« El-Para m’a tuer »

Notre collaborateur a annoncé, dans le n° 2259, la mort du numéro deux du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), le mouvement islamiste algérien. Mal lui en a pris : l’information était erronée.

Publié le 17 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Ce qui suit est un exercice très délicat pour un journaliste. Il mêle un mea-culpa autoflagellant, la genèse d’une intox et un éclairage sur les enjeux d’une affaire où se bousculent des tentatives désespérées de plaire aux puissants du moment, les États-Unis, la sordide guéguerre psychologique entre voisins dans la lutte antiterroriste à la sauce africaine, et les appétits aiguisés par un magot de près de 5 millions d’euros sous le soleil implacable du Sahel. L’affaire en question tourne autour du sort d’Amara Saïfi, alias Abderrezak el-Para, dont j’ai annoncé la mort (voir J.A.I. n° 2259). Fort de mes certitudes, j’avais réussi à convaincre la direction de la rédaction d’en faire une exclusivité en couverture. Une dizaine de jours plus tard, le décès était démenti par des « sources concordantes ». J’assume donc seul la responsabilité de cette mésaventure, même si mon imprudence engage celle du directeur de la publication.
El-Para est le numéro deux du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC, mouvement algérien affilié à el-Qaïda). La notoriété de ce triste personnage, responsable direct ou indirect de la mort de milliers d’Algériens, a dépassé les frontières de son pays quand, en février 2003, il a pris en otages une trentaine de touristes occidentaux dans le désert algérien. Cette opération s’est achevée six mois plus tard au Mali, lui permettant d’empocher une rançon de 5 millions d’euros, payée par les autorités allemandes. Depuis, recherché par les justices algérienne et allemande, el-Para déambulait dans le Sahel, entre le Mali, le Niger et le Tchad, en compagnie d’une centaine de ses fidèles.
Le 9 mars, un convoi de véhicules 4×4 est intercepté par l’armée d’Idriss Déby au nord du lac Tchad. N’Djamena annonce l’accrochage et fait état de la mort d’une quarantaine de salafistes. Les autorités tchadiennes parlent également de prisonniers, sans pour autant évoquer le sort de l’émir du Sahel. Les services de sécurité algériens dépêchent une équipe pour débriefer les captifs, mais là non plus aucune information sur el-Para ne filtre.
Quelques jours plus tard, les militaires tchadiens arrêtent un combattant du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), en lutte contre le pouvoir de Déby depuis octobre 1998. C’est du moins ainsi qu’est présenté Mahamat Ali Ardia, un Toubou de 44 ans – je n’avais pas donné cette information pour protéger une de mes sources. Les confessions d’Ardia se révèlent intéressantes : el-Para serait sorti sain et sauf de l’accrochage, de même qu’une dizaine de ses compagnons salafistes.
Guidée par Ardia, la petite troupe prend la direction du Tibesti, où l’émir du Sahel, toujours selon le combattant toubou, a rendez-vous avec des responsables du MDJT. Sur le chemin, el-Para fait une chute mortelle dans un ravin. L’information est confirmée par des nomades chargés d’enterrer le corps. La couleur des habits et d’autres précisions physiques indiquent qu’il s’agit bien du Para.
Bien que j’aie eu connaissance de cette information la première semaine d’avril, j’avais décidé de ne pas l’exploiter. Ma « source » avait très mal réagi quand je lui avais demandé plus de détails : « On est au Tibesti pas en Suède. Tu crois qu’on peut dépêcher une équipe comme ça, faire des analyses ADN ou encore récupérer le corps enterré par les nomades et découvert dans un état de putréfaction avancé ? » Il est vrai qu’au Tibesti, en cette période de l’année, la température moyenne est de 45 °C à l’ombre. Et il n’y a pas beaucoup d’ombre.
