Comment faire parler les morts

L’Institut médico-légal de Paris réalise des autopsies dans le cadre d’enquêtes de police ou afin de déterminer l’identité de personnes décédées.

Publié le 17 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

«Dans les réceptions où je suis conviée, le mot « morgue » me gêne lorsqu’on me demande où je travaille, car il évoque aux autres le sang, Dracula, l’horreur. Il est parfois difficile de subir les regards, les sourires entendus ou les airs horrifiés. J’ai du mal à m’y faire », confie le professeur Dominique Lecomte, directrice de l’Institut médico-légal de Paris (IML). Elle s’en explique longuement dans Quai des ombres(*), un livre très émouvant où elle raconte son quotidien avec la mort.
On ne connaît de l’Institut, popularisé par les films policiers et les romans noirs, que ce que l’on en voit le long du pont d’Austerlitz. Une austère bâtisse de briques rouges brunies par le temps, coincée entre la Seine et la rampe du métro aérien. Quai de la Râpée, pour les initiés. Un lieu enténébré par toutes sortes de fantasmes.
Car, en France, tout ce qui est associé à la mort fait peur ou révulse. Depuis toujours. « La morgue est ingénieusement sinistre », disait Victor Hugo, lorsque celle-ci était encore située sur l’île de la Cité à Paris. C’est d’ailleurs parce qu’elle gênait les riverains qu’elle a été déplacée dans le 12e arrondissement, loin des splendeurs gothiques de Notre-Dame.
C’est à l’Institut médico-légal que sont examinés les gens dont la vie s’est interrompue brutalement. Les victimes de mort inexpliquée, naturelle ou violente. On y transporte tous les sujets décédés dans des lieux publics, ceux qui sont retrouvés morts sans identité connue et ceux qui sont envoyés par les services judiciaires, parce qu’ils sont justiciables d’une expertise médico-légale. Chaque année, trois mille deux cents cadavres, une moyenne de neuf par jour, sont autopsiés à l’Institut.
Une fois la porte d’entrée franchie, l’IML perd son caractère austère. Dans le hall d’accueil jalonné de bustes d’éminents médecins légistes disparus, des fauteuils bleus adoucissent l’ambiance, tandis que le bois du parquet réchauffe les murs blancs. À travers les vitres des portes-fenêtres, on peut apercevoir un petit patio fleuri et sa fontaine. Dans le hall, sept hôtesses assurent l’accueil des familles de sujets décédés. Elles les réconfortent et leur prêtent une oreille attentive.
Et c’est dans ce sanctuaire de 2 000 m2 que le professeur Dominique Lecomte, une élégante femme blonde au regard bleu extraordinairement clair, exerce le métier si particulier, et pas toujours bien compris, de médecin légiste. Elle reçoit dans son bureau, une pièce spacieuse et lumineuse qui donne sur la Seine. À travers la fenêtre, on voit des péniches fendre paresseusement les eaux grises du fleuve. « Les voir passer me détend », confie-t-elle en s’installant confortablement dans son fauteuil. « Pour moi, l’Institut est un lieu de travail comme un autre, poursuit-elle en déplaçant de gros dossiers jaunes. C’est comme si j’entrais dans un hôpital, sauf que c’est un hôpital de sujets morts. » Ces sujets morts qu’elle considère comme des « patients silencieux », Dominique Lecomte les fait parler depuis près de vingt ans.
Des « patients » de toutes origines, de tous âges et de tous milieux sociaux dont le destin se brise de façon soudaine. Un homme qui meurt brutalement en se rasant et qui arrive à l’Institut avec la moitié du visage encore recouverte de savon à barbe, une femme étranglée par le client à qui elle faisait visiter un appartement à vendre, un clochard poignardé pour un os à moelle, un noyé repêché dans un canal, un nourrisson retrouvé dans un sac poubelle ou encore une étudiante découverte sans vie dans sa chambre universitaire. Parfois, le cadavre arrive dans des conditions incongrues. Comme ce congélateur débarqué à l’Institut parce qu’il contenait un corps. Il a fallu plus de trois jours de décongélation pour en extraire les « morceaux » du cadavre d’une femme.
