Discrimination positive à petits pas
Dans ce pays, qui compte près de 70 millions de descendants d’Africains, la politique d’« Affirmative Action » lancée il y a deux ans commence à porter ses fruits.
«Le fait qu’il y ait si peu de Noirs à l’université est le résultat de la société de castes, le modèle dominant au Brésil », affirme José Luiz Petruccelli, de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques. Pour entrer à l’université publique brésilienne, considérée parmi les meilleures d’Amérique latine, il faut passer le vestibular, l’équivalent du baccalauréat. Mais seuls les plus nantis, qui ont pu s’offrir l’école privée et son enseignement de qualité, peuvent prétendre à ce sésame. Au Brésil, les plus riches sont aussi les plus « blancs ». En moyenne, 72 % de la population blanche, âgée de 18 à 24 ans, passe l’examen. Le chiffre tombe à 26 % chez les Noirs. Seulement 1,5 % des Noirs inscrits au vestibular 2003 ont été reçus. Et seuls deux candidats noirs ont pu s’inscrire en médecine à São Paulo en 2003. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans le pays le plus métissé de la planète (65 millions de mulâtres), qui accueille la plus grande proportion de Noirs dans le monde après le Nigeria (quelque 67 millions d’habitants sur 175 sont des descendants d’Africains), les inégalités raciales sont criantes. Il n’y a jamais eu de ségrégation institutionnalisée comme aux États-Unis, mais la place des Noirs dans la société n’est pas plus enviable. Alors qu’ils représentent près de 40 % de la population, ils doivent faire face à des discriminations quotidiennes pour l’accès à l’éducation, à l’emploi, à la politique, aux médias.
Le mythe de la démocratie raciale brésilienne, longtemps défendu par le pouvoir en place dominé par les Blancs, a fait long feu. Ainsi, l’ancien président Fernando Henrique Cardoso s’était déjà montré favorable au concept d’Affirmative Action, signant en mai 2002 un décret instituant le « programme national d’affirmation positive », pour combattre la discrimination. Celui-ci appelait à plus de « pluralisme » dans le recrutement du personnel de l’administration publique fédérale. Le président Luiz Inácio Lula da Silva, élu en décembre 2002, a accompli un premier geste hautement symbolique en nommant quatre ministres noirs : le célèbre musicien Gilberto Gil à la Culture, Benedita da Silva, Maria Silva et Matilde Ribeiro. Cette dernière est à la tête du secrétariat spécial pour la Promotion de l’égalité raciale, créé par Lula en mars 2003. L’un de ses chevaux de bataille : la mise en place de quotas pour les Noirs dans l’enseignement supérieur, une idée balayée en son temps par le ministre de l’Éducation de Cardoso. « Des mesures urgentes sont nécessaires. Si ce n’est pas fait, nous ne ferons que perpétuer une université blanche », clame-t-elle.
Les débats sur ce sujet se sont intensifiés au Brésil après la Conférence sur le racisme de Durban (Afrique du Sud) en 2001, et, la même année, les universités publiques de plusieurs États ont approuvé l’adoption de quotas. L’université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ) a fait figure de laboratoire, réservant 40 % de ses places aux Noirs et aux métis à la rentrée 2002. L’expérience a fait grand bruit, car le sujet est sensible, voire explosif. La polémique tourne surtout autour de la difficulté à se définir en tant que Noir ou métis. En l’absence de critères scientifiques, le gouvernement a opté pour « l’autodéclaration » de la couleur de la peau. Au recensement général de 2000, les sondés ont évoqué pas loin de deux cents nuances pour préciser la couleur de leur peau ! À l’université de Rio, il faut donc choisir son ton. Blanc, noir ou pardo (« gris » en portugais). Mais comment faire lorsque, comme Gabrielle, 19 ans, on possède à la fois du sang africain, indien et italien ? La jeune fille s’interroge, d’autres ont tranché. Comme ce jeune homme à la peau blanche qui s’est inscrit au vestibular en tant que Noir pour avoir plus de chances d’être reçu – ce qui a été le cas. À l’inverse, une étudiante blanche et déclarée comme telle a porté plainte car, malgré ses excellentes notes, sa place a été prise par un Noir moins brillant !