Mais l’affaire prend une autre tournure quand une seconde source, qui n’a rien à voir avec la première, me confirme l’information sans qu’elle sache que je l’avais déjà. Tout y est. Jusqu’au moindre détail. Manque d’humilité ? Précipitation d’un journaliste certain de tenir un scoop ? Toujours est-il que je fonce tête baissée et renonce volontairement au conditionnel dans la rédaction de mon papier.
La publication de l’article, le 25 avril, provoque des réactions en chaîne. Dès le lendemain, un quotidien algérien, généralement bien informé sur ces questions, émet des doutes. Le MDJT signe, le 27 avril, un communiqué démentant tout lien avec les salafistes. Le mouvement insiste sur le caractère laïc de ses principes, omettant de rappeler que j’avais moi-même marqué mon étonnement sur cette alliance contre-nature et tenté de trouver une explication plausible.
Dix jours plus tard, le 8 mai, le MDJT affirme qu’il détient une quinzaine de salafistes, dont « peut-être » el-Para. Cette détention remonte, selon les propos de son porte-parole sur les ondes de RFI, au 16 mars, soit le lendemain de la vraie-fausse mort que j’avais annoncée. Pourquoi attendre un mois et demi pour faire connaître la « prise » du MDJT ? Pourquoi N’Djamena n’a-t-il jamais rendu publics les aveux d’Ardia ? Comment expliquer la discrétion de la justice allemande, qui a pourtant émis un mandat d’arrêt international ? À quel jeu jouent les Algériens ?
Ayant décidé de prendre prochainement de la distance par rapport au métier que j’exerce depuis vingt ans, je pourrais estimer que ces questions ne me concernent plus vraiment. Mais je me suis senti tenu de donner quelques explications à travers ce « Votre journal ».
El-Para, aveuglé par les injonctions à répétition d’el-Qaïda de créer une base de repli pour ses hommes dans le Sahel, a commis de nombreuses erreurs. En s’y installant, il a cru qu’il pouvait recruter localement, approvisionner les maquis algériens en armes et en équipement, certain que l’argent de la rançon pouvait lui permettre de réaliser tous ses objectifs. Premier échec : les Touaregs et les autres populations locales lui ont certes soutiré quelques milliers d’euros, mais ses nouvelles recrues n’étaient pas des foudres de guerre. C’est à peine si elles pouvaient servir de guides, de traducteurs ou de simples contacs avec les chefs de tribu de la région. Deuxième erreur : le Sahel ne ressemble en rien aux maquis des Aurès ou aux zones frontalières avec la Tunisie où el-Para et ses troupes ont signé leurs « hauts faits d’armes ». L’approvisionnement en carburant et en eau est un casse-tête permanent.
Troisième erreur : le chef terroriste a sous-estimé les convoitises provoquées par le magot qu’il portait en permanence dans une ceinture sous une abaya. Son objectif était de doter le GSPC d’un armement efficace contre les hélicoptères de combat de l’armée algérienne et capable de constituer une menace permanente pour l’aviation civile en Algérie. Un Nigérian aurait pris langue avec el-Para pour lui suggérer d’être son intermédiaire auprès du MDJT, seule rébellion dans la région à disposer des missiles appropriés. Il négociait, disait-il, un rendez-vous. Traquenard ? Peut-être. La rébellion tchadienne assure qu’il n’y avait aucun contact préalable entre le mouvement et les salafistes.
Toujours est-il qu’el-Para a pris la direction du Tchad. Mais on ne se rend pas au Tibesti par l’autoroute… Il faut avoir des guides, disposer de points d’eau et d’approvisionnement en carburant. La bonne foi du MDJT n’est pas en cause, mais son attitude demeure troublante. Pourquoi avoir démenti l’information donnée par N’Djamena faisant état de l’accrochage du 9 mars avec le GSPC en le qualifiant de « combat imaginaire » ? Pourquoi avoir gardé si longtemps secrète la détention du Para et de ses hommes ?
La carrière d’un journaliste est faite d’infos et d’intox. L’annonce de la mort du Para, même si elle a eu le mérite d’avoir sorti le MDJT de son mutisme, n’en est pas moins une erreur grave.
Voilà comment le Para m’a tuer. Voilà aussi pourquoi j’ai proposé ma démission au directeur de ce journal.

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