La mission du médecin légiste consiste à déterminer les causes de la mort. Grâce aux lésions ou aux traces de violence décelables sur le cadavre, il peut reconstruire ses derniers instants de vie. Le professeur Lecomte travaille avec quatre instruments : une pince, un scalpel à lames jetables, une paire de ciseaux et un couteau. « C’est un travail très minutieux, qui demande beaucoup de rigueur et une très fine qualité d’observation. Il requiert aussi une grande humilité dans le diagnostic, un peu de « flair » et, surtout, une longue pratique », explique Dominique Lecomte. De la pratique, cette femme énergique et au fort caractère en a assurément. Des autopsies, elle en a pratiqué près de quinze mille ! Quant à ce « flair » auquel elle fait référence, c’est prendre l’initiative de chercher derrière les apparences, pour aller au-delà de ce qui semble une évidence. Tel le cas de cette femme dont le mari soutenait qu’elle s’était suicidée en s’étranglant avec une corde à linge. Bien qu’aucune lésion externe due à un acte de violence n’ait été décelée sur le corps, le cas restait suspect. En effet, le lien qui encerclait le cou de la victime était noué par cinq noeuds très serrés, superposés au niveau de la nuque. Ce qui laissait supposer qu’elle ne pouvait s’être étranglée seule. En pratiquant l’autopsie, le professeur Lecomte découvre dans le dos et sur le bras des hématomes très profonds qui n’étaient pas visibles à l’examen externe. Ces hématomes évoquaient les traces d’un maintien forcé et orientaient vers la piste criminelle. « Nous cherchons le moindre indice pour faire parler un corps, car avant de conclure et d’affirmer, il faut comprendre », précise la directrice de l’Institut.
En effet, le légiste ne peut se contenter d’hypothèses. Car être au service des morts, c’est aussi collaborer étroitement avec les représentants de la justice. Magistrat et médecin légiste sont dans une relation de complémentarité qui doit s’exercer tout au long de la procédure. Le médecin est là pour éclairer le magistrat dans un domaine technique, en apportant ses connaissances médicales sur un point précis du dossier. En toute impartialité. Il ne peut conclure que sur des certitudes, car c’est le rapport d’autopsie qui conditionne la suite de la procédure. S’il conclut à une mort naturelle, la procédure s’arrête. S’il conclut, au contraire, à un homicide ou simplement à une mort hautement suspecte, la garde à vue du présumé coupable se prolonge et une enquête approfondie démarre, avec des répercussions sur l’entourage de la victime. « La relation avec le magistrat est invariable : il pose des questions, nous devons y répondre avec précision, en veillant à utiliser un langage accessible, c’est-à-dire dépourvu de termes médicaux non expliqués. L’enquête apporte un élément nouveau, il faut vérifier si celui-ci est compatible avec les constatations médico-légales », indique Dominique Lecomte. Ainsi, la seule expertise du légiste suffit à soulever le doute là où l’enquête préliminaire semblait simple, trop simple.
De l’avis de la spécialiste, c’est dans le cas de corps difficiles à identifier, comme par exemple ceux des victimes d’accidents d’avion, que le métier se révèle le plus ingrat. Lorsque le corps est très abîmé ou calciné, il faut alors chercher des détails particuliers. Des lésions osseuses anciennes, des traces d’intervention chirurgicale, une prothèse de la hanche… Grâce à l’examen des maxillaires, on peut détecter d’éventuels travaux dentaires ; avec un os entier, on évalue la taille de l’individu, et en observant l’état du système vasculaire et de la colonne vertébrale on peut approcher l’âge du sujet. Un travail d’identification particulièrement éprouvant qui peut durer plusieurs semaines.
Mais la médecine légale peut aussi se révéler une aide précieuse pour la famille du défunt. Face à la mort subite de quelqu’un de très jeune, elle peut les apaiser en leur révélant la pathologie qui a causé le décès de l’être cher, et leur permettre ainsi d’amorcer le travail de deuil. Parfois même, elle sauve une vie. Chez une fillette morte dans son lit sans cause apparente, Dominique Lecomte diagnostique une gastro-entérite majeure. Grâce à l’analyse des prélèvements, sa petite soeur hospitalisée quelques jours plus tard avec les mêmes symptômes sera rapidement traitée. Et sauvée.
Si après toutes ces années au service des défunts le professeur Lecomte a appris à se « blinder », elle ne s’habitue pas pour autant à la mort : « La mort, c’est la fin du parcours. Et c’est à travers mes gestes professionnels au quotidien et la connaissance que j’en ai que je respecte et apprécie la vie plus que quiconque. »

* Quai des ombres. Vingt ans au service des morts, Dominique Lecomte, Fayard, Paris, 2003.

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