En attendant qu’une décision soit prise au niveau fédéral et que le dossier soit examiné par le Tribunal suprême fédéral (STF), qui doit se prononcer sur la constitutionnalité de la notion de quotas raciaux, les débats vont bon train. Certains Blancs prétendent que le niveau de l’université va baisser avec l’arrivée des Noirs. « C’est une vision préconçue révélatrice des clivages de la société. Car si les jeunes gens qui entrent grâce aux quotas n’ont pas eu la chance de naître au sein d’une famille de la classe moyenne, cela ne veut pas dire qu’ils ne possèdent pas les mêmes facultés d’apprentissage. Ils ne sont pas naturellement incapables… », affirme Sueli Carneiro, fondatrice et présidente de Gélédès, une association de lutte contre le racisme basée à São Paulo. « Contrairement aux prévisions les plus pessimistes, les résultats du premier semestre à l’UERJ montrent que les étudiants entrés grâce aux quotas travaillent bien et abandonnent moins de cours que les autres », précise-t-elle.
Mais les critiques ne viennent pas que des Blancs. Alex, 20 ans, est noir et vit dans la favela de Santa Marta, à Rio. Habillé à l’américaine, il porte sa couleur avec fierté. Il est contre les quotas, « un système qui continue à enfermer la communauté noire dans la dépendance. On va encore dire : regardez, ils sont incapables de réussir par eux-mêmes, ce sont des assistés ! C’est tout le système éducatif qu’il faut changer. Si j’ai pu passer le vestibular, c’est grâce aux cours donnés par des volontaires dans la favela. Le niveau de l’école élémentaire est trop mauvais, les élèves n’ont pas le niveau pour entrer à l’université. » En effet, le vestibular est un examen de haut niveau que les riches peuvent préparer grâce à des classes préparatoires hors de prix. Alex a eu la chance de fréquenter une école privée où il était le seul enfant de couleur. Aujourd’hui, il suit une formation de quatre ans pour devenir instituteur, qu’il a décrochée sans l’aide des quotas.
Le Congrès, encore entièrement composé de Blancs, doit bientôt examiner un « statut de l’égalité raciale », fixant des quotas pour les Noirs à la télévision, dans la publicité et la fonction publique, à un moment où les choses semblent commencer à bouger pour la communauté noire. « Depuis neuf ans, il y a des signes de changement », note Joachim Benedito Barbosa Gomes. Nommé juge du Tribunal suprême fédéral par Lula en mai 2003, il est, à 48 ans, le premier Noir à siéger à la plus haute cour de justice du pays depuis sa création en 1829. « Être nommé ministre d’État, c’est bien, mais c’est provisoire. Être nommé juge au STF, c’est pour la vie. La société brésilienne va devoir s’habituer à voir quelqu’un comme moi pendant encore vingt-deux ans si ma santé me le permet ! » L’évolution a commencé dans la publicité, qui a fait appel à des comédiens de couleur. Puis, juste avant la nomination du juge Barbosa, Heraldo Pereira est devenu le premier Noir à présenter le Journal national de 20 heures. Aujourd’hui, Tais Araujo, jeune actrice noire de 25 ans, tient le premier rôle d’une telenovela (feuilleton populaire) de la Globo, la chaîne la plus regardée du pays. « Le débat sur la discrimination positive bat son plein, ajoute Joachim Benedito Barbosa Gomes. J’ai d’ailleurs été le premier à écrire un manuel de droit sur la discrimination positive et ses enjeux aux États-Unis, destiné à la classe juridique brésilienne. »
Alex, à son niveau, observe la même chose. « J’ai l’impression qu’il y a un peu moins de discrimination, que les Noirs sont entrés dans la société. Bien sûr, moi-même, je subis parfois le racisme au quotidien, mais je ne suis jamais arrogant ou agressif, je m’arrange pour que ce soit ceux qui m’insultent qui se sentent mal. J’essaie de m’intégrer de la meilleure façon qui soit. De toute façon, tant qu’il y aura des Noirs et des Blancs, le racisme ne disparaîtra pas. » Et les quotas n’y pourront rien changer.
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