Du sang et des larmes

Reconnus coupables, sans preuves irréfutables, de la contamination de quatre cents enfants et adolescents par le virus du sida, cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien ont été condamnés à mort.

Publié le 17 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

Benghazi, 6 mai. Dans la salle du tribunal, l’ambiance est pesante. Le juge s’apprête à rendre son verdict dans l’affaire des quatre cents enfants contaminés par le virus du sida, entre 1997 et 1998. Le drame a eu pour cadre l’hôpital pédiatrique de cette ville du nord-ouest de la Libye. Reconnus coupables, cinq infirmières bulgares (Cristiana Vinalova, Nasya Nenova, Valentina Matolova, Valya Chervenyaska, Ivanova Dimitrova) et un médecin palestinien (Ashraf Ahmad Jomoa el-Hajouj) sont condamnés à mort. Ils doivent de surcroît verser près de 1 million de dollars d’indemnités aux familles des victimes. Quatre autres accusés (un médecin bulgare, Zdarvko Georguiev, et trois employés libyens) sont innocentés, mais néanmoins condamnés à des peines de trois à quatre ans d’emprisonnement dans une affaire annexe de trafic de devises. Les six derniers prévenus, tous de nationalité libyenne, sont acquittés.
Médusés par la sévérité du verdict, les condamnés ne bronchent pas. Pas plus que les envoyés spéciaux des médias internationaux et la dizaine d’ambassadeurs étrangers présents dans la salle. Seuls des parents des victimes laissent éclater leur joie. Dans les couloirs du tribunal, ils crient « Allah Akbar ! » (« Dieu est grand »), puis gagnent le centre-ville où ils sont rejoints par une foule de leurs compatriotes. Très vite, le rassemblement tourne à la manifestation de soutien « spontanée » à Mouammar Kadhafi et à son régime…
En Bulgarie, bien sûr, l’émotion est considérable. Longtemps, on avait espéré que les accusés échapperaient à la peine capitale, tant en raison du manque de preuves que du désir de Tripoli de normaliser ses relations avec la communauté internationale. À Bruxelles, la Commission européenne se déclare « préoccupée et profondément déçue » par le verdict, tout en réitérant son opposition de principe à la peine de mort. Brian Cowen, le chef de la diplomatie irlandaise, dont le pays préside actuellement l’UE, fait part à Abderrahmane Chalgham, son collègue libyen, des « sérieuses inquiétudes » des Européens concernant les « graves irrégularités qui ont entaché le procès ». Quant à Richard Boucher, le porte-parole du département d’État américain, il juge le verdict « inacceptable ».
Face à ce flot de critiques, Ali el-Hasnaoui, le ministre libyen de la Justice, s’est borné à répondre que « les condamnés ont la possibilité de faire appel de la sentence auprès de la Cour suprême ». Tous les recours légaux ne sont donc pas épuisés, ce qui laisse la porte ouverte à une éventuelle révision du procès. Par ailleurs, la Libye n’a procédé à aucune exécution depuis neuf ans, et le moment paraît mal choisi pour renouer avec les vieilles habitudes. Enfin, il n’est pas exclu que Kadhafi choisisse de gracier les condamnés, histoire de redorer son blason aux yeux de l’opinion mondiale. Le Guide affectionne ces gestes de mansuétude très calculés…
Reste à savoir si les cinq infirmières bulgares et le médecin palestinien sont de redoutables tueurs d’enfants, comme l’affirment les Libyens, ou des boucs émissaires, comme le soutiennent le gouvernement bulgare et les organisations de défense des droits de l’homme. Seule certitude, pour l’instant : une mystérieuse épidémie a bel et bien eu lieu à Benghazi, entre 1997 et 1998. Près de quatre cents enfants et adolescents âgés de 6 mois à 18 ans ont été contaminés par le VIH, alors qu’ils ne présentaient aucun facteur de risque. Seul lien entre eux : ils ont tous été soignés à l’hôpital pédiatrique de Benghazi, certains pour des affections légères (diarrhées, fractures), d’autres à l’occasion d’interventions chirurgicales plus lourdes. Ont-ils été transfusés ? La contamination est-elle due à des instruments chirurgicaux non stérilisés ou à une utilisation répétée des mêmes seringues ?
