Introuvables réparations

Publié le 17 mai 2004 Lecture : 4 minutes.

Avec l’arrêt Diop du 30 novembre 2001, le Conseil d’État français ordonnait que les traitements versés aux anciens combattants « indigènes » soient enfin alignés sur ceux de leurs frères d’armes français, et que les sommes dont ils avaient été spoliés depuis quarante-deux ans leur soient remboursées. En 1959, la pension des premiers avait été « cristallisée », alors que celle des seconds est revalorisée chaque année.
Trente mois et plusieurs échéances non respectées après l’arrêt, le gouvernement français a procédé, fin avril-début mai, au premier paiement des pensions « revalorisées ». Mais la montagne a accouché d’une souris. Patrick Levaye, qui a traité le dossier de la « décristallisation » pour le secrétariat d’État français aux Anciens Combattants, a adopté une méthode de calcul de la revalorisation pour le moins ambiguë, en se fondant sur « les parités de pouvoir d’achat publiées annuellement par l’Organisation des Nations unies » et sur « les données économiques existantes ». Résultat des courses pour les anciens combattants : des miettes.
Au Sénégal, le pays auquel l’imaginaire populaire rattache les tirailleurs sénégalais, l’augmentation des pensions est presque imperceptible. De 57 850 F CFA (88,19 euros) par semestre, la retraite du combattant est passée à 68 000 F CFA.
Le rappel du non-perçu par rapport aux soldats français est tout aussi modique. Les pensions sont cristallisées depuis 1959, mais les arriérés n’ont été calculés que sur une durée de quatre ans. Le gouvernement français s’est réfugié derrière la prescription quadriennale, un principe arrêté par la justice administrative, selon lequel nul ne saurait réclamer à l’État des droits remontant à plus de quatre ans.
En Tunisie, premier pays où les pensions revalorisées ont commencé à être payées, le 20 avril, les 8 500 survivants des 45 000 Tunisiens engagés dans la Seconde Guerre mondiale n’ont pu cacher leur déception. De 30 dinars tunisiens (DT) – environ 20 euros – auparavant, la retraite du combattant a été portée à 80 DT, alors que dans ce pays le salaire mensuel le plus bas est rarement en dessous de 250 DT. Autant dire que la pension est une misère qui, répartie sur six mois, ne suffit pas pour acheter un pain par jour.
La situation n’est guère plus reluisante pour les « soldats indigènes » du Niger, du Burkina, de la Côte d’Ivoire, du Togo… qui touchent aujourd’hui, après « décristallisation », moins du tiers de la pension de leurs frères d’armes français.
Une discrimination vieille de quarante-cinq ans, perpétuée par le peu d’empressement de la France à reconnaître les droits des anciens tirailleurs sénégalais. Pendant quarante-deux ans, l’ancienne métropole a fait la sourde oreille aux réclamations, et aura attendu trente mois après l’arrêt du Conseil d’État en 2001 pour n’obtempérer qu’en partie. Entretemps, plus des deux tiers des Africains ayant combattu sous le drapeau français sont décédés.
Après avoir déclaré que « le budget de la France n’est pas élastique à souhait », le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, Hamlaoui Mékachéra, a interprété l’arrêt Diop dans un souci évident d’économiser au mieux les deniers publics : « L’arrêt Diop dénonce simplement la discrimination fondée sur la nationalité. Il exige un traitement égal de tous. Il s’agit pour nous de donner à tous les anciens combattants ayant le même nombre d’années de service ou le même taux d’invalidité les mêmes moyens d’accéder aux biens matériels. La vie coûtant plus cher en France qu’au Togo, donner au Togolais une pension arithmétiquement égale à celle d’un Français reviendrait à privilégier le premier sur le second. Ce serait réparer une injustice par une autre injustice. »
Rien n’a pu infléchir la position française. Ni l’intercession du chef de l’État sénégalais Abdoulaye Wade qui a rencontré Hamlaoui Mékachéra, de passage à Dakar en décembre 2002, pour lui rappeler, en tant qu’ancien avocat, qu’une décision de justice s’applique mais ne s’interprète pas. Ni l’intervention d’Abdelaziz Bouteflika qui, à l’occasion de la visite d’État de Jacques Chirac à Alger, en mars 2003, a interpellé Mékachéra : « Je ne suis pas d’accord avec vous. Vous ne pouvez pas dire que payer les Africains comme les Français crée une injustice au détriment de ces derniers. »
L’économie réalisée par le gouvernement français est immense. Alors qu’ils étaient estimés à 1,5 milliard d’euros, les arriérés versés aux anciens combattants originaires de vingt-trois pays d’Afrique et d’Asie n’excéderont pas 150 millions d’euros. S’il a ménagé sa bourse, l’État français y a perdu en prestige international et en rayonnement en matière de respect des droits de l’homme. Les anciens de la Coloniale, qui fascinaient par le seul étendard de la métropole sur leurs décorations de guerre, se retrouvent « démythifiés ». Et dépités de cette France qui a volé leurs plus belles années pour les envoyer au feu.
Les anciens combattants africains cependant ne se résignent pas. Les organisations qui les soutiennent se mobilisent et donnent de la voix dans l’Hexagone. L’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) et le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (Gisti) ont dénoncé une « officialisation de l’injustice ». Le directeur de l’Office national des anciens combattants du Sénégal, Alioune Kamara, promet que « la bataille se poursuit. L’action judiciaire continue jusqu’à ce que la France respecte le sens de la décristallisation tel que défini par le Conseil d’État. » Sept mille des quelque dix mille anciens combattants sénégalais maintiennent ainsi leurs plaintes devant la justice française, espérant que le Conseil d’État leur donne raison un à un, en vertu de la jurisprudence Diop.
Le temps joue contre ces personnes, âgées, éprouvées par leur passé de combattant. Mais également contre la France. Plus elle tarde à reconnaître ses torts, plus elle refoule son passé colonialiste, plus elle se décrédibilise.

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