveilleusement redressé il y a quatre ans, grâce à Ciampi et Prodi notamment en profitant d’un régime à bout de souffle. Mais, en même temps, Berlusconi n’est pas un personnage aberrant par rapport à cette nation. Il lui correspond aussi. On n’est jamais élu simplement parce qu’on a de l’argent. Il y a toujours une coïncidence entre une période et un homme politique, quel qu’il soit. Un succès électoral a toujours un fondement.

J.A.I. : Et Aznar, disparu en politique dans des circonstances particulières ?
J.D. : Il reste un mystère. Tout n’est pas négatif chez lui. Il a incontestablement fait progresser l’Espagne sur le plan économique. C’était un chef. Ferme, peu influençable, extraordinairement intransigeant sur le plan européen, il a dirigé son gouvernement d’une main de fer. Je crois que son principal intérêt concerne la relation transatlantique. S’il doit prendre des initiatives, ce sera dans ce domaine.

J.A.I. : Vous-même, regrettez-vous de ne pas avoir occupé certaines fonctions ?
J.D. : Peut-être celle de ministre de l’Éducation nationale. Pour moi, l’éducation est une des mères de la société. Finalement, elle est au cur de mon engagement civique. Donner à chacun la capacité de se défendre et de réussir sa vie est le plus bel engagement possible de l’action collective. Car chaque enfant a, en lui, un trésor, d’autant que chacun est, heureusement, différent des autres. Hélas ! encore trop souvent, l’école ne permet pas à toutes ces richesses de s’épanouir. En privilégiant le français ou les mathématiques, elle favorise trop le talent conceptuel au détriment des autres. C’est une erreur. C’est pourquoi j’ai intitulé le rapport sur l’éducation (Unesco-1996) : « Un trésor est caché dedans ». C’est le fondement d’une éducation réussie et, tout au long de la vie, fondée sur l’égalité des chances

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