Au premier semestre de 1999, les autorités libyennes découvrent l’ampleur de l’épidémie. Dès le mois de mai, les premiers enfants contaminés sont envoyés en France, en Suisse, en Allemagne et en Italie, où ils sont soumis à des bilans virologiques. Par la suite, ils continueront de recevoir des soins dans des centres hospitaliers italiens. À ce jour, quarante-six d’entre eux sont décédés.
En février 1999, sous la pression des familles des victimes, les autorités arrêtent une quarantaine de professionnels de la santé, de sept nationalités différentes. La plupart seront ultérieurement libérés, à l’exception de cinq infirmières et d’un médecin anesthésiste bulgares, ainsi que d’un médecin palestinien et de neuf ressortissants libyens, qui seront accusés d’avoir délibérément provoqué la contamination.
En 2001, lorsqu’il évoque pour la première fois l’affaire, Kadhafi n’exclut pas l’hypothèse d’un complot des services de renseignements américains (CIA) ou israéliens (Mossad), soupçonnés d’avoir mené des expériences sur le VIH. Longtemps colportée par les journaux locaux, cette thèse farfelue est aujourd’hui abandonnée. Emprisonnés jusqu’en septembre 2002, les prévenus sont traduits devant une Haute Cour de justice sous l’accusation de complot. Acquittés, ils sont confiés à un tribunal ordinaire. Jusqu’à la reprise de leur procès, en septembre 2003, ils étaient en résidence surveillée à Tripoli.
« Ces cinq années sont passées comme un mauvais rêve. Aujourd’hui, ils sont désespérés et se considèrent comme des otages », a expliqué Marian Georguiev, le fils du médecin bulgare acquitté, dans une déclaration à l’agence américaine Associated Press, au mois de janvier. Comme la plupart de ses compatriotes, il est convaincu que les responsables libyens ont fabriqué cette histoire de toutes pièces pour masquer leurs propres carences en matière de sécurité hospitalière. « Ils cherchaient un coupable et, dans ces cas-là, le plus simple est toujours d’accuser des étrangers », explique un journaliste bulgare. De fait, beaucoup de questions restent sans réponse. La preuve de la culpabilité des condamnés a-t-elle été établie ? Quelle est la cause de la contamination ?
Le dossier de l’accusation évoque une histoire de flacons de sang infecté qui auraient été retrouvés chez l’une des infirmières. Mais y a-t-il eu trafic de plasma sanguin ? Ou bien simple négligence de la part des praticiens, comme au début des années 1990, en Roumanie, où un groupe d’enfants avaient été contaminés à la suite de transfusions ? C’est la thèse défendue par le Pr Luc Montagnier et son collègue italien Vittorio Colizzi. Ils l’ont expliqué lors d’une audience du procès, le 3 septembre 2003 : selon toute apparence, c’est l’hygiène précaire de l’hôpital de Benghazi qui a provoqué la contamination. Il s’agirait donc d’un accident (voir interview pp. 38-39).
Les juges ont préféré s’en tenir au dossier d’accusation – quelque 1 800 pages au total – qui contient les aveux circonstanciés des prévenus. Mais ils n’ont pas tenu compte des allégations des cinq infirmières bulgares selon lesquelles elles auraient été contraintes de signer sous la torture des documents en arabe dont elles ignoraient le contenu. Leurs déclarations ont été confirmées par les organisations de défense des droits de l’homme – Amnesty International, en premier lieu. Saura-t-on un jour la vérité, toute la vérité, sur cette affaire longtemps entourée du secret le plus absolu ?

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